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Insurrection au Kirghizistan en 2005

 

 

Quand surviennent les émeutes majeures au Kirghizistan en mars 2005, les informateurs dominants et l’opposition officielle kirghize sont tellement habités par une chimère médiatique, qu’ils ne voient l’insurrection qu’un peu tard pour eux, quand les émeutiers viennent piller jusqu’aux chaises sur lesquelles ils sont assis. Dans une période historique où les actes négatifs n’étaient plus traités par l’information dominante – en la matière, l’occultation finissant par se convertir en ignorance – il lui a été possible de construire un modèle d’évènement en simili négatif : la révolution de velours. Pour rappel, en octobre 2000, plusieurs jours de rassemblement pacifique aboutissent au remplacement du président serbe Slobodan Milosevic honnis de l’Occident par Vojislav Kostunica ; en novembre 2003 Mikheil Saakachvili ex-ministre de la justice en Géorgie prend le pouvoir selon le même scénario ; en novembre 2004 en Ukraine, est intronisé président, toujours selon le même procédé, le rocambolesque ex-premier ministre Viktor Ioutchenko. En mars 2005, la révolution de velours passait pour une révolution bien réelle, la série des succès rencontrés par l’information dominante accréditant l’idée d’une conjuration définitive de la négativité.

 C’est une tradition déjà ancienne pour l’information dominante d’appeler révolution ce qui n’est qu’un changement de gouvernement. Avec la révolution de velours, l’information dominante a créé la forme moderne des révolutions de palais, où elle provoque la chute d’un gouvernement tout en désignant le nouveau gestionnaire de l’Etat. La révolution de velours se construit sur un scénario générique très ennuyeux : à l’occasion d’élections nationales, des centaines puis des milliers de personnes se mobilisent et campent littéralement devant le parlement, contestant le résultat des élections. Fortement relayée et soutenue dans les médias locaux et étrangers, la mobilisation oblige le président en exercice à négocier son départ. Un représentant de l’opposition, désigné par l’information dominante parmi les gestionnaires en place, pour sa photogénie (naturelle ou fabriquée) et sa compétence bureaucratique, est alors intronisé par un coup d’Etat, validé ensuite par des élections en bonne et due forme. La révolution orange d’Ukraine est ainsi considérée comme la répétition de la révolution des roses de Géorgie, elle-même présentée comme une répétition de la révolution de velours de Serbie.

Toutes ces révolutions de pacotille ont un point commun : elles ont lieu dans des Etats issus de l’éclatement de l’Union Soviétique. Elles organisent la mise en scène par l’information dominante de l’arrivée de la démocratie dans des Etats sortant de l’obscurantisme communiste. Oeuvrant pour un idéal de démocratie par voie d’urnes et sous la tutelle d’une élite déjà en fonction, la révolution de velours est non violente, condition sine qua non de la conservation du mythe et du remplacement, pacifique forcément, des gestionnaires. Une structure étatique affaiblie, un chef du gouvernement corrompu et ayant perdu le soutien d’une partie de la bureaucratie, sont enfin les derniers critères favorables pour l’investissement de vastes ressources financières et logistiques, d’origine américaine en particulier, dans des ONG et des médias d’opposition échappant au contrôle du gouvernement établi. La révolution de velours se fonde donc sur le paradoxe d’un mouvement d’individus animés par un idéal démocratique mais entièrement manipulés et encadrés par l’information occidentale et des gouvernants étrangers.

 Le négatif faisant irruption au Kirghizistan va briser ce miroir où l’information dominante agissant se regardait agir, faisant saliver tous les croulants, séniles démocrates aux commandes des Etats occidentaux, qui croyaient aussi à ses prétentions historiques. Les insurgés du Khirgizistan révèlent le grotesque de l’appellation en surgissant dans les prémices d’une révolution de velours, ce modèle d’insurrection sans insurgés engendré et piloté par l’information dominante. Depuis Jalal-Abad, Och et Bichkek, ils renvoient les réveloursionnaires de Belgrade, Tbilissi et Kiev aux magasins d’accessoires dont ils étaient inconsidérément sortis. La révolution de velours, idéal middle class d’une révolte non-violente, est pulvérisée par les émeutiers kirghizes ; les émeutiers ouzbeks saccageront ce qu’il en reste.

 

1. Révolution de tulipes en bulbes : du 22 févier au 14 mars 2005

Le Kirghizistan est un petit Etat d’environ 5 millions d’habitants, bordé au nord par le Kazakhstan, au sud par la Chine et le Tadjikistan, et à l'ouest par l'Ouzbékistan. Situé à plus de trois mille mètres d’altitude en moyenne, le Kirghizistan se trouve à la jonction de deux grands systèmes montagneux, le Tian Shan et le Pamir Alaï. Ainsi les deux principales villes de l’Etat, Bichkek, la capitale au nord, et Och au sud (à proximité de Jalal-Abad) sont séparées par une importante chaîne de montagnes, la route les reliant étant impraticable en hiver et souvent fermée.

En cette fin d’hiver 2005, le comité électoral annonce la radiation pour corruption de sept candidats de l’opposition des listes électorales destinées au premier tour des élections législatives. La décision provoque rapidement une vague de protestations dans plusieurs villes du sud de l’Etat, d’où sont issus les ex-candidats. A Naryn le 22 février, 1 500 mécontents plantent des yourtes sur la route et bloquent la principale voie d’accès pour les marchandises venues de Chine. A Kochkorka et à Ton, les routes sont également coupées. Dans le même temps, à Ton, Aksy et Kerben, sont organisées des manifestations, limitées et encadrées. L’impossibilité de la circulation des marchandises, dans ce petit pays montagneux où les routes sont peu nombreuses et souvent inaccessibles en hiver, inquiète toutefois les gouvernements occidentaux (européen, russe et américain) qui y ont implanté des bases militaires. Aussi, bien que minimes, ces premières coupures de routes et manifestations sont perceptibles dès la fin février 2005 dans l’information dominante.

Il est en effet tout à fait remarquable que dès le 27 février 2005, premier jour des élections législatives au Kirghizistan, l’information dominante entonne sa rengaine, puisant ses sources dans le récit des trois précédentes révolutions de velours labellisées, posant un cadre d’interprétation préventif pour toute révolte qui pourrait survenir. Ainsi, un docte visionnaire de RFI envoyé spécial à Bichkek, se demande ce jour-là si les législatives de mars 2005 ne seraient pas le prélude à une « révolution non violente », qu’il imaginait plutôt pour les élections présidentielles d’octobre 2005, six mois plus tard. Pour lui, tous les « ingrédients » sont réunis : « l’intelligence de l’opposition », les « régulières remontrances de l’ambassadeur américain aux autorités kirghizes », la « présence des 200 observateurs de l’organisation de la sécurité et de la coopération en Europe (OSCE) » et des « organisations, américaines notamment » pour s’assurer du déroulement « libre et transparent » du scrutin. Se référant au mode opératoire de la révolution de velours promu par l’information dominante, il pense que ces ONG sont chargées « d’encourager des élections propres (...) [et surtout d’aider] financièrement et techniquement un puissant rassemblement d’ONG kirghizes (...), un mouvement étudiant, Kel Kel, aux étranges airs du Kmara géorgien ou du Pora Ukrainien, [venant] d’ailleurs de se créer. » Mais pourtant absente de ces scénarios, la négativité des émeutiers se chargera le mois suivant, de balayer ces organisations de démocrates en uniforme et leurs prétendus gestionnaires.

En ce 27 février le premier tour des élections législatives donne, sans surprise, un large avantage aux partisans du président en place, Askar Akaiev, autocrate confirmé depuis son arrivée au pouvoir lors de l’indépendance de l’Etat en 1991. A l’annonce des résultats le 1er mars, les coupures de routes se poursuivent : les routes de Och à Aravan, de Och à Kara-Su, de Naryn à Bichkek sont durablement bloquées par des yourtes. Face à ce mouvement qui semble s’étendre mais reste loin de la capitale, les premiers symptômes d’une révolution de velours sont alors clairement rendus visibles par l’information dominante. Le 4 mars, une manifestation de soutien à Kourmanbek Bakiev, candidat malheureux au premier tour des élections, est organisée à Jalal-Abad sa ville natale. Les 1 000 manifestants ont noué un cache-nez rose sur leur manteau. K. Bakiev a le profil type du leader d’une révolution de velours : président d’une coalition de neuf partis d’opposition, le Mouvement populaire du Kirghizistan, ancien premier ministre démis après avoir réprimé en 2002 dans le sang une manifestation dans la capitale, il est aussi l’homme le plus riche du Kirghizistan. Lyrique, par une phrase inspirée, « nous ferons plier A. Akaiev avant que n’éclosent les tulipes », il créé le signe de reconnaissance de ce qu’il souhaite être la révolution qui le mènera au pouvoir. Les journalistes de l’information dominante se saisissent de l’allégorie bulbeuse et la quatrième révolution de velours, celle des tulipes donc, semble en route.

Le 7 mars à Jalal-Abad, 3 000 manifestants rangés derrière K. Bakiev réclament la démission du président A. Akaiev et réoccupent les bureaux du gouvernement régional, qu’ils avaient déjà visité le 4. A Och, ce même jour, 300 personnes occupent un bâtiment administratif. A Naryn, la route vers la Chine est toujours coupée. Le 8 et le 9 mars, des manifestations ont lieu dans plusieurs villes du sud du pays. Le 11, à Jalal-Abad, 4 000 manifestants sont dispersés pour la première fois par la police et le 12 à Naryn, la manifestation est également réprimée et 30 personnes sont arrêtées. A ce stade, si l’information kirghize passe complètement sous silence ces diverses manifestations et coupures de routes, l’information dominante, étrangère, se préoccupe surtout du montage, complexe, de l’opération révolution de velours. Bien que peu offensifs, les manifestants ont occupé plusieurs sièges d’administrations locales ; les coupures de routes sont tenaces et se multiplient ; toutes les négociations avec des représentants du gouvernement échouent car les opposants présentent un front peu organisé, multiple et polyphonique. Alors que les principales villes du sud du pays (Och, Jalal-Abad, Naryn) sont le théâtre d’un mouvement d’opposition au gouvernement, le contrôle de l’ensemble du mouvement et sa coordination deviennent la principale inquiétude de l’information occidentale.

 

2. Kurultaï à Jalal-Abad : le 15 mars 2005

Le kurultaï qui a lieu à Jalal-Abad le 15 mars 2005, deux jours après que le second tour des législatives a confirmé la victoire du parti au pouvoir, constitue un point de rupture dans un mouvement jusque là encadré et prévisible. J’ose un parallèle un peu rapide pour la démonstration. A l’époque de Gengis Khan, le kurultaï était une réunion des armées et marquait le point de départ de toutes les guerres et les conquêtes. Assemblée générale de notables et de représentants locaux, il permettait également de désigner le khan suprême après le décès de son prédécesseur. A l’époque d’Askar Akaeiv qui a réactivé ces assemblées après l’indépendance du Kirghizistan, le kurultaï composé des représentants des différentes régions et ethnies du pays, a gardé une portée souveraine, mais est surtout un moyen de gestion folklorique que d’autres diraient, dans le vocable moderne des gestionnaires, participatif, permettant de mieux faire accepter des choix gouvernementaux ou internationaux par les kirghizes. L’assemblée qui se réunit le 15 mars à Jalal-Abad porte en elle ce double sens, du guerrier et du gestionnaire, dont l’ambiguïté va nourrir la négativité.

Réunissant des délégués désignés par les villes et les conseils villageois, et les principaux représentants de l’opposition du sud du pays, ce kurultaï est une tentative pour l’opposition de se positionner en porte-parole d’un mouvement qui se propage et tend à la dépasser. Hors des logiques de partis et de clans qui ne suffisent plus à encadrer les pauvres, ce kurultaï, par sa forme héritée, revêt une légitimité supérieure dans la représentation des individus, quitte à s’opposer à l’Etat. Car en élisant un nouveau représentant du peuple, Joussoupbek Jeenbekov, dont le bureau se trouve dans une grande yourte située face à l’administration locale, le kurultaï a créé une instance de décision à côté de la bureaucratie, ne la reconnaissant plus. De la yourte aux bureaux de l’administration, le chemin est court. La tension entre d’un côté la reprise en main publique du mouvement par les membres d’une opposition institutionnelle et de l’autre côté la négation de l’Etat dans sa forme la plus visible qu’est la bureaucratie prépare le surgissement de la critique pratique. Et si le kurultaï de Gengis Khan répondait à une solide organisation militaire tournée vers la conquête, celui du 15 mars à Jalal-Abad est déjà une cristallisation de l’aliénation, un dépassement de l’ennuyeuse routine des manifestations et de leurs prétextes, une brèche qui sera du reste, immédiatement approfondie.

 

3. Premiers saccages de bulbes à Jalal-Abad et Och : du 20 au 22 mars 2005

Le 20 mars à Jalal-Abad, 10 000 à 20 000 personnes manifestent contre le gouvernement. Beaucoup plus nombreux que lors des précédents jours, les manifestants sont aussi plus déterminés. Les bureaux de l’administration régionale sont pris d’assaut. Alors que les salariés encore présents fuient devant l’occupation, la police ouvre le feu faisant 6 blessés, repousse les manifestants et reprend le bâtiment. Dans le même temps, dans le but de libérer des prisonniers arrêtés lors des manifestations passées, 2 000 personnes convergent vers deux commissariats et les bombardent de cocktails Molotov. Un bus est incendié et utilisé comme bélier pour forcer les portes d’un des deux commissariats. Les policiers tirent à balles réelles, mais les assaillants finissent par incendier totalement les bureaux de police et libèrent tous les prisonniers. Les policiers fuient, les armes sont pillées. Forts de leur victoire, 700 à plusieurs milliers d’émeutiers reviennent alors en renfort pour prendre le bâtiment de l’administration régionale. Pressentant l'inconstance de ses troupes et l’échec d’un affrontement inégal, le chef de la police ordonne le retrait total du bâtiment. Les milliers d’insurgés organisent alors une haie d’honneur, ou plutôt du déshonneur, par laquelle passe toute la flicaille désarmée. Cette joyeuse haie de l’humiliation de l’uniforme garantit que les policiers laissent bien leurs armes derrière eux. De source policière, 4 flics auraient été lynchés à mort lors de l’offensive qui aurait fait 12 blessés dont 3 policiers. L’aéroport de Jalal-Abad est occupé et les pistes rendues impraticables. Premier coup fatal porté à la révolution des tulipes, la ville de Jalal-Abad appartient aux émeutiers. Cependant, l’émeute majeure de Jalal-Abad qui renverse le gouvernement local est rapidement récupérée dans le discours des crapules de l’opposition dont la ville est le fief. Ce sont eux désormais qui évoquent de façon incantatoire une révolution des tulipes et qui nient les saccages et les combats qui ont eu lieu ce 20 mars. L’information dominante les seconde en mettant en scène les multiples tables des négociations avec le président A. Akaiev, qui semble craindre que le bruit des émeutes de Jalal-Abad résonne à Bichkek la capitale.

A Och ce même jour, un affrontement similaire a lieu mais avec un succès moindre. Alors qu’il est occupé par les manifestants depuis le 18 mars, le bâtiment du gouvernement régional est pris d’assaut par la police qui le reprend après un combat qui fait officieusement 4 morts, plusieurs blessés et une soixantaine d’arrestations. Le 21 mars, alors que les rassemblements se poursuivent à Jalal-Abad et que les bureaux de plusieurs sièges de l’administration locale sont entre les mains d’émeutiers, à Talas notamment, le gouverneur en plein déni des affrontements de la veille, lance à Och les célébrations officielles du Nowruz, le nouvel an d’origine zoroastrienne fêté au Kirghizistan comme en Iran. Les 300 soldats qu’il convoque ne seront pas suffisants pour assurer le bon déroulement de ces défilés officiels. Plusieurs centaines de personnes s’affrontent à la police. En lieu et place des ennuyeuses festivités, une grande et véritable fête dont les émeutiers ont le secret oblige le gouverneur à prendre la fuite. Ses bureaux sont occupés et dévastés, tout comme les sièges de la police communale et régionale. 2 policiers trop zélés sont lynchés. A la fin du Nowruz et en cette nouvelle année, la ville est entre les mains des émeutiers.

C’est le moment que choisissent les représentants de l’opposition pour annoncer la fin du mouvement et l’organisation d’un grand meeting politique le 23 mars à Bichkek. Et on peut se demander à qui s’adressent les raclures de l’opposition : aux émeutiers, qu’elles croient pouvoir encadrer par leur posture paternaliste et menaçante ? A l’information occidentale, qui continue à filer la métaphore tulipienne ? A l’information nationale qui occulte toujours et diffame les émeutes dans le sud de l’Etat ? Car il est déjà trop tard pour sauver les apparences.

Concentrée sur les fêtes du Nouvel an, l’information kirghize ne peut cependant plus totalement occulter les évènements de Jalal-Abad et Och. Si elle en dissimule l’intensité, elle est néanmoins dans l’obligation de les diffamer pour mieux les circonscrire. En rattachant les émeutes majeures de Jalal-Abad et Och, deux villes situées dans la vallée de Fergana, à des mouvements islamistes et indépendantistes, elle trouve provisoirement le moyen d’être relayée par l’information dominante étrangère. Mais cette dernière en fidèle alliée des partis d’opposition, tout en ne niant pas l’origine islamiste du mouvement affichée par l’information kirghize, maintient sa version d’une révolution des tulipes, car le négatif n’a pas atteint la capitale. Si les gueux de Jalal-Abad et Och ont plutôt été favorisés par l’occultation des émeutes dans l’information kirghize, qui n’a pas pu organiser la récupération de l’événement, et par la mise au second plan dans l’information dominante de l’interprétation diffamante par l’islamisme, leur discours n’en est pas moins resté inaudible masqué par celui de la révolution de velours. L’approfondissement de la critique passera par une attaque frontale de l’Etat dans la capitale, qui explosera, en passant, les propositions middle class de l’information dominante.

 

4. Journées insurrectionnelles à Bichkek : du 23 au 26 mars 2005

Le 22 mars, le comité central électoral valide le résultat des élections. Face aux émeutes majeures de Jalal-Abad et de Och, sans porte-parole mais vociférantes, le président A. Akaiev adopte une position défensive. Le ministre de l’intérieur et le procureur sont remplacés respectivement par l’ancien chef de la police de Bichkek et par le responsable de la sécurité de la Présidence. Des barrages de police sont dressés sur la route reliant la capitale au sud de l’Etat afin de stopper l’arrivée redoutée des gueux de Jalal-Abad et Och. Le 23 mars enfin, une manifestation de 300 personnes en soutien d’un candidat de l’opposition est violemment réprimée à Bichkek. Mais malgré cette démonstration de force quelque peu démesurée, le gouvernement semble sérieusement ébranlé ; l’opposition fanfaronne dans les médias nationaux et étrangers. Pour eux, l’heure est venue du grand meeting populaire qui les portera tout naturellement au pouvoir.

Le 24 mars au matin, 5 000 individus armés de pierres et de bâtons, quittent un quartier périphérique de la ville en direction du palais présidentiel. En milieu de matinée, ils sont stoppés sur la place Ala Toor située à quelques rues du palais, par des groupes de militants soutenant le président, eux-mêmes soutenus par plusieurs cordons de policiers. S’engage alors un ballet chaotique au gré des combats entre les deux groupes. Rapidement, la manifestation initiale contre le gouvernement s’étoffe, rejointe par des habitants, et devient majoritaire dans la mêlée. Les pro-Akaiev quittent un terrain de bataille de moins en moins favorable et les manifestants affrontent la police en rangs. La police montée est envoyée en renfort et charge la manifestation. Plusieurs policiers sont jetés à terre et tabassés. Les cordons de police cèdent, les manifestants sont alors propulsés devant le siège de la présidence. Convaincus par une pluie de projectiles, les policiers en faction devant le palais se retirent ou se rallient. En fin de matinée, le palais présidentiel est envahi. On dénombre alors une trentaine de blessés dont plusieurs policiers. Le siège de la télévision d’Etat, qui avait occulté les émeutes majeures du sud de l’Etat, est occupé dans le même temps. C’est d’ailleurs là, à cet instant, que du point de vue des gestionnaires, tout aurait du s’arrêter, dans ce point culminant d’une manifestation portant au pouvoir des représentants de l’opposition.

Mais comme surpris par la rapidité de la prise du bâtiment, les gueux sont pris d’une rage féconde contre les marques du pouvoir. L’imprévu survient, le pillage commence. Tous les bureaux sont systématiquement dévastés. Téléphones, ordinateurs, livres, papiers, couvertures, vestes, matelas, miroirs, vases, bouteilles, tout est sorti, emporté, jeté par les fenêtres, donné, cassé, bu. « Je n’avais jamais vu de bureaucratie avant » précise un émeutier. En quelques heures, le pillage du palais présidentiel augure de la plus grande fête jamais donnée depuis longtemps à Bichkek. Le président A. Akaiev s’enfuit en hélicoptère.

D’abord prise au dépourvu, la crapulerie d’opposition organise son putsch avec la même frénésie que les pilleurs pillent désormais les commerces du centre ville, ne se satisfaisant pas d’un palais vide et dévasté et d’un président en fuite. K. Bakiev, crapule du sud, ancien premier ministre d’A. Akaiev et représentant les partis de l’opposition, fait un pacte avec Félix Koulov, crapule du nord aux multiples casquettes : ancien lieutenant général du KGB, ancien ministre de la sécurité nationale, ancien vice-président d’A. Akaiev et maire de Bichkek. Ce dernier, accusé de corruption par le gouvernement d’A. Akaiev purgeait depuis 2001 une peine de sept ans de détention, avant d’être sorti de prison à la faveur de l’attaque des émeutiers sur le bâtiment. La télévision nationale qui n’a été ni détruite ni pillée, reste sous le contrôle de l’Etat, où les K. Bakiev et consorts appellent au calme, sans succès. En fin d’après-midi, le parlement regroupant des députés et des sénateurs issus de l’élection tant contestée, désormais soudés par la peur de la révolte, confient les fonctions de gouvernement au conseil de coordination d’unité nationale créé par l’opposition et présidé par K. Bakiev. Plus tard, le même K. Bakiev est désigné président et premier ministre par intérim, et F. Koulov, chef des forces de sécurité, poste qu’il avait déjà occupé par le passé. Pendant ce temps dans la ville, le goût et la pratique du pillage se sont propagés à des émeutiers toujours plus nombreux. Le principal supermarché et tous les magasins du centre ville sont mis à sac, vidés, retournés. Un campement est improvisé sur la place Ala Toor. Les pillages se poursuivent toute la nuit. Mais au petit matin, l’épuisement de la révolte dans cette grande fête monumentale est perceptible quand les émeutiers croisent finalement le nouveau gouvernement, ou plutôt sa police et son armée qui se mettent au travail sous le commandement de leurs nouveaux chefs. La répression aura comme conséquence 4 morts, 300 blessés et des dizaines d’arrestations. « Dieu garde quiconque de connaître une telle révolution. C’était une débauche de pillage comme en Irak » dira F. Koulov qui pour une fois dit juste, rejoignant ainsi les principales voix de l’information dominante, refroidies par tant de pillages de magasins et de monumentales saouleries.

Le nouveau gouvernement kirghize au cœur de la révolte a su garder la main sur la police, bien que mal préparée, pour contrer l’émeute et conserver le contrôle de la télévision nationale. Ce qui lui a permis d’organiser rapidement la diffamation publique du pillage, puis en parallèle, sa répression au moment où il commençait à s’épuiser. La légitimité du nouveau gouvernement qui est arrivé au pouvoir à travers l’émeute, en la récupérant, se construit alors sur une distinction temporelle et qualitative dans l’émeute même, entre l’attaque du palais présidentiel et le pillage final. Si l’attaque émeutière du palais présidentiel s’intègre à la geste de l’arrivée au pouvoir des nouveaux gestionnaires, le grand pillage est par contre renvoyé du côté du complot extérieur visant à déstabiliser les nouveaux gouvernants. La distinction au sein du même évènement négatif, entre la bonne émeute et le mauvais pillage, sépare les émeutiers en deux catégories : d’un côté, les bons manifestants attaquant un gouvernement injuste et non démocratique, et de l’autre les mauvais pilleurs, présentés comme des voleurs, des profiteurs venus de l’extérieur pour saccager la capitale. De l’évènement négatif de Bichkek, le nouveau gouvernement secondé activement dans son entreprise par l’information dominante en fait deux : le bon mouvement ayant aboutit à la chute du vieux président communiste et au triomphe des démocrates et le mauvais mouvement qui critique pratiquement les marchandises. Il est vrai qu’à notre connaissance, aucun gouvernement ne s’est jamais réclamé du pillage. L’appui sans faille de l’information dominante à ce nouveau gouvernement qu’elle appelait de ses vœux selon un mode opératoire éprouvé, permet ensuite d’occulter le grand pillage qui disparait des versions officielles de l’évènement.

 

5. Emeutes en Ouzbékistan ou l’enterrement de la révolution de velours : mai 2005

Un mois et demi après l’insurrection kirghize, les émeutiers ouzbeks font écho aux insurgés de Bichkek, de Och et de Jalal-Abad. Il est difficile, du fait de la faiblesse des informations disponibles et de la strate de préjugés les masquant, de démêler le fil des émeutes d’Andijan en mai 2005, dont la féroce répression va révéler ce qu’il faut entendre par révolution de velours. L’information dominante, prise de court par les émeutiers, n’a jamais eu l’intention ni les moyens d’organiser ce type d’évènement médiatique en Ouzbékistan ; le gouvernement ouzbek est dirigé par un tyran, allié militaire en Afghanistan, qui manie avec brio la rhétorique de lutte contre le terrorisme islamiste pour réprimer toute tentative d’opposition à son gouvernement. C’est pourquoi, pour cet Etat, l’information dominante se rangera sans état d’âme dans le camp officiel de la répression de la révolte.

Andijan est la troisième ville, en nombre d’habitants, de l’Ouzbékistan après Tachkent, la capitale. Située au cœur de la vallée de Fergana, elle se trouve à une soixantaine de kilomètres à peine de Och au Kirghizistan. En juin 2004, vingt-trois hommes d’affaire d’Andijan ont été arrêtés et incarcérés par le gouvernement au prétexte de leur appartenance à un réseau islamiste, le mouvement « Akramiya-socialistes musulmans » dont les membres s’engagent à appliquer une stricte éthique religieuse dans leurs activités commerciales, c’est dire ! Le procès des vingt-trois hommes d’affaire débute en février 2005 à Andijan. Nous n’avons pas trouvé trace de manifestations autour de ce procès avant le 10 mai, ce qui ne prouve pas qu’aucun rassemblement n’ait eu lieu depuis le début du mois de février. Le 10 mai 2005, 700 à 1 000 personnes manifestent devant le tribunal. Le 11 mai, 200 manifestants se réunissent à nouveau, il y a 3 arrestations. Une autre manifestation a lieu semble-t-il le 12 mai. Ce même 12 mai aux alentours de minuit, un groupe composé de 50 à 100 personnes attaque successivement dans deux quartiers d’Andijan, une station de police puis une garnison militaire et y vole des dizaine d’armes à feu et des véhicules. Alors armés, ils prennent d’assaut la prison de haute sécurité où sont emprisonnés les vingt-trois hommes d’affaire et les libèrent en même temps que tous les autres détenus de la prison. Entre 527 et 2 000 personnes s’évadent alors, qui participeront de la suite du soulèvement.

Le siège de l’administration régionale est assailli et occupé au petit matin. Des fonctionnaires, des policiers et des civils sont pris en otages lors de l’assaut du bâtiment. Dans le même temps, des manifestants convergent vers la place centrale, la place Bâbur. Leur nombre augmente très rapidement jusqu’à atteindre 3 000 personnes officiellement, et de 15 000 à 50 000 personnes officieusement. Soutenant la prise d’armes du petit groupe de la veille qui a vu ses rangs devenir plus compacts après l’assaut de la prison, les manifestants exigent la démission du président Islam Karimov. Ce dernier réagit rapidement en organisant un black-out à la mode stalinienne et la répression. Tout au long de la matinée, les manifestants font face à des tirs de groupes de soldats provoquant des morts et des blessés, chaque attaque renforçant la détermination des insurgés. Au début de l’après-midi, alors que les manifestants continuent de s’amasser sur la place, la retransmission des évènements par les télévisions étrangères est coupée, l’accès aux sites Internet étrangers est bloqué et l’armée se déploie. A 16 heures, les soldats encerclent la place Bâbur, équipés d’armes de guerre, lance-roquette, mitrailleuses et chars d’assaut. Des soldats en position de snippers dans des bâtiments adjacents ciblent les principales rues autour de la place. A 17 heures 30, les soldats ouvrent le feu sans sommation pendant vingt minutes. Puis comme plusieurs groupes tentent de fuir la place et le bâtiment régional en se protégeant avec les otages, l’armée tire à nouveau. Les soldats exécutent les blessés restés au sol. Le 13 mai 2005, le bilan officiel est de 9 morts et 34 blessés, mais déjà médecins et associations parlent de 500 morts. Le 13 mai à la nuit, la ville en état de siège est placée sous couvre-feu.

Le 14 mai, les manifestants sont traqués dans toute la ville par les soldats. En milieu de journée, malgré le carnage de la veille, 1 000 à 2 000 personnes se réunissent à nouveau sur la place Bâbur face au siège de l’administration désormais vide. Les soldats tirent à l’arme automatique depuis des blindés. Le 16 mai, le bilan officiel est de 70 morts dont 10 policiers a priori tués lors de l’assaut initial du poste de police mais aussi à l’issue de la prise d’otage, c'est-à-dire tués par les soldats. Le 17 mai, le bilan officiel monte à 169 morts dont 32 soldats et 81 arrestations. Il sera arrêté par le gouvernement à 187 morts, 276 blessés et 52 arrestations sur 98 personnes interpellées. Les chiffres officieux sont par contre beaucoup plus élevés, 542 morts et 2 000 blessés.

Dès le 13 mai au soir puis le 14 mai, plusieurs milliers de personnes, poursuivies dans leur fuite par les soldats, quittent Andijan par les deux principales routes qui mènent au Kirghizistan. 3 000 à 5 000 se trouvent bloquées à la frontière est avec le Kirghizistan, dans la ville frontière d’Il'ichevsk. Le 14 mai, 6 000 émeutiers attaquent et incendient le principal commissariat de la ville ainsi qu’un hôtel des impôts. Les autorités s’enfuient et ce qui n’a pas été possible à Andijan le devient à Il'ichevsk : les insurgés prennent le contrôle de la ville et enfoncent la frontière. Le pont reliant les deux Etats, détruit sur ordre du gouvernement ouzbek quelques années plus tôt, est reconstruit par les insurgés. Le gouvernement kirghize n’a d’autre choix que d’autoriser le passage de la frontière pour une durée de cinq jours. Kara-Su, partie kirghize de la ville frontière, devient un îlot où affluent les réfugiés ouzbeks. Le 15 mai, des affrontements ont lieu à Il'ichevsk avec l’armée qui reprend partiellement la ville puis totalement le 19 mai, après le délais des cinq jours proposés par le Kirghizistan pour calmer l’ardeur des insurgés ouzbeks et éviter toute propagation de la révolte sur son territoire. Le 20 mai, une manifestation est organisée pour demander la libération des prisonniers de la veille. Le 21 mai, 200 manifestants se rassemblent dans un face-à-face avec policiers et soldats qui reprennent la ville et le contrôle de l’accès au pont. Mais alors qu’on aurait pu croire à une débâcle définitive après la répression à Andijan, les émeutiers en fuite ont transporté leurs émotions à Il'ichevsk, y ouvrant la frontière et chassant l’armée de la ville pendant près d’une semaine. Mais ce sera le dernier acte fort du soulèvement. D’autres insurgés fuyant Andijan ne connaîtront pas le même succès malgré des manifestations et des affrontements dans plusieurs autres villes frontalières.

Le 14 mai à Teshiktash, à vingt kilomètres au nord d’Andijan, 13 personnes sont tuées en tentant de passer la frontière. Le 15 mai, dans cette même ville des hommes armés tuent une dizaine de soldats et passent au Kirghizistan. Et puis surtout, selon l’opposition et les militants droitdelhommistes, le 14 mai à Pakhtaabad, autre ville frontière à quelques kilomètres au nord d’Andijan, des affrontements avec l’armée auraient provoqué la mort de 203 personnes. Malheureusement, nous n’avons trouvé aucune information précise sur ces affrontements.

Le 1er juin 2005, quinze jours après le soulèvement d’Andijan, le président I. Karimov publie un livre en ouzbek, traduit en russe, intitulé « Le peuple ouzbek ne dépendra jamais de personne » consacré à l’établissement de l’interprétation officielle de la révolte d’Andijan. La plupart des corps de émeutiers tués par l’armée ont rapidement disparus, ensevelis ou incinérés par les soldats  dans les heures qui ont suivi la répression. De même, la place a été nettoyée du sang versé, les façades repeintes et les vitres brisées par les balles remplacées. Ensevelissant et masquant de la même façon la révolte sous la calomnie et le mensonge, I. Karimov justifie la sanglante répression des émeutiers au prétexte de la lutte contre la menace islamique, donnant ainsi à sa tyrannie une légitimité validée par les Etats occidentaux. Ce faisant, il ramène l’information dominante dans son camp et recentre la discussion avec ses alliés sur des questions de méthode. Si I. Karimov n’a cure de la démocratie, elle n’en constitue pas moins le fondement de toute prise de position publique des zélateurs de l’Occident. La répression de gueux par l’armée ouzbèke n’est pas endossable publiquement par l’information dominante et les gestionnaires occidentaux. C’est pourquoi I. Karimov, soucieux de préserver ses alliances, consent à une ultime mascarade pour que ses misérables partenaires puissent faire bonne figure. Il s’explique tout d’abord longuement devant des médias occidentaux à l’écoute et acquis à la bonne parole stalinienne. Puis il organise le 18 mai 2005, cinq jours après le massacre, une visite guidée d’Andijan pour les occidentaux. 36 diplomates dont les trois ambassadeurs de France, du Royaume-Uni et des Etats-Unis et 30 journalistes se prêtent à la mascarade, et observerons trois heures durant dans l’air conditionné du bus dont ils ne descendront pas, un commissariat, une prison, une base militaire et la place Bâbur et vérifieront que l’ordre est rétabli, qu’aucun émeutier ne traîne plus et que les rues ne sont pas jonchées de cadavres. Cette mise en scène édifiante essentiellement destinée à garder les apparences pour des journalistes et des diplomates surjouant l’indignation, rend surtout visible leur satisfaction et leur assentiment à l’élimination de gueux trop déterminés.

 

6. De l’insurrection kirghize au soulèvement d’Andijan

Il est finalement étonnant de voir, un an après cet événement négatif, les journacrapules se démener pour maquiller l’insurrection kirghize en une révolution des tulipes. Ce qui sur le moment semblait hors de propos redevient possible, l’oubli et la méthode Coué faisant son chemin, quelques mois plus tard. Assénez ! Assénez des mensonges et des calomnies ! Il en reste toujours quelque chose : la présentation des faits en devient plus confuse, et peu à peu l’écho démultiplié des mensonges leur donne un caractère d’évidence. Pourtant, l’insurrection kirghize reste à ce jour, de novembre 2007, le dernier événement connu classé dans la longue série des révolutions de velours. La technique imaginée par l’information dominante pour organiser des révolutions de palais fut ici défaite par la résurgence de l’insurrection véritable.

Se déployant dans au moins six villes, de Jalal-Abad à Bichkek, sur une période d’un mois avec accélération dans la semaine du 18 mars, l’insurrection kirghize culmine dans la prise du palais présidentiel et le grand pillage des commerces de la capitale ; là ce mouvement se suspend brusquement, disparaissant ensuite comme par enchantement. Tandis que les gueux se livrent à une fête titanesque sur les décombres du gouvernement du tyran renversé, l’hydre de l’Etat renaît autour des studios de télévision et des représentants de l’opposition. C’est la tolérance, tout au long de cet événement, des émeutiers envers l’encadrement de la révolte qui a ouvert la porte à la récupération. Au final les gueux trop occupés à piller ne se sont pas attaqués à ceux qui prétendaient les représenter, pour qu’un jour plus tard ces derniers se retournent contre ceux qui les avaient malgré eux portés au pouvoir et installent leur gouvernement par la répression policière du pillage. Pourtant, ce mouvement négatif progressif et profond avec son surgissement final, ses coupures de routes, ses brèves tentatives d’assemblées, ses pilleurs et ses révoltés à cheval propageant l’émeute dans les villes, est un des plus riches que nous ayons observé depuis l’insurrection en Haïti de 2004.

L’aliénation cheminant, l’insurrection kirghize connaît un prolongement inattendu en Ouzbékistan. L’information dominante y jouera à fronts renversés. Un mois et demi après les journées d’émeutes majeures de Bichkek, le négatif ressurgit dans vallée de Fergana mais dans la partie de la vallée située de l’autre côté de la frontière, à Andijan. L’émeute majeure d’Andijan, qui se propage vers les villes frontalières avec le Kirghizistan et où la frontière est attaquée, est réprimée dans le sang par les militaires d’un gouvernement dictatorial. Faisant entre 700 et 1 000 morts, la répression de la révolte est camouflée, les émeutiers étant présentés par le gouvernement ouzbek comme des terroristes islamistes afin de justifier la répression armée. Ce qui ne trompera personne. Les journassacres et les gestionnaires d’Etat occidentaux trouvant là un auxiliaire efficace pour contrer une inquiétante révolte feindront un temps de se demander si ce sont bien là des terroristes islamistes qui ont agi et s’il y a réellement eu des tirs des soldats sur les manifestants. Ils iront jusqu’à visiter dans un bus affrété par le gouvernement ouzbek, les rues de la capitale pour constater le calme retrouvé, quelques jours après que le sang versé dans les rues ait été nettoyé avec des canons à eau, les façades repeintes pour masquer les impacts de balles et les fenêtres remplacées, à leur grande satisfaction. L’information occidentale trop échaudée par les gueux kirghizes n’entamera jamais ici son discours contre les dictatures et pour la démocratie. Ravalant le velours de ses révolutions, elle entretiendra un marécage de calomnies et de mensonges autour de la révolte ; le temps de laisser le temps à d’autres de finir leurs basses œuvres. Alors qu’aucun témoignage ne viendra d’Ouzbékistan, aussi incroyable que cela puisse paraître, les centaines d’insurgés ouzbeks exilés au Kirghizistan témoigneront à d’autres observateurs du déroulement de la révolte, de ses motifs (l’opposition à un régime policier haï) et de sa répression. Aussi quelques mois après, l’information occidentale, qui à la différence du Kirghizistan aura ici toujours calomnié les insurgés, reprochera au tyran d’Ouzbékistan sa répression par trop cruelle, et ses procès dans la plus belle tradition stalinienne, les accusés s’accusant d’eux-mêmes.

Acte rarement répertorié dans les archives du Laboratoire des frondeurs, la frontière entre les deux Etats a été attaquée et enfoncée par les émeutiers ouzbeks. Elle est cependant restée une limite forte pour la circulation de l’aliénation, car c’est dans les capitales que l’on attaque les frontières. Née dans la partie kirghize de la vallée de Fergana, la belle insurrection entamée à Jalal-Abad en mars 2005 y trouvera malheureusement aussi son dénouement provisoire en mai 2005 du côté ouzbek. Au Kirghizistan, bénéficiant des faiblesses d’un gouvernement à la bureaucratie divisée et qui sera progressivement lâché par une police mal équipée, le négatif s’est propagé de ville en ville jusqu’au grand pillage de Bichkek, la capitale, et la fuite des gestionnaires en place. A l’inverse en Ouzbékistan, l’émeute ne s’est diffusée que dans un rayon d’une soixantaine de kilomètres au nord et à l’est d’Andijan dans les limites de la vallée de Fergana, et n’a pas atteint la capitale, Tachkent. La répression des émeutiers menée par un Etat tyrannique soutenu par l’information dominante et les gestionnaires occidentaux, et équipé d’une armée aux ordres, n’a pas permis à la révolte de s’offrir de plus vastes perspectives. Il n’en reste pas moins que le courage et la détermination des insurgés de part et d’autre de la frontière dans la vallée de Fergana en ce début du printemps 2005 ont réaffirmé une vérité : les fables de ceux qui pensent pouvoir jouer et anticiper sur l’histoire se brisent quand justement, l’histoire se fait pratiquement. L’émeute est un moment de l’histoire, un moment où le débat de l’humanité sur elle-même se nourrit, se diffuse puis bien souvent disparaît. Mais il réapparaît ailleurs dans le monde, parfois à des milliers de kilomètres et parfois dans une seule et même vallée où le printemps dure plus longtemps.

(Laboratoire des frondeurs, décembre 2007)


Dossiers de référence :

05 03 20    Jalal-Abad    05 KIZ 1
05 05 13    Andijan         05 OUZ 2