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Insurrection au Kirghizistan en 2010

Le renversement des récupérateurs de l’insurrection de 2005 et la répression de la révolte par l’affrontement ethnique

 

 

L’insurrection kirghize est la seule de l’année 2010. Elle clôt une décennie où le centre de gravité des insurrections se déplace progressivement de l’Amérique Latine à la zone Islam, en suivant un chemin sinueux, d’Inde en 2004 à Madagascar en 2009, après avoir traversé le Népal en 2006 et la Somalie en 2007. Sur la période, les insurgés kirghizes font irruption dans le débat du monde à deux reprises, en 2005 aux côtés des insurgés boliviens et équatoriens, et en 2010, seuls dans le monde à obtenir la chute d’un gouvernement.

Que s’est-il passé entre 2005 et 2010 au Kirghizistan ? Peu d’émeutes sont venues interrompre le cours de ces cinq années. Nous n’en avons observé qu’une seule le 26 avril 2009 à Petrovka dans le nord, où après le viol d’une fillette, les émeutiers ont saccagé des maisons et des véhicules et les affrontements se sont soldés par un mort, quelques blessés et une centaine d’arrestations. En revanche, côté gestionnaires, l’agitation a été maximale. En 2005, l’opposition emmenée par Kourmanbek Bakiev s’était hissée au gouvernement sur le dos des insurgés, chassant Askar Akaïev au pouvoir depuis 1991, dernier héritier direct de l’URSS et à ce jour seul président kirghize à avoir terminé un mandat. Depuis, scissions et recompositions politiques (avec notamment la création d’un nouveau parti d’opposition, Ata Meken, mené par R. Otounbaieva ancienne ministre des affaires étrangères du président K. Bakiev), élections et fraudes massives, agressions et assassinats d’opposants en tout genre, du député récalcitrant, au journaliste dissident, en passant par l’activiste de l’opposition, jusqu’au champion de lutte gréco-romaine malheureux candidat à la présidence du comité olympique kirghize… toute la panoplie disponible a été mobilisée, complétée par la nomination de proches du président afin de contrôler la police, l’armée, les renseignements et la pompe à phynance et permettre une réorganisation de l’Etat au service des ses intérêts. C’est donc dans un contexte qui n’est pas sans évoquer celui du début de l’année 2005 que s’ouvre l’année 2010 : un président haï, un simulacre de parlement, une opposition incestueuse, une administration mafieuse… Manifestations et kurultaïs entrent en scène.

 

1. Manifestations, kurultaïs, contre-kurultaïs et débordements de kurultaïs

Le kurultaï, assemblée domestiquée et bureaucratisée par les régimes successifs d’inspiration stalinienne, est un outil d’encadrement, mobilisant des ressorts nationalistes et identitaires pour entériner des décisions gouvernementales. Ainsi, depuis la fin de l’année 2009, tout comme son prédécesseur, K. Bakiev a organisé une série de kurultaïs, couronnés par le « congrès du consensus » réunissant 750 délégués le 21 mars 2010 à Bichkek, et destiné à l’assoir définitivement sur son trône.

Dans le même temps, l’opposition institutionnelle tente de prendre la main sur un mouvement de colère encore balbutiant contre le gouvernement, et organise des contre-kurultaïs, dont le nombre de participants est bien plus massif que ceux organisés par le président. Ces contre-kurultaïs sont fréquemment liés à des manifestations, en particulier entre février et mars 2010 : une centaine de personnes se rassemblent à Naryn le 24 février 2010 contre l’augmentation du prix de l’électricité, le 10 mars toujours à Naryn contre la nomination du fils présidentiel à la tête d’une agence du développement et de l’innovation canalisant les subventions et prêts de l’Etat, ou encore le 17 mars à Bichkek à l’appel de l’opposition. Le contre-kurultaï de ce jour-là dans la capitale, réunit entre 1 500 et 3 000 individus.

Cinq ans auparavant, le kurultaï du 15 mars 2005 à Jalal-Abad, réunissant des délégués de plusieurs villes et les principaux représentants de l’opposition du sud du pays (aujourd’hui au gouvernement), avait désigné une instance de décision indépendante de la bureaucratie. En ce début d’année 2010, les kurultaïs et contre-kurultaïs sont globalement restés entre les mains du gouvernement et des partis de l’opposition. La désignation le 17 mars à Bichkek d’un comité directeur composé de quinze éminents opposants à K. Bakiev en est le signe le plus évident. Mais leur récurrence, leur nombre et la participation croissante aux assemblées ont contribué à leur dépassement. Les contre-kurultaïs ont offert un terrain de débat et de circulation de l’information sans médiations. Ils ont rouvert la possibilité d’une conversation en dehors des lieux autorisés, souvent articulée à des manifestations et des affrontements. Lieux de tension entre la volonté de contrôle des débats par le gouvernement et l’opposition, et l’ébauche d’une conversation singulière, ils ont ainsi contribué à l’émergence d’une critique pratique que l’ensemble des gestionnaires qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition travaillaient à contenir dans des manifestations et des assemblées bien organisées.

Si bien que face à ce qui s’apparente de plus à en plus à un effet boule de neige, la réaction du gouvernement est d’interdire les « assemblées illégales », de multiplier les arrestations et de censurer les derniers journaux proches de l’opposition, encore en activité. Mais la censure le 31 mars du journal « Forum », pour avoir publié quelques vers kirghizes - « en période de crise, chaque fils de la patrie doit se transformer en foudre » - considérés comme une « incitation à l’organisation d’un coup d’Etat » montre un gouvernement aux abois, qui redoute jusqu’à la ridicule poésie nationaliste.

 

2. Insurrection

A la différence de 2005 où le débat, prenant ses racines au sud du Kirghizistan à Jalal-Abad et à Och, est venu éclore au nord à Bichkek, le négatif en 2010 suit le chemin inverse, du nord au sud, poussant devant lui le président K. Bakiev en fuite.

Le 6 avril 2010, plusieurs opposants, députés et responsables de partis politiques, sont arrêtés par la police à Bichkek, à Och et à Talas. Mais à Talas, en réaction à l’arrestation de Bolotbek Scherniyazov, dirigeant du principal parti d’opposition alors qu’il préparait la réunion nationale des kurultaïs « auto-organisés », des milliers de personnes se rassemblent devant le palais du gouvernement et devant le commissariat. Le palais est finalement occupé et le gouverneur pris en otage. La première charge de police doublée d’un tir nourri de gaz lacrymogène chasse les occupants du palais. Le gouverneur en profite pour s’enfuir. Mais plus nombreux encore, les manifestants réoccupent le bâtiment et en incendient le premier étage. Des barricades sont érigées et une voiture de police est mise à feu. Les affrontements reprennent et durent jusqu’au petit matin, faisant 106 blessés dont 85 policiers et 8 arrestations. 

Au matin du 7 avril à Bichkek dans le quartier Oktyabrski, tandis que plusieurs leaders de l’opposition ont été arrêtés depuis la veille, des milliers de manifestants se rassemblent à l’appel de l’opposition contre le gouvernement. Après avoir fait plier une première charge de policiers et les avoir dépouillés de leurs armes, deux cortèges de manifestants se forment : le premier vers le siège des services nationaux de la sécurité d’Etat pour libérer les leaders de l’opposition détenus (ce qui sera fait et le bâtiment incendié), et le second vers la place Ala Too et la maison blanche, siège de la présidence et du gouvernement. La manifestation sur la place Ala Too en début d’après-midi est massive, des milliers de personnes sont rassemblés. Mais la répression est immédiate, les policiers tirent des grenades assourdissantes, des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc et des balles réelles, faisant refluer les manifestants, les uns poussés vers le siège de la télévision d’Etat, les autres vers le parlement et les ministères.

Le siège de la télévision d’Etat est occupé et gardé opérationnel, sous le contrôle de l’opposition. Le parlement est assiégé puis envahi, tout comme le ministère de la sécurité et deux sièges de télévision pro-gouvernementale sont occupés. Le premier étage du parquet général est mis à feu. Les uniformes passent du bleu au vert et changent de camp : les derniers policiers encore en uniforme sont tabassés et désarmés par les émeutiers. Les soldats se rallient majoritairement à l’insurrection. La maison blanche, siège du gouvernement, où le premier ministre est retranché, protégé par des snipers, est finalement prise dans la nuit, après d’intenses et meurtriers combats. En début de soirée, le gouvernement démissionne. Soldats et policiers se rallient définitivement à l’opposition. Le président K. Bakiev fuit en avion. Sa maison est pillée et incendiée. Les affrontements de la journée se soldent tout de même par 87 morts (dont 3 policiers) pour la plupart tués par les snipers postés sur le bâtiment du gouvernement et plus de 1 622 blessés dont 215 policiers.

La récupération de l’insurrection se met alors en place. Les principaux leaders de l’opposition, pour beaucoup libérés pendant l’insurrection, ne se sont pas montrés jusque là dans les rues de la capitale. Mais la télévision d’Etat sert immédiatement de chambre d’écho à leurs appels au calme. Un comité directeur, composé des principaux leaders de l’opposition, celui-là même qui aurait été désigné lors du kurultaï du 17 mars, déclare assurer la « gouvernance du pays ». Un nouveau premier ministre, O. Tekebaev, est nommé, ainsi qu’un ministre de l’intérieur, un ministre de la sécurité et un commandant de la ville de Bichkek. Ceux-là ont l’expérience. Ils savent pour l’avoir expérimenté en 2005, que leur principal ennemi réside dans les pillages qui transforment la bonne émeute sur le déni de laquelle ils se hissent au pouvoir, en mauvais pillage, irrécupérable.  

Des « comités de vigilance » sont créés. Des détachements de 40 à 50 miliciens, largement composés de policiers en civil, quadrillent la ville pour empêcher les pillages qui débutent pourtant en début de soirée. Même s’il ne s’agit pas, comme en 2005, d’un grand pillage, le mouvement échappe à ce moment-là aux chiens de garde de l’opposition. Le goût du pillage se répand, comme une revanche et un dernier avertissement adressé la crapulerie d’opposition. Des administrations, des supermarchés et des magasins sont vidés et mis à sac. Les « comités de vigilance » s’interposent entre pilleurs et marchandises. Malgré cela, les destructions et les vols durent toute la nuit. Les pillages de bâtiments publics et de magasins se poursuivent à Bichkek, entrecoupés par des affrontements entre pilleurs, miliciens et policiers, ayant pour conséquence 67 blessés. Ce sera le dernier jour de cette première phase de l’insurrection. Dans l’ivresse du pillage et face à sa répression, l’énergie des émeutiers s’est consumée. Le 8 avril, les nouveaux gestionnaires dissolvent le parlement.

Dès lors, après quelques jours de gesticulations, le cas de K. Bakiev est réglé. Quelques rassemblements sont organisés dans son village natal, Tayyit, et à Jalal-Abad, le 8 ou encore le 13 avril, avec peu de succès. Ses anciens alliés l’abandonnent, plusieurs ex-députés membres de son parti demandent sa destitution. C’est finalement à Och, sous la pression d’un millier de manifestants qu’il capitule, escorté jusqu’à sa jeep par une vingtaine de gardes du corps. Exécré jusque dans son fief, le 15 avril, K. Bakiev démissionne officiellement et grâce à l’intercession du Kazakhstan et de la Turquie, fuit le pays pour la Biélorussie, libérant ainsi ses anciens amis de l’organisation d’un procès où ils auraient été juges et parties.

Les émeutes qui se succèdent ensuite, pendant la fin du mois d’avril et le mois de mai, sont autant les derniers soubresauts de l’insurrection que le témoignage d’un débat qui va se poursuivre sous des formes nouvelles bien que toujours opposé à l’Etat ; et dans lesquelles on peut aussi lire les raisons à venir d’une répression sanglante portée par une ethnicisation du débat.

Au nord tout d’abord, les promesses non tenues du gouvernement sur des transferts de propriétés et les rivalités politico-mafieuses alimentent le débat. Le 19 avril 2010, à Maevka dans la grande banlieue de Bichkek, plusieurs centaines de personnes sans-abris principalement kirghizes tentent de s’emparer de terres et de maisons appartenant à des russes et des turcs Meskhètes. Après avoir contraint le maire de la capitale à signer un document de transfert de propriété, les manifestants croisent le gouvernement provisoire ou plutôt son armée et l’affrontement provoque la mort de 5 personnes et 28 blessés dont 10 policiers. Sous la pression de la foule, les prisonniers sont relâchés le jour suivant. Sur les 158 personnes arrêtées, seules 6 seront inculpées.

Au sud ensuite, les partisans de K. Bakiev n’acceptent pas leur défaite. De plus, le nouveau gouvernement peine à y imposer son autorité et n’a que peu de soutien, hors des milices privées, à la solde de caciques locaux d’origine ouzbèke, en conflit avec le camp du président déchu.

Le 19 avril à Jalal-Abad, 1 500 supporters de K. Bakiev manifestent, prennent temporairement le bâtiment du gouverneur et y installent un gouverneur pro-Bakiev. Le 30 avril à Och, des bagarres éclatent entre partisans et adversaires de K. Bakiev. Le 13 mai, des centaines de supporters pro-Bakiev occupent des bâtiments officiels à Jalal-Abad, à Batken et à Och. A Och, 300 partisans du président en fuite occupent le siège du gouvernement régional et réinstallent le gouverneur déchu suite à l’insurrection. L’aéroport de la ville est occupé par les pro-Bakiev. Le lendemain, 14 mai, la police déloge les occupants et après des affrontements, reprend le contrôle du siège du gouvernement. Les tirs provoquent la mort d’un manifestant et 60 blessés dont 26 par balles. A Jalal-Abad, l’aéroport est également bloqué. Suite au siège du bâtiment du gouvernement et à l’attaque du gouverneur le 13 mai, le bâtiment est finalement occupé le 14 mai, après que 1 500 personnes aient manifesté pour le retour de K. Bakiev. Ils sont rapidement délogés par les milices privées d’un puissant homme d’affaire local ouzbek, Kadirjan Batirov. 5 000 pro-Bakiev et anti-Bakiev - d’aucuns diront, 5 000 kirghizes pro-Bakiev et ouzbeks anti-Bakiev - s’affrontent à balles réelles. La maison de K. Bakiev est incendiée par les miliciens à la solde de K. Batirov. Le siège du gouvernement est repris par les partisans du gouvernement transitoire. Le bilan varie en fonction des sources, de 3 à 8 morts et une cinquantaine de blessés.

La suite se déroule à Jalal-Abad une semaine plus tard, le 19 mai. 5 000 personnes manifestent pour exiger l’arrestation de K. Batirov, caillassent l’université qu’il dirige et l’incendient. Ils affrontent 2 000 de ses partisans avec des pierres, des cocktails Molotov et des tirs de balles réelles. Il y a 2 morts et 74 blessés. Le gouvernement provisoire proclame l’Etat d’urgence et impose un couvre-feu nocturne à Och et Jalal-Abad. Le lendemain, 20 mai, 7 000 personnes se rassemblent à nouveau pour que les responsables de la mort des manifestants de la veille soient arrêtés. Les ministres Beknazarov et Tekbaev sont caillassés à leur arrivée alors qu’ils viennent parlementer avec les manifestants. Le gouverneur qui tente de calmer la foule se fait tabasser.

 

3. Préparatifs d’un massacre annoncé

Les 13, 14 et 19 mai à Jalal-Abad, Och et Batken, ce ne sont pas les forces de police échappant au contrôle du gouvernement provisoire qui ont réprimé les émeutiers, mais des milices ouzbèkes. Impuissant à contrer le débat posé par les émeutiers dans la rue, s’appuyant sur des milices privées, le gouvernement provisoire mène la répression dans le pays en organisant un débat dans les pages des journaux de l’information nationale et internationale pour essentialiser l’opposition, dans un premier temps entre démocrates et autocrates, puis entre ouzbeks et kirghizes.

Ainsi, le 19 mai, la crapulerie au pouvoir annonce la tenue d’un referendum le 27 juin 2010 pensant garantir les conditions de sa survie : l’adoption d’une nouvelle constitution, la nomination de R. Otounbaieva comme présidente par intérim et la suppression de la cour constitutionnelle. Les déclarations des membres du gouvernement mais aussi des experts de nombreuses ong prétendument représentatives de la société civile, implantées au Kirghizistan avec l’aide des bailleurs de fonds internationaux, investissent les émissions télévisées et les journaux nationaux et internationaux. En parallèle, des fuites sont organisées, enregistrements de conversations téléphoniques mêlant des membres du gouvernement provisoire à des détournements d’argent public. En désignant les coupables même parmi ses membres, le gouvernement provisoire se pose en champion de la lutte contre la corruption, garant d’un Etat démocratique rompant avec l’ère Bakiev. La suppression début juin 2010 de la direction du renseignement politique du ministère de l’intérieur, l’abandon des procès politiques ouverts par le gouvernement précédant, la libération des prisonniers de Nookat condamnés en 2008 pour « extrémisme islamique », sont autant de pseudo-évènements mis en scène par l’information et par le gouvernement.

Par ailleurs, le gouvernement organise une autre pseudo-dispute autour de la nécessité d’enquêter sur les modalités de la répression du mois d’avril 2010 à Bichkek, qui a provoqué la mort de près de 90 personnes et des milliers de blessés. Il ne s’agit pas de dire précisément ce qui s’est passé. Il s’agit juste de faire croire à une recherche de vérité. Dans ce but, les structures d’enquête et d’analyse sur le nombre de morts et blessés pendant l’insurrection se multiplient et font l’objet de déclarations et d’interviews dans les médias. La création de diverses commissions est également fortement relayée, par exemple le 8 avril autour d’une commission d’investigation ou le 20 mai, pour une commission pour « l’étude globale des causes et conditions des évènements tragiques d’avril/mai 2010 ». Ces contre-feux sont la garantie d’un débat sans risque, animé par les journalistes et organisé par le gouvernement pour s’autocélébrer et accuser le gouvernement précédent.

Autre sujet investi par le gouvernement provisoire pour justifier son maintien et se construire une légitimité : l’unité nationale. Or, le gouvernement ne peut appeler à l’unité que si les divisions existent. Dès la fin de l’insurrection, un pseudo-débat animé par le gouvernement et mis en scène par l’information s’organise autour de la thèse interethnique pour discréditer l’opposition des partisans de l’ex-président. La rhétorique fonctionne sur un emboitement bien huilé entre les deux principaux canaux de l’information au Kirghizistan : le gouvernement provisoire et ses organes d’information - que par deux fois hélas, les émeutiers n’ont pas détruit – agitent le chiffon rouge pour minimiser la révolte quitte à l’ethniciser réellement.

Plusieurs pseudo-évènements sont fabriqués pour étayer cette thèse. La réactivation du souvenir des évènements des émeutes de 1990 en constitue le premier opus. L’embrasement de 1990 avait fait 212 morts. A l’époque, la bibliothèque des émeutes avait analysé l’émeute en considérant qu’elle était composée de deux mouvements parallèles, qui bien que distincts, ont été amalgamés par l’information. Près de la frontière ouzbèke, des paysans a priori ouzbèks sont venus affronter les kirghizes d’en face, différend dramatisé et soutenu par l’information et les gestionnaires de l’époque. Pourtant dans les villes, à Och, Ouzghen, Frounze (i.e. Bichkek), ce sont les commerçants qui sont d’abord attaqués, les magasins pillés, les armureries dévalisées, avant leur appartenance ouzbèke. Et quarante jours après la première émeute, suivant le cycle du deuil musulman, c’est le ministre de l’intérieur, nommé gouverneur du territoire qui est la cible avouée de la deuxième vague d’émeutes. A l’époque, la thèse de l’affrontement ethnique permet une occultation massive. Vingt ans plus tard, en juin 2010, la commémoration de cette récupération a pour effet principal d’occulter deux insurrections, celle du mois d’avril 2010, mais aussi et à moindre frais celle de mars 2005.

En prenant appui sur les émeutes, les manifestations et les affrontements de la fin du mois d’avril et du mois de mai 2010, les différentes parties du gouvernement provisoire, en recomposition dans le champ ouvert par l’insurrection d’avril, organisent des meetings publics amplement médiatisés, tel celui du 10 avril à Jalal-Abad, organisé par Kardijan Batirov, président de l’université de « l’amitié entre les peuples » et chef de la communauté ouzbèke, qui réunit 5 000 personnes contre la guerre civile entre le nord et le sud. La fermeture des frontières du Kazakhstan et d’Ouzbékistan permet de mettre en scène dans la presse la puissance militaire et stratégique de l’Etat kirghize sur les peuples et les Etats voisins, et de rappeler opportunément l’interprétation ethnique de 1990. La frontière ouzbèke restant fermée, R. Otounbaieva, la présidente par intérim communique largement sur le déploiement de blindés à la frontière avec l’Ouzbékistan soi-disant pour contrer la possibilité d’une propagation des affrontements entre les deux groupes ethniques.

La somme de tous ces pseudo-évènements, qui n’existent que dans les colonnes des journaux et dans la bouche des gestionnaires et des journalistes, a des conséquences réelles. A la place de l’exaspération des manifestants contre tout ce qui ressemble à un représentant de parti politique, à la place de la colère des émeutiers contre les policiers, les députés et les ministres, à la place de la hardiesse des pilleurs contre les marchandises dans les supermarchés et les bâtiments publics, il n’y a plus qu’une dispute entre des groupes ethniques. Et comme dans une prophétie auto-réalisatrice, quand les premières violences éclatent en juin 2010, gestionnaires et journalistes peuvent affirmer : nous vous l’avions bien dit. Annoncés dès la fin de l’insurrection du mois d’avril, suscités pendant tout le mois de mai, conçus en référence à la récupération d’un évènement négatif qui s’est déroulé vingt ans auparavant, dans le déni de l’insurrection qui a eu lieu deux mois avant, les pogroms anti-ouzbeks adviennent finalement mi-juin 2010, justifiant a posteriori l’interprétation ethnique de l’insurrection.

 

4. Pogrom

Le gouvernement provisoire sait, lui, qu’au fond rien n’a changé. Le débat des journées d’insurrection du mois d’avril à Bichkek a été contenu. Mais les affrontements qui ont suivi, liés à des occupations de terres dans la périphérie de la capitale montrent qu’il n’est pas clos. Surtout, il s’est prolongé dans le sud du pays, où une grande partie de l’armée, de la police et de l’administration est acquise au clan Bakiev. Il fallait donc au gouvernement un acte fort, irrémédiable, pour s’imposer.

Dans la soirée du 10 juin à Och, suite à une bagarre entre une poignée de jeunes, plusieurs centaines d’ouzbeks armés de couteaux et de barres de fer se rassemblent devant le casino, criant des slogans anti-kirghizes. Plusieurs bâtiments sont incendiés, des vitrines saccagées et plusieurs commerces sont pillés. La police intervient plusieurs heures après le début des saccages et les troupes spéciales du ministère de l’intérieur dispersent les émeutiers. L’émeute du 10 juin est l’étincelle qui met le feu à une violence qui dès le matin du 11 juin, prend très vite une tournure très organisée. Sur la base de rumeurs de viols, de vols et de meurtres attribués à la communauté ouzbèke, des centaines de kirghizes se rassemblent dans les villages voisins et dans les banlieues d’Och (Kara Suu, Kara Kulja, Chong Alyu) et convergent vers le centre de la ville. Du 11 juin au 14 juin, les quartiers ouzbeks d’Och et des villages proches sont méthodiquement attaqués. Les maisons et les commerces ouzbèkes identifiées à la craie au préalable sont pillées, et leurs occupants toujours tabassés, souvent tués. Les attaques reçoivent le concours de l’armée et de la police. Les blindés déployés autour des quartiers ouvrent le passage aux milices. Des snipers postés sur les collines autour de la ville tirent et couvrent les agresseurs. Les habitants des quartiers ouzbeks érigent des barricades avec des voitures, des poubelles, des briques, des troncs d’arbres pour empêcher les saccages. Une des conséquences est une circulation rendue très difficile dans la ville, que les militaires utilisent pour isoler les quartiers les uns et des autres, empêcher la fuite de leurs habitants et y cantonner les affrontements.

Dès le 11 au soir, le gouvernement décrète l’état d’urgence et autorise la police et l’armée qu’il sait à la solde de l’ancien président, à tirer à vue sans sommation. C’est un acte criminel, qui donne carte blanche aux forces de la répression et crée les conditions du bain de sang à venir. Mais il est gagnant sur deux tableaux : il achète la police et l’armée du sud en autorisant la vengeance. Et surtout il trouve là les moyens de la répression d’un débat qu’il ne parvient pas à éteindre.

Le 12 et le 13 juin, les affrontements et saccages se propagent à Jalal-Abad et à Bazar Kurgan. Pendant trois jours et trois nuits, plus de 2 600 bâtiments et maisons essentiellement ouzbeks sont pillés et incendiés. Dans le seul quartier de Tcheryomouchki à Och, plus de 180 maisons ouzbèkes sont incendiées. Quand les massacres s’épuisent, le 14 juin au matin, le bilan officiel est de 371 morts, le bilan officieux atteint 900 morts. Il y a plus de 2 000 blessés et près de 60 000 ouzbeks ont fui la ville.

Dans les jours qui suivent, policiers et soldats pénètrent dans les maisons, l’une après l’autre, mandatés par le gouvernement provisoire pour récupérer les armes, et commettent les derniers actes d’intimidation et de vengeance de la période, en tabassant, en volant et en arrêtant un nombre élevé de personnes, essentiellement ouzbèkes. Les journalistes rouvrent alors les yeux, et constatent le massacre aux côtés des charognards de l’humanitaire.

 

5. Le négatif à l’épreuve des pseudo-évènements

En 2005, l’insurrection de mars et son approfondissement à Andijan un mois et demi plus tard, ont eu pour bilan entre 700 et 1 000 morts, essentiellement en Ouzbékistan. Le mouvement négatif de mars à mai 2005 a été profond, avec des coupures de routes, des assemblées, un grand pillage sur la répression duquel les nouveaux gestionnaires se sont installés. La révolte d’Andijan, capitale de la vallée de Fergana, après l’arrestation d’hommes d’affaire au prétexte de leur appartenance à un réseau islamiste, n’a pas permis l’aboutissement de la thèse interethnique que l’information dominante avait une nouvelle fois commencé à poser pour donner le sens de l’évènement. C’est sous la rhétorique de la lutte contre le terrorisme islamiste qu’elle a justifié la répression des émeutiers. Les journalistes et les nouveaux gestionnaires du Kirghizistan, s’accommodant de la répression menée par un dictateur notoire, n’ayant pu alors entamer le refrain pour la démocratie, optèrent pour celui du terrorisme en applaudissant le massacre d’Andijan des deux mains.

En 2010, le mouvement négatif qui débute le 7 avril 2010 se clôt le 20 juin 2010 autour d’un bilan officiel de 490 morts (87 morts en avril à Bichkek, 10 en avril et mai dans les émeutes locales, et 393 en juin essentiellement à Och) et 3557 blessés (dont un tiers en avril à Bichkek). Des bilans officieux donnent des chiffres beaucoup plus importants allant de 1 000 à 1 500 morts. Le débat prend sa source en avril dans une critique de l’Etat kirghize dans toutes ses composantes, par la destruction des ministères, le sac des arsenaux, le lynchage de policiers et le pillage de magasins. Il se déplace progressivement en mai dans le sud du pays, et donne lieu à une multitude de disputes, plus localisées et de plus en plus instrumentalisées. Il trouve son épilogue en juin à Och et Jalal-Abad dans un évènement négatif, où une bagarre trouve un premier prolongement dans une émeute, elle-même servant de prétexte à un deuxième prolongement dans un pogrom caractérisé par le développement massif d’actes racistes avec des viols, des meurtres, des pillages de lieux identifiés préalablement, et la fuite de centaines de milliers d’ouzbeks.

Contrairement à 2005 où gestionnaires et journalistes avaient été pris de court par la répression d’Andijan, les gestionnaires ont eu le temps en 2010 de multiplier les disputes que les journalistes ont pu mettre en scène dans des pseudo-évènements destinés à façonner le réel pour rendre des faits plus flous et plus équivoques qu’ils ne le sont en vérité. En faisant advenir d’une certaine façon des pogroms anti-ouzbeks, les membres du gouvernement provisoire et les journalistes ont réussi un double coup. Non seulement ils ont imposé leur interprétation de l’insurrection du mois d’avril 2010 à Bichkek. Mais aussi, ils ont organisé l’occultation de l’insurrection de 2005, dont la répression et la récupération les avait amenés au pouvoir aux côtés des gestionnaires chassés par les gueux en 2010. Et en commémorant les émeutes de 1990 dans leur version officielle, celle de l’affrontement ethnique entre ouzbeks et kirghizes et du laisser-faire du gouvernement communiste de l’époque, ils se légitiment à peu de frais comme les garants de l’unité nationale dans une démocratie parlementaire conforme aux canons occidentaux.

Quinze jours après les massacres, le referendum annoncé est organisé, comme prévu. Il donne le résultat attendu, comme prévu. Le grand barnum de la démocratie parlementaire peut à nouveau se mettre en place. Comme prévu, « l’engouement  populaire », la « transparence » et le « caractère multipartite » et de toutes les élections organisées par la suite sont loués par l’information occidentale. Comme prévu, les résultats de ces élections permettent la création d’un gouvernement nationaliste et autoritaire, et confirment ce que résume fort bien un journamerdeux indépendant, « les multiples divisions géographiques et ethniques qui traversent la société kirghize ». Comme prévu… jusqu’à ce que des actes négatifs renversent une nouvelle fois le pseudo-monde créé par les journalistes et les gestionnaires du Kirghizistan et d’ailleurs. 

 

(Laboratoire des frondeurs, avril 2014)