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Déterminer la réalité

Ariel Fatiman & Avgoustos Prolegomenon

 

 

1. D’un sentiment d’irréalité


La réalité est cette chose en dur contre laquelle on se heurte : un monde déjà-là qui nous fait face obstinément. Et pourtant. Chacun a pu éprouver dans son existence ce sentiment d’irréalité, lorsqu’un doute s’installe, quand l’évidence se perd. Le sentiment qu’au cœur de cette prétendue réalité si pleine d’elle-même, si dure et si robuste qu’elle se présente à toute volonté comme un mur de granit, subsiste une incertitude, une hésitation, un scintillement qui renvoie tout le reste au néant. Ce sentiment d’irréalité de la réalité-qui-va-de-soi est la sensation profonde que l’immédiateté du réel, du déjà-là, s’est évanouie. Qu’elle a été engloutie par le surgissement d’un bref moment de vérité qui affecte tout le réel : un amour, une émeute, une vive émotion, le passage d’une pensée pratique. Ce sentiment fait brusquement basculer tout un monde du côté de l’apparence, il en dénonce l’absence de fondement, l’inachèvement au regard du but.

Cette réalité qui surgit en renvoyant au néant le déjà-là, ce-qui-va-de-soi, est comme le visage aimé, sans cesse changeant. Cette réalité est l’affleurement du vrai dans le mouvement d’une puissante négativité bouleversant le cours uniforme des être-là. Cette réalité est le contraire du fleuve qui coule sans fin, elle dévaste le flux monotone de cette vie de lémure ; elle est un point de contact avec la détermination complète d’une pensée, avec sa vérité. Tous ceux qui connaissent dans leur chair ce que je viens d’évoquer, savent qu’il y a dans la réalité, dans sa vérification pratique, une charge contre ce monde qui n’a pas encore explosé. Poser des jalons pour penser et agir au-delà des lignes ennemies, c’est d’abord fonder dans la théorie ce sentiment diffus par une critique serrée de la réalité. Et au bout du chemin : faire de la détermination pratique de la réalité, le projet révolutionnaire.

 

2. Préparatifs pour l’ascension
 

C’est donc de théorie qu’il s’agit. De la théorie en terrain ennemi, comme on traverse des contrées hostiles les armes à la main. Où l’on se bat au nom de la réalité contre les dragons de la philosophie en employant les fragments de pensée fabriqués à la hâte par les insurgés des quinze dernières années et des bouts mal définis de ce qui persiste et insiste des révolutions passées.

La théorie est une offensive pour discipliner les mots et la pensée en forgeant un projet qui vise au-delà du présent, ce présent haï, intenable, réfrigérant, vain, mortifère, tout en conservant près de soi ce présent, en le niant. Rien n’est au-delà, rien. Tout le devenir contient dans sa négation. 

La théorie, c’est pénible pour tout le monde. C’est pénible à lire et à faire. Difficile à fabriquer, la théorie réussit encore plus rarement.

La théorie réclame de savoir où l’on va tout en sachant que ce sont les mots qui vont nous y conduire. Ils ont leurs lignes de force, ils s’entrechoquent, ils s’opposent. Chaque mot a sa pente, il conduit la pensée quelque part. Mais est-ce là où je voulais aller ? Au bout de chaque pente, face à chaque bifurcation, le doute revient. La pensée s’enlise. Une conversation commence – pour laquelle comme on sait, il faut au moins être deux – elle explore les tenants et les aboutissants d’un argument et les compare à l’endroit où l’on veut se rendre. Des évènements surviennent appuyant ou invalidant un argument. Ces conversations spéculatives durent des mois et des années : analyser, discuter, écrire, discuter, analyser, écrire…

Toute la théorie développée ici consiste à déplacer l’idée de Cieszkowski d’une fin de l’histoire dans la réalité. Où la réalité est la réalisation pratique de la pensée, sa fin, et où la réalisation pratique de la pensée, la réalité, est le but. 

L’entrée dans cette théorie commence par une ascension exigeante. C’est un Everest. C’est comme marcher sur un chemin de plus en plus étroit, escarpé, encombré de rochers, quand l’oxygène se raréfie. Les sommets intermédiaires s’appellent Kant, Hegel, Cieszkowski. Le Kant des Prolégomènes à toute métaphysique future ; le Hegel de la Science de la Logique dans sa traduction en « français intelligible » ; le Cieszkowski des Prolégomènes à l’historiosophie. Kant est lu ; Hegel délaissé, réputé trop difficile ; Cieszkowski oublié. On pourrait aussi évoquer Existence et réalité (pour commencer) de l’Observatoire de Téléologie, le Discours sur le peu de réalité d’André Breton et les Thèses sur Feuerbach de Karl Marx. La théorie de la détermination de la réalité est un dépassement de ces pensées.

La théorie de la réalité n’est pas une négation de la réalité, elle s’arrête au seuil de l’action. Elle désigne. Elle indique ce qui pourrait être après avoir réduit à coups de machette la forêt de ce qui ne sera pas. Elle fait signe au cœur, à l’esprit, à la volonté et au courage. Elle appelle à concentrer les forces, à aiguillonner la pensée, pour un assaut pratique. La réalité est la suppression de la théorie.

A l’issue de l’ascension, le paysage s’ouvre sur l’inconnu. La détermination de la réalité est désormais le seul projet révolutionnaire. De petites touches, quelques briques, un ou deux pavés esquissent ce projet. Actuellement, il n’y a pas d’autres voies que celle franchissant l’Everest pour atteindre ce paysage inconnu.

 

3. La réalité comme détermination pratique


Dans la conception commune, la réalité est un donné, une positivité dont l’existence est présupposée, comme fixée par avance. Quelque chose est déjà-là dont on constate l’existence. Et en fin de compte, c’est assez simple : l’ensemble des choses existantes constitue la réalité.

Cette conception de la réalité est tout à fait conforme à celle que Kant a exposée il y a deux siècles. Elle suit un double mouvement. Dans un premier temps, Kant a rendu la réalité fondamentalement extérieure à l’humain, en posant une frontière infranchissable entre la connaissance d’une chose et la réalité de cette chose. En faisant de la réalité en soi quelque chose d’inconnaissable et d’inaccessible, Kant a ensuite réduit la réalité à la connaissance des phénomènes. Les choses n’existent pour nous que dans la mesure où elles sont constatées par l’observation. Ainsi nous ne faisons pas de différence entre l’observation de la réalité et la réalité elle-même ; ou plutôt si nous en faisons une c’est pour considérer que le seul accès à la réalité réside dans l’observation des phénomènes. Or, comme ce qui résulte de l’observation ce sont des faits, la réalité – réduite à la part connaissable de la réalité – ne se conçoit plus que dans un rapport d’observation où les faits observés valent pour les choses existantes. La réalité en vient à être considérée comme une collection de faits auxquels on ne peut accéder que passivement, par l’observation.

Cette théorie de la réalité suppose que la réalité est une positivité, et qu’elle constitue un en soi inaccessible dont nous ne pouvons connaitre que l’écume que sont les phénomènes, ce qui la tient hors de portée de la volonté humaine et donc de l’action. Ce dernier point était essentiel pour le protestant Kant qui réservait le domaine de la chose en soi à la volonté divine. Cette théorie religieuse de la réalité a encouragé une forme de quiétisme et de passivité face au monde, dont découle une large part du développement des sciences et de l’information moderne.

Hegel, le théoricien de la révolution française, est celui qui dans toute sa philosophie a contesté la réalité déjà-là, éternelle et infinie que présuppose Kant. Hegel refuse l’interdit posé par Kant sur la connaissance de la chose en soi. Pour Hegel, la pensée détermine la chose en soi et pour soi. La critique de la chose en soi de Kant est la suivante. L’être en soi est l’être qui existe en dehors de toute détermination, il est donc parfaitement indéterminé, il est la possibilité de toutes les déterminations. Comme c’est un être n’ayant aucune détermination, en tant que tel il est aussi le néant. Ainsi, l’être indéterminé n’est que l’autre nom du néant, du non-être. Aussi la réalité en soi dont parle Kant est en réalité connaissable : c’est un pur néant, un non-être, l’absence de toute détermination, la possibilité de toutes les déterminations. A partir de là, Hegel construit une théorie de la détermination où il esquisse une pensée de la réalité.

On ne trouve cependant aucune théorie de la réalité chez Hegel. Mais cette notion apparait dans sa théorie de la détermination à plusieurs reprises. Deux définitions de la réalité y sont en relation dialectique, et correspondent aux différents stades de détermination de l’être. Chaque détermination engendre une réalité, la seconde étant la négation de la première. In fine, la « réalité véritable », comme il l’appelle parfois, est le résultat d’une double détermination et d’une double négation conjointe. La première détermination est voilée sous l’apparence de l’immédiateté du réel : l’être-là existe, mais il n’existe qu’en tant que négation du non-être. La seconde détermination est le passage de l’être-là à l’être en soi, elle résulte de la négation de ce qui définit l’être-là, la négation de sa limite.

Selon la première détermination, la réalité est l’être déterminé, c’est-à-dire ayant une qualité, qui s’oppose au néant de l’indétermination. C’est de l’immédiateté du réel dont il est question ici, c’est-à-dire de la détermination par laquelle l’être vient à l’existence : de ce qui constitue la présence d’un être-là. Cette réalité est communément considérée comme une stricte positivité à laquelle la négation n’aurait nulle part. Or comme le démontre Hegel, c’est aussi bien la négation de ce qu’il n’est pas qui définit l’être-là. L’être-là est ce quelque chose qui existe plutôt qu’autre chose. Aussi l’être-là n’existe qu’en déterminant ce qu’il n’est pas : un être-autre. Et l’être-autre est la négation de l’être-là. Ceci n’est pas une simple figure de rhétorique, mais une critique radicale de Kant qui pose l’enjeu de la limite. La figure de la limite détermine l’être-là à la fois par ce qu’il est et par ce qu’il n’est pas. Quelque chose n’est ce qu’il est que dans sa limite et par sa limite. Dans cette première détermination, la réalité est ce quelque chose qui se présente comme une positivité, comme une extériorité, comme un être-là se distinguant d’un être-autre. L’être-là apparait de manière immédiate car la médiation de la négation – du non-être qui enveloppe l’être-là – y est voilée. Pourtant, la réalité de l’être-là résulte déjà d’une première détermination.

Mais la réalité de l’être-là est encore trop pauvre pour prétendre incarner une réalité pleine et entière. Car l’être-là n’a qu’une existence contingente et définie par la limite, par le manque en tant que manque de quelque chose. La détermination véritable ou « déterminité affirmative » selon Hegel est la négation de l’être-là, son passage dans l’être en soi qui résulte d’une négation de la négation. Le manque ou la limite, constitutifs de l’être-là, sont alors pris pour objet par la pensée. Il s’agit pour l’être de transporter la limite, de l’extériorité qu’elle a, au-dedans de lui-même. Ainsi, tandis qu’en tant que limite la négation restait extérieure à l’être-là dans l’être-autre, la négation de la limite est le mouvement d’aller au delà de l’être-autre et de faire retour en soi-même. La négation de la limite ramène la relation négative avec l’être-autre à une relation intérieure de l’être, à une relation à soi. La négation est posée comme une intériorité de l’être. La différence entre l’être et la négation est posée dans l’être. La tension entre l’idée de l’être et l’être, l’une étant la négation de l’autre, devient constitutive de l’être en soi. Ainsi l’être se détermine dans un mouvement de double négation, l’être-là est d’abord la négation du néant, la détermination de l’indéterminé ; puis la limite constitutive de l’être-là est niée à son tour, prise pour objet par la pensée et par l’action. C’est pourquoi, dit Hegel, il était nécessaire que la réalité [de l’être-là] passât dans la négation ; par là elle rend manifeste son fondement et son essence. 

Cependant, l’être qui a commencé à se déterminer comme être en soi, n’a encore que la valeur d’une possibilité, laquelle peut être aussi bien que ne pas être. Ainsi en est-il d’une promesse, d’une intention, d’un plan après qu’ils aient été posés. « Lorsqu’on dit de pensées, de concepts, de théories qu’ils n’ont aucune réalité, cela signifie qu’aucune effectivité ne leur appartient. » Autrement dit, l’être peut se révéler sans fondement, ou n’avoir son fondement qu’hors de lui-même. Ainsi un Etat ou l’économie peuvent bien exister mais ces êtres sont sans vérité, sans fondement, car leur concept et la réalité qu’ils désignent ne correspondent pas l’un à l’autre. Certains existants n’ont pas de vérité, soit parce qu’ils sont sans fondement, et qu’ils ne sont que des apparences qui valent pour d’autres êtres comme pour les exemples précédents, soit parce qu’ils sont encore à l’état inachevé ou inaccompli comme le sont les humains, ou la totalité. C’est encore le manque qui gouverne ces êtres.

En ce sens, si l’on suit le raisonnement de Hegel, la réalité de quelque-chose est que ce quelque-chose se comporte « conformément » à sa détermination essentielle. La réalité se définit alors comme « l’accord » de la pensée de l’être et de l’être effectif ; la réalité est la vérité de l’être existant selon son concept. Ainsi, depuis Hegel, la réalité n’est plus définie comme une positivité mais, au contraire, comme l’aboutissement d’un mouvement de détermination de la pensée et de l’être, qui est aussi un mouvement de négation de la pensée et de l’être. Pour paraphraser Hegel affirmant « la négation est  le véritable réel », la détermination est le véritable réel [1]. 

Hegel en s’opposant à Kant a posé – non sans quelques tergiversations – les bases d’une théorie de réalité dans la Science de la logique (qui décrit le mouvement de la pensée dans sa totalité). Mais il manque à son exposé théorique d’envisager toutes les conséquences de cette conception radicalement nouvelle de la réalité. Pour résumer, l’enjeu théorique de la critique est de penser l’« accord », la « correspondance », la « conformité » entre l’être et la pensée – qui est la marque de la réalité – comme un résultat pratique.

Dans ses Prolégomènes à l’historiosophie, Cieszkowski remet la théorie de Hegel sur ses pieds : il fait de la pratique, en lieu et place de la conscience, le terme et l’aboutissement du mouvement de la pensée. La fin de la pensée n’a pas lieu dans la tête du philosophe, dans sa conscience théorique du concept, mais dans la réalisation pratique de la pensée hors de la conscience, en tant que détermination pratique. Si le devenir de cette idée célèbre nous est familier à travers la version qu’en a donnée Marx, on connait moins sa démonstration, et ses implications directes sur la conception de la réalité.

« Hegel a seulement conduit l’esprit jusqu’à l’en-soi et le pour-soi [du concept] (…). [Or] le en-soi et le pour-soi ne trouvent leur pleine vérité que dans le hors-de-soi (…) En effet, le hors-de-soi signifie produire hors-de-soi sans pour autant s’aliéner, donc nullement sortir de soi ni même rester en dehors-de-soi. Aussi bien, le hors-de-soi est d’abord le résultat de l’en-soi et du pour-soi, l’unité substantielle et permanente de ces prémisses qui, en face d’elle, ne sont elles-mêmes que des abstractions ; néanmoins le hors-de-soi ne les exclue nullement de lui-même et n’en fait pas abstraction. Le hors-de-soi se réfléchit également, comme troisième sphère, dans le cours normal de la pensée et, par suite, la raison spéculative, en tant qu’elle est cette troisième étape, n’est pas seulement une pensée en-soi et pour-soi, mais une pensée hors-de-soi en général – ce qui fait de la pensée, une pensée réellement active, ou active par elle-même. » (je souligne)

L’action réalise l’unité pratique de l’être et de la pensée. Le hors-de-soi qui se réalise sans sortir de soi est le résultat pratique de « l’unité substantielle et permanente de l’en-soi et du pour-soi ». C’est le moment où se fonde une « pensée réellement active, ou active par elle-même », autrement dit une réalité. Le hors-de-soi est le moment où la pensée se porte hors de la conscience, mais sans sortir d’elle-même, et se donne une détermination pratique. Ainsi l’acte est le moment où la pensée revient à l’être, où la pensée arrive à son terme, et où l’être et la pensée disparaissent dans leur unité pratique. L’acte réalise ce passage de la vérité théorique d’une pensée à une réalité déterminée, et ce passage reconfigure toute l’existence [2].

Dans la réalité pratique, la dualité de l’être et de la pensée qui est née de la détermination de l’être en soi est à son tour supprimée. La tension interne entre l’être et la négation intérieure à l’être (l’idée), qui était le moteur du devenir de l’être en soi, de son passage (infini) dans un autre être, est niée à son tour. L’intériorité de la pensée, comme négation de l’être, qui caractérisait l’être en soi est supprimée en tant qu’intériorité de quelque chose, et en tant que négation. Tandis que l’être, en tant qu’être-autre de la pensée, est également supprimé pour devenir l’être même de la pensée. Il en résulte que l’être et la pensée sont supprimés tous deux dans l’identité de l’être et de la pensée qui s’accomplit dans le moment de la réalisation pratique. L’être est alors réalisé en soi et pour soi, mais hors de soi. Ainsi, la notion insuffisante du simple « accord » ou de la « correspondance » entre pensée de l’être et être de la pensée qui marquait chez Hegel l’accomplissement de la pensée est critiquée par Cieszkowski lequel définit un troisième moment de la détermination qui au lieu de fonder l’être dans le concept le fonde dans la réalité. La réalité, en tant que résultat, est la réalisation pratique de la pensée, son devenir vrai, la fin de son mouvement.

Que la réalité soit le résultat d’un triple mouvement de détermination, qu’elle soit médiatisée, et non pas une positivité, est un changement radical de perspective. Il implique que la détermination pratique de la réalité peut être un but que se donnent les humains. « S’il faut réaliser les choses, les pensées, les vies, ce n’est pas pareil que si elles sont en préalable, si elles sont données par le ciel ou la matière. Si nous disons que le monde est réel, il faut le maintenir, il faut le conserver, si nous disons au contraire qu’il faut réaliser le monde, que le monde n’est rien en soi, que le monde est un projet, il faut le rendre complet, le faire devenir, l’achever, le vérifier pratiquement. »

 

4. D’un dédoublement de la pensée dans le mouvement de la réalisation pratique


Il n’y a pas à proprement parler d’observation de la réalité, un tel génitif est privé de sens. L’observation est partie prenante du mouvement de la réalité. Pour le dire autrement, il n’y a pas de réalité de la réalité où pourrait venir se loger une observation de la réalité. La réalité est ce mouvement pratique qui voit la pensée se porter hors-d’elle-même dans une détermination concrète où l’être et la pensée disparaissent. Au risque de repousser indéfiniment l’accomplissement de la réalité et de l’empêcher, il est impossible de ré-inclure la conscience dans le mouvement final de détermination de la pensée.

En effet, vouloir faire coïncider la conscience observante et la réalisation pratique, c’est poser une contradiction dans les termes. Si l’on pouvait former une conscience observante de la réalisation pratique, cela signifierait que la conscience se serait maintenue dans le moment de la réalisation pratique. Or la conscience ne peut à la fois se porter hors d’elle-même dans l’action et se maintenir en elle-même pour observer l’action. Le maintien de la conscience signifie seulement que la conscience ne s’est pas portée hors d’elle-même, que l’unité substantielle de la pensée et de l’être ne s’est pas produite, et donc, qu’aucune réalité n’est advenue. La conscience observante et la réalité sont deux formes antinomiques de la pensée. Malgré les apparences, il n’y a donc pas d’observation de la réalité. Il n’y a, pour reprendre les termes de Cieszkowski, que de la pensée qui s’aliène.

Il en résulte que vouloir faire coïncider le mouvement de réalisation pratique et la conscience de l’observateur, comme prétend le faire l’information, implique nécessairement un dédoublement de la pensée. Dans le cours de l’action, une part de la pensée échappe à la détermination pratique pour faire retour vers la conscience sous forme de faits.

Première remarque. Ce dédoublement de la pensée est d’abord le signe que la réalisation pratique de la pensée n’est pas entièrement achevée.

Deuxième remarque. Ce dédoublement est un redoublement des sujets entre le sujet de l’action et le sujet de l’observation. Dans l’évènement, ce dédoublement sépare les émeutiers ou les insurgés, des journalistes et de leurs lecteurs. Ces deux sujets génèrent dans l’évènement deux courants de pensée qui s’opposent : l’un visant à terminer la pensée consciente dans la réalisation pratique (la détermination pratique) ; l’autre visant à accroitre le territoire de la pensée consciente pour tenter, au mieux, d’y intégrer les conséquences du premier et, au pire, d’y maintenir et l’être et la pensée antérieurs aux actes, ce qui constitue la réaction la plus fréquente (le phénomène). 

Troisième remarque. Ce dédoublement s’effectue dans une succession temporelle ; l’observation des faits ne peut advenir qu’après l’accomplissement d’actes. Cette succession est niée par les journalistes qui font primer l’observation sur l’action. Ils envisagent alors l’histoire et les évènements comme une histoire des faits. En faisant primer le récit des faits sur les actes des insurgés, ils coupent l’histoire de ses finalités et de ses auteurs.

Quatrième remarque. La prolifération des faits, qui est la marque de ce dédoublement de la pensée, empêche sa réalisation pratique. Pour reprendre les termes de Hegel, le phénomène, en tant que fausse réflexion, se dresse contre la détermination pratique pour reconduire la dissociation de l’être et de la pensée, de manière infinie. Tandis que les actes s’appliquent à la réalisation pratique de la pensée, les faits freinent cette réalisation pratique, en aliénant de la pensée, en creusant un fossé de plus en plus grand entre la conscience et le mouvement de la pensée. Les faits fabriquent le devenir-étranger de la pensée, son éloignement de l’individu qui en est la source, son aliénation, son devenir-autre.

Aussi, la prolifération des faits dans l’information dominante a pour fonction de faire face aux assauts pratiques des révoltés en convertissant massivement les actes en faits. Cette étrange magie noire qui recouvre tous les assauts de négativité est une gigantesque usine du déni et de l’aliénation, dont le nom est presse, information, journalisme, médias, blogs et réseaux sociaux. Elle coupe court à toute tentative de vérification pratique en repliant les actions et leurs auteurs dans les cadres de pensée préexistants. C’est ainsi que les évènements négatifs apparaissent sur les écrans de la middle class. Par ce mouvement, la conscience tente de s’opposer à la détermination pratique qui constitue sa limite et sa fin. De la même manière, la middle class et son mégaphone planétaire, l’information dominante qui multiplie ses avatars sur l’internet, tentent de s’opposer aux offensives de détermination pratique qui constituent leur limite et leur fin.

 

5. Fragments pour un projet révolutionnaire


La guerre en cours

La guerre permanente que mène l’information dominante contre les offensives de vérification pratique a pour but la destruction de la réalité.

Le dogme qui conduit secrètement toutes les actions de l’information 24h/24 et 7j/7 s’énonce ainsi : au fond la réalité n’est qu’un ensemble de conventions qui concerne le monde, tandis que le monde est ce qui arrive. Ce mouvement infini du croire qu’Hegel appelait « la prière du matin moderne » s’oppose à tout accomplissement de la réalité et à toute vérité pratique.

L’information dominante prétend faire de son discours sur le monde l’alpha et l’oméga de la réalité. L’information, si l’on suit la manière dont elle se représente pour elle-même son activité, énonce la réalité du monde, de ce qui arrive, en considérant le monde comme une totalité entièrement extérieure à elle-même. 

La désignation d’une totalité, le monde, implique qu’il ne saurait exister un autre à cette totalité. Ainsi, du point de vue de l’information, il n’existe pas d’altérité. Car que pourrait-il y avoir hors du monde ?

Une réalité absolue et relative

En affirmant une réalité relative, l’information nie tout fondement à la réalité, qu’elle réduit à son propre discours changeant sur le monde. Communiquant sur un même évènement, l’information passe successivement d’une réalité A à une réalité B, puis à une réalité C, sans prévenir, sans justifier ces brusques changements de réalité. Pour autant, chaque jour, il n’y a qu’une seule réalité du monde. Aucune réalité B ne vient contredire une réalité A. L’information n’admet pas l’existence d’une réalité autre que celle qu’elle formule à un moment donné : la réalité qu’énonce l’information est aussi absolue. Pour l’information, la réalité du monde est absolue au moment de son énonciation mais relative dans le temps. Et on voit bien ici que du point de vue de l’information, la réalité est une construction conventionnelle tandis que le monde, en tant que totalité parfaitement séparée de l’information, est envisagé comme ce qui arrive. Ces caractéristiques de l’information éclairent mieux que toutes autres le sentiment croissant d’oppression des individus face à l’information dominante, et l’état de confusion permanente qui en résulte.

Les conditions de la croyance et la conversation quotidienne

Là où l’information médiatise le rapport au monde des individus, ce n’est plus par leur expérience propre que les individus prennent connaissance de la réalité. C’est à partir de ce qu’énonce l’information et de la manière dont cette énonciation est saisie et transformée dans la conversation quotidienne. Car la conversation quotidienne est le grand médiateur des réalités relatives ; c’est dans la conversation quotidienne que s’imposent les réalités relatives, c’est par la conversation qu’un ordre prend forme, s’actualise et se transforme. Ainsi, les individus ont à vivre dans une réalité mouvante et instable, à laquelle ils doivent se conformer chaque jour, qu’ils doivent suivre pour y survivre. En faisant se succéder des réalités relatives à un rythme de plus en plus rapide, l’information exerce sur les individus une tyrannie très spéciale.

L’obligation de croire et la dictature de l’information

Sous le règne de l’information, si le réel semble vaciller, la vérité aussi. Dans le rapport au monde instauré par les réalités relatives de l’information, c’est la vérité tout court qui finit par disparaitre. La vérité d’aujourd’hui semble n’être que le mensonge de demain, où triomphera une autre prétendue vérité. Il en résulte que la vérité est variable, changeante, sans fondement, mais qu’il faut y croire ! Nul ne saurait y déroger sous peine de marginalisation, de bannissement, de relégation voire d’annihilation. On ne compte plus dans l’information les menaces ouvertes ou larvées contre toute prise de parole non conforme à la sienne, et le chantage permanent à l’obéissance exercé sur des populations entières : si vous pensez, ou faites, autrement que ce que nous énonçons, vous serez mis au ban, détruits.

Le retour périodique dans le discours de l’information du terme d’« éradication » est emblématique de ce mouvement. Il révèle l’imposition d’un régime de terreur par l’Etat et l’information. Le terme d’éradication fonctionne comme une négation absolue de l’autre, comme un appel à sa destruction. Il désigne l’autre comme l’ennemi et appelle une communauté fantasmée à expurger l’autre, le différent. Celui-ci n’a pas droit à l’existence puisque l’altérité qu’il incarne ne peut exister dans l’information autrement que sous la figure du mal et de l’ennemi. L’autre n’existe pas dans l’information, il n’y a que de l’identique. Le terme d’éradication vise à déclencher un mouvement de purification de la communauté en excluant ceux qui ne pensent pas la même chose afin de refonder, dans et par la peur, un alignement des pensées entre l’information, l’Etat et l’opinion des individus.

C’est un ordre de la terreur qui s’instaure peu à peu avec la désignation quotidienne de l’autre à bannir et à combattre : le terroriste, celui qui n’est pas charlie, le musulman, le djihadiste, le casseur, le rom, le militant de l’ultra-gauche, le migrant, le chômeur, le banlieusard... C’est tous les jours que nous assistons à des campagnes menées au nom d’une réalité relative – c’est-à-dire conventionnelle – qui suggèrent à mots couverts, ou à voix haute, d’annihiler l’autre. La réalité relative appelle chaque jour son lot de sacrifices pour forger une nouvelle convention. C’est que l’information dans son fonctionnement actuel ne possède plus d’autre fondement pour convaincre que celui-là. Exclure l’autre, le non-conforme, est devenu le moyen pour l’information de dire et de faire croire à une réalité du monde.

C’est un changement d’époque. La nôtre : une époque de purges staliniennes (creusez le terme) permanentes dont la manifestation pratique la plus évidente est la destruction entière et complète des villes insurgées syriennes. Effacer toute trace d’opposition, toute trace de rébellion : rien n’a existé, rien n’existe, tout est relatif. Relatif à la parole de l’information au jour dit.

La dictature de l’information dominante apparaît désormais comme la synthèse et l’unité secrète de l’opposition historique de la bureaucratie stalinienne et de la presse démo-libérale.

L’information dominante et les Etats sont engagés dans une guerre de destruction massive de la réalité.


Ce qui arrive advient contre le monde

Pour saisir la réalité dans ce qu’elle est véritablement, c’est-à-dire une détermination de la pensée, il faut remettre la réalité sur ses pieds en inversant le rapport entre le monde et la réalité posé par le dogme de l’information dominante.

En premier lieu, la réalité n’est pas une simple détermination du monde comme si le monde était une unité toujours existante, c’est une détermination de la totalité qui ne présume pas de la nature de cette totalité a priori. En second lieu, la vérité est partie prenante de la réalité ; une réalité qui n’est pas vraie ne peut être, pour cette même raison, réelle.

Ainsi, c’est la proposition inverse de celle postulée par l’information qui est vraie : le monde est un tissu de conventions sur l’existant – une fiction qu’invente l’information au jour le jour – tandis que la réalité est ce qui est vrai. La réalité est le mouvement de la détermination pratique de la pensée et sa fin. La réalité prend forme dans ce qui arrive. Ce qui arrive advient contre le monde tel qu’il est. La réalité donne à voir l’absence de vérité et l’absence de fondement du monde existant. Le monde en tant que monde n’a aucune vérité, le monde n’est qu’un horizon ; il n’est qu’un édifice fragile d’hypothèses et de présupposés invérifiés.


Déterminer la réalité, le cœur du projet révolutionnaire 

L’affirmation du lien insécable entre réalité et vérité s’affirme comme le cœur de la pensée et de l’activité révolutionnaires, au moment où l’information et les Etats mènent une guerre de destruction de la réalité. Le lien entre réalité et vérité, autrement dit entre détermination de la réalité et vérification pratique, est désormais le centre de toute théorie et de toute pratique qui visent un débat sur la totalité.

La vérité comme nécessité existentielle

Contre la réalité relative de l’information, les actes négatifs ramènent la question de la vérité dans l’expérience des individus. Ils soumettent les hypothèses qui forment le monde au jugement de la vérification pratique. Les insurrections et plus encore les révolutions sont des moments où tout ce qui prétend à la réalité est mis à l’épreuve, où les insurgés tentent de fonder pratiquement une réalité. Dans la vérification pratique, la vérité s’affirme comme une nécessité existentielle de l’individu, qu’il recherche pour sa réalisation propre. Pour lui, cette vérité est la condition de la maîtrise de son existence et de son devenir. Par leurs pratiques négatives, les insurgés expérimentent le monde en tant qu’ensemble d’hypothèses, ils partent à la recherche d’une vérité, ils nient le rapport à la réalité instauré par l’information, ils spéculent sur le monde à haute voix dans des conversations singulières.

Spéculer à haute voix

La détermination de la totalité nécessite une détermination de la conversation. Tandis que la conversation quotidienne était le médiateur et le grand ordonnateur des réalités relatives de l’information, et donc l’instrument de la tyrannie, la conversation singulière est une négation de la conversation quotidienne, où s’affirme le projet de déterminer la réalité. Le débat ouvert par les actes négatifs laisse entrevoir un accomplissement potentiel pour l’être, le germe d’une détermination pratique à venir, mais qui reste à approfondir et à fonder. Le surgissement de la totalité en actes pose l’exigence d’une réalisation pratique et cherche à poser ses formes propres, singulières. Les humains du monde sont partis à la recherche du monde des humains, d’un monde où la détermination pratique du genre humain fasse sens. Ce sont ces questions ouvertes et béantes qui font que des humains éprouvent la nécessité de discuter entre eux et de s’assembler pour mener des conversations singulières.

La conversation singulière telle qu’elle surgit sous la forme d’assemblées de rues en Argentine, en Equateur, en Tunisie ou en Egypte, est toujours une double négation, dans le contenu et dans la forme, de l’information dominante. C’est d’abord le discours de l’information sur la réalité du monde et ce qu’il fait tenir (Etats et marchandises), qui est nié là où la conversation ne tient son origine et son contenu que de l’expérience directe des insurgés. Ensuite, la conversation singulière est une négation du rapport au monde institué par l’information dominante (et de la misère de la conversation ordinaire où de multiples récepteurs ne débattent que de ce qu’ils ont reçu d’un seul émetteur), négation dont la forme la plus fréquente est l’assemblée. Cette double négation de l’information dans la forme et le contenu ouvre un espace à la parole, à la pensée et aux débats. La conversation singulière est cet enchevêtrement singulier des pensées et des êtres explorant spéculativement une détermination théorique de la réalité, à laquelle il manque encore sa détermination pratique. C’est un contenu à la recherche d’une détermination, c’est une forme singulière en déploiement.

La réalité en tant que négation du monde : le monde est un conservatoire des possibles

Déterminer la réalité, c’est mettre fin au monde tel qu’il se présente : c’est le donner à voir pour ce qu’il est ; c’est le nier du point de vue de la totalité. Déterminer la réalité c’est mettre fin à ce monde en tant que totalité apparente. C’est aussi penser la fin de ce monde contre le catastrophisme qui est l’ultime théorie gestionnaire de ce monde. Il ne faut pas craindre la fin comme si elle était toujours une catastrophe. Au contraire, il s’agit de penser dans et par la fin de ce monde. N’envisager que les commencements à venir, c’est se condamner à errer sans fin dans les recommencements du même monde. Déterminer la réalité, c’est en finir avec les possibles du monde tel qu’il est. Le possible du monde ne subsiste pas à sa détermination. La détermination de la réalité est la négation des mondes possibles ; la détermination de la réalité n’est pas une actualisation des mondes possibles, leur continuation, mais leur suppression. Ce projet – déterminer la réalité – signe la fin d’une ontologie infinitiste des possibles, propagée par les promesses marchandes, où face aux possibles qui s’offrent à lui l’individu a toujours le choix de s’engager sur un chemin ou un autre de manière réversible, voire de revenir en arrière à sa guise, tout en conservant son indétermination. La vision infinitiste des possibles est le conservatoire de l’époque, le fondement des marchandises, où toute vérification pratique est repoussée à l’infini pour continuer à vivre dans l’impuissance de la possibilité absolue. Au fond, chacun sait que le conservatisme contemporain de la possibilité absolue est en vérité le déni de toute possibilité véritable (et donc le déni de toute réalité). 

La liberté de déterminer

Nier les limites pratiques, c’est nier les abstractions régnantes, l’Etat  comme représentation réifiée et éternisante de la totalité des individus (travestie sous le nom de peuple ou de nation), les marchandises comme horizon infinitiste de la conservation des possibles, l’information dominante comme instance de confiscation du débat. Cette négation nécessaire ne peut qu’émaner de la volonté de quelques individus de dépasser le manque lié au déploiement contrarié de leur être, de prendre ce manque pour objet et de faire de sa négation, la critique du monde existant. La négation de ce manque est la négation de la limite arbitraire posée à l’accomplissement de soi par le monde de l’information dominante, de l’Etat et des marchandises. Cette négation est l’affirmation de la liberté des humains à se déterminer et à déterminer la réalité ; c’est au fond la seule liberté pratique qui subsiste aujourd’hui, liberté qui est frappée partout d’illégalisme et combattue par les armes. Contre la marchandise qui sépare les individus, contre l’Etat qui les unit en les écrasant, contre l’information qui les plonge dans la fiction d’un monde et les tyrannise, toute réalisation de soi appelle une détermination de la réalité.

 

(Ariel Fatiman & Avgoustos Prolegomenon, décembre 2017)

[1] C’est sûrement une telle réalité que visait André Breton lorsqu’il posa le surréalisme, bien que le mot soit trompeur. Le surréalisme n’est ni la recherche d’une sur-réalité qui s’ajouterait à la réalité, ni un nouveau réalisme qui décrirait platement l’existant, c’est la mise au jour des mouvements de la pensée et de l’esprit qui façonnent les individus et qui désignent ce qu’il reste à réaliser.

[2] Selon Cieszkowski la philosophie et la conscience sont aujourd’hui justifiées « à ne plus reconnaitre la vérité comme simplement existante, mais à la déterminer [par l’action] en tant que réalité connue et voulue ». Il s’agit de « faire passer » une « vérité objective » connue théoriquement, dans la « réalité » ; de faire en sorte que « la réalité (…) se forge elle-même » ; d’élaborer une « réalité vraie ». Ainsi, Cieszkowski conclut par exemple sa brillante critique des spéculations de Fourrier en disant que bien que son système soit une « utopie en ce sens qu’il fait trop de concession à une réalité préconçue », « un pas important [y] a été fait en vue de développer la vérité organique au sein de la réalité » ; le système de Fourrier constituant « un moment significatif dans l’élaboration d’une réalité vraie » qui appartient à l’avenir. Même si certaines de ces formulations ne sont pas toujours exemptes de contradictions et de difficultés, elles explicitent une conception de la réalité qui s’écarte de l’a priori, du préconçu, du simplement existant, du déjà-là pour présenter la réalité comme une élaboration, une détermination de la vérité par la volonté et l’action, comme le développement d’une « vérité organique. »