Laboratoire
des
FRONDEURS

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Enquête sur une passion moderne : le grand pillage

 

 

Durant les vingt dernières années, une tendance de l’émeute moderne s’est affirmée qui radicalise la critique des marchandises en procédant aux pillages systématiques des commerces. Soudainement, des actes de vol, de destruction de marchandises, de saccage de magasins et de bâtiments publics, se propagent de quartiers en quartiers à l’ensemble d’une ville qui est fréquemment la capitale d’un Etat. Apparaissant toujours de manière inattendue, le grand pillage s’arrête d’un coup sans que l’on en connaisse le contenu. C’est une fête colossale où les participants font grand usage du feu et d’excitants divers. Face à la multiplicité des fronts de l’offensive, l’Etat n’a d’autre choix que d’attendre que les pilleurs aient terminé leur œuvre : le grand pillage est un moment qui s’impose à l’ordre dominant. C’est durant l’assaut de 1988-1993 que ces formes de révoltes sont apparues avec netteté ; mais c’est avec les révoltes d’Albanie en 1997 puis à Jakarta en Indonésie en 1998 que les grands pillages ont été analysés pour la première fois par Naggh dans un ouvrage éponyme. Depuis, le grand pillage s’affirme de plus en plus comme une pratique négative qui continue d’échapper à la conscience des individus et trace une vaste critique pratique de ce monde. Ils forment désormais une impressionnante lignée : décembre 2001 à Buenos Aires, mai 2003 à Bagdad, février-mars 2004 à Port-au-Prince, mars 2005 à Bichkek, avril 2006 à Honiara, novembre 2006 à Nuku’alofa et janvier 2009 à Madagascar. Ces actes négatifs calomniés et occultés par l’information dominante, réprimés par les Etats et souvent déniés a posteriori par les pilleurs restent sans aucun discours. A tel point qu’on ne sait dire quelle opinion sur le monde et quelle prise de parti ils expriment. Et plus encore que l’émeute, l’impensé du grand pillage révèle l’abime qui se construit entre le mouvement effectif de la pensée et la chétive conscience qui tient lieu de réalité. Pour rendre ce monde à la connaissance de lui-même telle que les pilleurs du monde entier l’ont développé, il est temps d’examiner en quoi les grands pillages sont des moments décisifs du débat du monde. Car c’est là, sur le terrain ouvert par le pillage, que pousse désormais la pensée la plus débridée, qu’ont lieu les premières vérifications pratiques qui soumettent ce monde aux expériences les plus radicales.

Premiers aperçus de l’ambiance d’un grand pillage au cœur de l’insurrection haïtienne, le 29 février 2004 à Port-au-Prince :

« La plus grande prison du pays, le Pénitencier national, a été prise d'assaut dans la matinée par des pillards permettant aux centaines de détenus de s'évader. » « La population de Port-au-Prince apprend par la radio que le président Jean-Bertrand Aristide a quitté Haïti. Certains commencent à marcher lentement vers le palais présidentiel, et un rassemblement de plus en plus joyeux se forme sur le Champ-de-Mars, un parc proche du palais. Voyant que la police a déserté le quartier, la foule pacifique se transforme rapidement en une armée de pillards. Les hommes vont chercher des outils pour défoncer les grilles et les rideaux de fer des magasins, puis des sacs et des brouettes pour transporter les marchandises. Des enfants entrent dans le commissariat et commencent à sortir les meubles et le matériel informatique. (…) Personne ne semble se soucier du palais national, vide et silencieux. »

« Dans la capitale haïtienne, le mot du jour est déchoukaj. Il est dans toutes les bouches et de toutes les conversations. Pour les pauvres, il a la saveur magique du fruit défendu. Pour les riches, il fait peur. A Pétion-Ville, les beaux quartiers de Port-au-Prince, la cible du déchoukaj est le grand commissariat. Hommes, femmes et fillettes, ils sont des dizaines à avoir entrepris, dès que la chute du président Jean-Bertrand Aristide a été connue, le pillage systématique des bâtiments. Ils vont tout emporter, même la céramique, s'exclame un chauffeur de taxi. Tout est bon à prendre : le mobilier, les ordinateurs, les matraques, les casquettes et les chemises des policiers et même les gilets pare-balles que certains déchoukeurs portent comme s'il s'agissait de simples tricots. Mais c'est une mise à sac joyeuse, une folie mâtinée de bonne humeur, avec peu de violences, même quand plusieurs pillards se disputent le même butin. Depuis le premier étage, un adolescent a enfilé un casque lourd sur son bonnet et s'est mis à danser face à la foule. Un homme, qui porte un réfrigérateur, admet : Je n'ai pas l'électricité chez moi, mais tant pis. »

Le grand pillage est un prolongement grandiose de l’émeute : le jeu et la fête, l’émotion, la joie, la vengeance, l’humour et surtout le désir d’en avoir le cœur net guident les actes et sont dans toutes les têtes ; les pilleurs n’obéissent à aucune organisation planifiée, à aucun chef. Comme souvent dans l’émeute, aucun discours articulé, conscient, ne se réclame des actes négatifs de pillage. Aussi, le grand pillage vit-il encore clandestinement aux marges de la conscience, malgré la publicité qu’en font, très régulièrement, les pilleurs du monde entier.

Le grand pillage est souvent un moment propre, partie prenante d’une insurrection. Lorsqu’il commence l’insurrection, il est son ferment et constitue l’ouverture première des débats, comme en Argentine ou à Madagascar. Lorsqu’il clôt l’insurrection, il est son apothéose grandiose et sa critique majeure de ce monde, comme en Haïti ou au Kirghizistan. Mais toujours, le grand pillage est une offensive contre l’Etat : en pillant les marchandises, les émeutiers brisent les règles de l’échange et détruisent l’ordre qui est au fondement de l’Etat moderne.

A Bichkek, les pilleurs de mars 2005 commencent par l’attaque du parlement : « Throngs of demonstrators streamed into the building. (...) A looting frenzy ensued. Inside Prime Minister Nikolai Tanayev's spacious office, demonstrators destroyed most of the furniture. Many walked away with whatever they could carry : computer terminals, telephones, paintings, even stacks of Russian-language encyclopedias. One man, visibly drunk, stumbled through the prime minister's office holding a snifter of the prime minister's cognac ». « Looting is reported in Bishkek at shops and buildings, some of them known to be owned by Akaev and his relatives ». Le pillage et l’incendie des commerces du centre-ville durent trois jours d’une fête orgiaque.

En janvier 2009, dans les grandes villes de l’île de Madagascar, à Antananarivo, Fianarantsoa, Toamasina, Mahajanga, Toliara, Antsirabe, Sambava, Antsohihy, les émeutiers pillent et incendient entrepôts et supermarchés, en s’attaquant en priorité à ceux possédés par le président Ravalomanana.

A Honiara, capitale des Iles Salomon, les 18 et 19 avril 2006, les émeutiers se révoltent contre l’élection d’un premier ministre détesté parce que corrompu, puis se font pilleurs en s’attaquant aux entreprises et aux commerces, notamment ceux appartenant aux soutiens du gouvernement, occidentaux en particulier. « Des émeutiers ont mis le feu à des magasins et ont menacé de continuer les pillages s'ils n'obtenaient pas, avant 18 heures, la démission du chef du gouvernement élu mardi, Snyder Rini. » « Hundreds of rioters broke into the Chinese shops, looted and burnt them down to the ground. (...) Along the Kukum Highway the glamorous $60 million Pacific Casino Hotel, home of wealthy foreigners and elites, including RAMSI officers, was reduced to a crumble of dust. »

A Nuku’alofa, capitale des Iles Tonga, les 16 et 17 novembre 2006, les émeutiers attaquent les bureaux du premier ministre, le parlement, le palais de justice et le ministère des finances, puis pillent et incendient les commerces et les entreprises : « Plusieurs immeubles de bureaux, dont ceux d'une société de téléphonie mobile (Tonfon) et d'une compagnie d'alimentation d'électricité (Shoreline) dans lesquelles le nouveau roi George Tupou V est l'actionnaire majoritaire [ont été pillés et incendiés]. » « It started first with the prime minister's own shopping centre. The people looted that, they started drinking the beer, they looted that shop and from there no one could control them. From here they shifted to the Leiola Duty Free shop and they started drinking some more alcohol in there, looted the money, distributed the money to the people and from there the fire started spreading from blocks to blocks. » 

Débutant par des vols massifs dans les supermarchés et les commerces, le grand pillage se développe par l’incendie des commerces. « D’immenses volutes de fumée noire » flottent bientôt sur les villes si l’on en croit les journaputes apeurés, qui se tiennent très éloignés des émeutiers. Car les pilleurs à la fête détruisent les villes par quartiers entiers :

Le 29 février 2004 à Port-au-Prince : « Plusieurs immeubles sont en feu ainsi qu'une station-service dans le centre-ville. En face du palais présidentiel, une grande bâtisse blanche entourée de grilles, un bâtiment a été incendié. (…) De nombreuses succursales des principales banques privées ont été attaquées et pillées. »

Le 19 avril 2006 à Honiara : « "By looking at the pall of smoke going up, it's quite an aggressive fire. I am about three kilometres from it, the smoke is pretty black and it's completely blotted out the sky … it's a fairly big fire," the spokesman said. "Chinatown is, like, almost completely burnt. Along the main street here, the shop below the motel is burnt … all of them have been looted." »

Le 16 novembre 2006 à Nuku’alofa : « A rioting crowd has trashed property in central Nuku'alofa leaving the central supermarket Molisi Tonga in a tangled mess of broken glass and the streets smelling of spilled beer as looters joined rioters in a spree of destruction shortly after 3.30 pm today. Meanwhile, shortly after 4p.m. reports were coming in of fires set in the Shoreline Building and also at the Pacific Royale Hotel. It has been confirmed that Shoreline offices are now gutted but the situation at the Pacific Royale has yet to be confirmed. »

Chaque grand pillage est une tentative pour construire un nouveau terrain de jeu sur les débris de l’ancien, en instaurant de nouvelles règles, pour ouvrir un débat sur le monde, pour poser la question de la totalité. Des émeutiers ravagent leur propre ville et nous ne savons rien des raisons de leurs actes. Leurs discours, leurs débats nous sont inconnus. Leurs actes négatifs manifestent la cristallisation d’une pensée aliénée (qui après-coup ne semble jamais émerger à la conscience). Ces actes qui, a priori, ne sont soutenus par aucun discours sur les marchandises d’un niveau de généralité comparable à la critique effective qu’ils manifestent, expriment les opinions des émeutiers. Pourtant, aucune parole articulée n’explicite ces opinions après le pillage. Il semble même que malheureusement chez les émeutiers, le courage de la parole publique et de la pensée consciente n’égale pas celui des actes. Ainsi les discours que tiennent après-coup les pilleurs sur leurs propres actes, lorsqu’ils sont interrogés par les journalopes, sont très étonnants : ils endossent les pires arguments rabâchés par l’information dominante. Comme si leur pensée pratique était allée si loin au-delà de leur pensée consciente qu’ils ne savaient plus très bien comment refaire le chemin dans l’autre sens. C’est par exemple le prétexte initial de l’attaque qui prédomine dans la raison énoncée du pillage : ainsi un ex-émeutier raconte qu’il a pillé les commerces pour se venger d’un gouvernant détesté, comme à Port-au-Prince... où pourtant personne ne s’est soucié d’attaquer le palais présidentiel tandis que les pillages se propageaient dans le centre-ville. Dans d’autres cas, les ex-pilleurs racontent qu’ils ont pillé les commerces poussé par la faim et le besoin de s’alimenter. C’est cette fable que l’on retrouve dans la bouche des émeutiers argentins de 2001, répétant les arguments de l’information dominante et des partis péronistes qui différencient les bons pilleurs, ceux qui volent de la nourriture, des mauvais, les délinquants qui volent des télévisions et des ordinateurs… Or le pillage ne répond à aucune nécessité, sinon celle de tout accomplir. Il est une critique en actes d’un ordre de la communication et des limites de la pensée consciente instituées par l’Etat et les marchandises. Le déni du pillage semble à la mesure du choc moral et de l’émotion publique qu’il suscite. A l’issue du grand pillage, l’inassumable reste inassumé, occulté et falsifié par l’information dominante, dénié et renvoyé dans l’oubli de l’aliénation (qui poursuit son mouvement hors de toute conscience), tandis que la raison raisonnante, celle du petit peuple de l’information dominante qu’est la middleclass, s’impose provisoirement. Car la middleclass est la communauté du déni.

 

Une posologie adaptée aux troubles de l’existence

Dans ce monde, les marchandises sont le principal horizon de réalisation donné aux individus par la société. Les marchandises promettent des réalisations à venir, mobilisent les désirs et désignent des buts à accomplir tandis que l’émeute se propose, plus généreusement, de commencer à les réaliser tout de suite. La musique, les programmes télévisés, le cinéma et les voyages sont les marchandises nouvelles que nous héritons du XXe siècle, où la vie et les passions sélec-sec-tionnées s’étalent à la mesure de leur pauvreté et de leur absence effective dans la bauge qu’à défaut d’autre mot on appelle le quotidien. Il est d’ailleurs remarquable que musique et cinéma soient deux types de marchandises dont la consommation vise à éprouver individuellement une émotion préconçue et à trouver des modèles pour soi. Grands flatteurs de névrose, les commerçants irritent et canalisent les émotions utiles, les autres, niées, fleurissent par d’autres moyens, où la conscience a peu de place.

Même si son pouvoir d’attraction varie au cours du temps (c’est là une source d’inquiétude croissante chez les marchands), la marchandise reste ce vers quoi tendent les individus : elle incarne la richesse, cristallise l’émotion. Elle est ce qui fait courir les pauvres modernes, ce qui les tient en vie. Et il n’y a pas d’en dehors, d’à côté de la marchandise. La marchandise est une forme pathologique de non-réalisation de soi par surcroit de représentation de la réalisation : la réalisation est toujours à venir après que… Et le possible représenté est séparé de son accomplissement. Le pillage est une posologie adaptée à ces troubles de l’existence, une passion nouvelle où l’émotion s’épanche librement et se communique entre les individus, dissolvant les frontières des individus, et où la critique soumet l’existant à l’épreuve de la vérification pratique.

Les pauvres modernes souffrent aujourd’hui d’une pénurie de but, c’est l’une des causes à l’origine des assemblées argentines et le sujet de leurs débats permanents. C’est aussi chez nos ennemis une des raisons pour lesquelles les marchandises peinent à activer des croyances, et à mobiliser les désirs des pauvres modernes. Dans les rayons des réalisations possibles qui sont constamment représentées par les publicitaires et les marketers, peu sont aujourd’hui considérées comme désirables par les individus : les représentations des réalisations anciennes se sont usées. Vivant en parasite sur le monde existant, la marchandise ne peut pas offrir de nouveaux possibles. J’ose une hypothèse : le grand pillage de Buenos Aires et l’attaque contre le gouvernement ont ouvert un vaste domaine à la pensée consciente où les assemblées de rue se sont développées. C’est cela que révèle le grand pillage : le possible indéfiniment repoussé des marchandises est l’ennemi de la vérification pratique de la pensée ici et maintenant. La vérification pratique détruit du possible et les marchandises sont finalement fondées dans les grandes flammes du pillage.

 

Exploser les frontières de la conscience par l’incendie des supermarchés

Deux phases caractérisent le grand pillage : le vol de marchandises et la destruction par le feu ; la seconde phase atteignant fréquemment des proportions beaucoup plus vastes que la première. Cette destruction massive qui se manifeste comme le stade suprême du vol suscite l’étonnement des conservateurs du monde entier : quoi ! la richesse marchande n’est pas dérobée mais elle est niée et détruite. Scandale, ces pilleurs affirment par leurs actes que la richesse est ailleurs, suggérant qu’ils en auraient découvert la source !

La mauvaise théorie, que l’on retrouve à la fois chez les journalistes sous sa forme spontanée et chez les théoriciens de la critique, considère généralement le désir inassouvi et la frustration des pauvres modernes n’ayant pas accès aux marchandises comme la cause du pillage. Le goût immodéré de la marchandise, ou pire, son manque absolu, serait le prétexte du vol de marchandises. Le vol est d’abord la négation simple de la propriété, c’est une réaction contre l’injustice. L’interprétation en vigueur depuis Karl Marx et l’Internationale Situationniste affirme que durant le pillage-vol les marchandises dont la valeur d’échange est niée sont rendues à leur valeur d’usage ; habituellement une inoffensive théorie du potlatch complète ce fond de sauce. « Ils [les pilleurs] veulent tout de suite tous les objets montrés et abstraitement disponibles, parce qu’ils veulent en faire usage. De ce fait ils en récusent la valeur d’échange, la réalité marchande qui en est le moule, la motivation et la fin dernière, et qui a tout sélectionné. Par le vol et le cadeau, ils retrouvent un usage qui, aussitôt, dément la rationalité oppressive de la marchandise, qui fait apparaitre ses relations et sa fabrication même comme arbitraires et non-nécessaires. » C’est alors à une critique économiciste des faux besoins instaurés par le « système économique » que se livre l’Internationale Situationniste qui se réclame d’une version alternative et authentique de la théorie des besoins. Il y a là un défaut de point de vue : ce n’est pas une théorie préexistante des marchandises qui peut dire le contenu véridique d’une critique pratique ; c’est au contraire la critique pratique des marchandises qui en critiquant son objet fonde une théorie des marchandises.

Au passage, la marchandise elle-même offre un démenti continuel à cette vision utilitariste. Mais contre cette mauvaise théorie du pillage, il faut d’abord rendre justice aux plaisirs émeutiers : celui de voler dans les entrepôts de Port-au-Prince une machine à laver dont on ne fera rien puisqu’on n’a pas d’électricité, celui de sortir d’un centre commercial d’Antananarivo en trainant un piano dans les rues… l’usage importe peu, seul compte le jeu et l’affirmation joyeuse de celui qui subvertissant l’ordre dominant montre qu’il ne possède aucun fondement et conquiert sa propre liberté.

Le fait de présumer une volonté de s’approprier les marchandises chez les émeutiers est abusif : au cours du grand pillage les marchandises sont détruites. C’est la chose marchande même qui part en fumée, son seul usage est d’être le combustible du feu qui la consume. La seule volonté qui s’exprime là est la négation de l’existence même des marchandises, à la fois des objets et de leur caractère marchand, dans toute leur généralité. La haine de la marchandise a pris l’ascendant sur le désir de la marchandise, quel qu’en soit l’usage escompté. La vérité des marchandises apparaissant dans le cours du grand pillage les rend détestables et haïssables. Est-il possible d’imaginer critique plus radicale de l’interprétation du pillage en tant que moment où les marchandises sont rendues à une valeur d’usage, que celle-là ? Dans le pillage, la vérification pratique des marchandises et de leur contenu aboutit non pas à reconsidérer la chose derrière la marchandise en fonction d’un prétendu usage, mais à la détruire. Ici et maintenant, la richesse des marchandises s’est révélée factice, et les accomplissements qu’elles faisaient miroiter se sont révélés sans lendemain. Dans le grand pillage, ce que vise la critique pratique ce n’est pas une marchandise en particulier, mais toutes les marchandises dans leur généralité et la société qui va avec. L’anéantissement de la marchandise en général est le but avoué des participants à un grand pillage. C’est ce monde qui est pris à parti. Dans les rues de Bagdad, Port-au-Prince, Honiara, Jakarta, Bichkek, Nuku’alofa, Antananarivo, des flammes hautes comme des immeubles annoncent les remarquables conclusions des spéculations émeutières ; partout dans le monde les expérimentations menées dans les laboratoires à ciel ouvert des capitales convergent dans leurs résultats.

Dans le prolongement critique du débat ouvert par les situationnistes et contre leur théorie fondée sur les besoins des individus, Jean-Pierre Voyer a brillamment conclu sa critique de Karl Marx par la proposition suivante : la communication est le principe du monde. Le but de l’échange marchand n’est pas que les besoins des humains soient satisfaits mais que les humains communiquent entre eux. Depuis, cette première conclusion a révélé par ses approximations, ses insuffisances pour l’analyse du monde : car, quel est le contenu de la communication ? Quel est son but ? Quel est son terme ? Si le principe de l’échange des marchandises est la communication, quelle est la limite de cette communication, qu’est-ce qui se communique et ne se communique pas lorsque des individus échangent des marchandises ? Et accessoirement comment la pensée se communique-t-elle, M. Hegel ? La théorie de la communication est fondée sur une critique de la théorie de la marchandise de Marx mais n’est pas fondée sur la négativité pratique. Il revient à Adreba Solneman de l’avoir signalé, et d’avoir en conséquence opéré un basculement dans la théorie, la développant à partir de la critique pratique et mettant au centre du débat la question du contenu de la communication. En effet en l’état d’inachèvement où elle se trouve, la théorie de la communication n’aboutit qu’à un plat formalisme au sens de Hegel, sans moutarde, sans aucune portée historique et apte à justifier toutes les conservations. Jean-Pierre Voyer dans sa confrontation avec Adreba Solneman revient sur des affirmations qu’il avait fait précédemment selon lesquelles la seule raison d’être des dominants est de faire face aux assauts constants des pauvres. Il rétablit une néo-logique du maître et de l’esclave qui est au final bien conforme aux discours dominants justifiant l’ordre dominant de cette société. Pour rappel, les prétendus riches d’aujourd’hui sont les serviteurs des marchandises et de l’information dominante ; les prétendus riches vivent dans ce monde-là, ils ne réalisent que la prétendue richesse qui est là, ce jeu de formes mortes se mouvant en elles-mêmes, et ils ne sont riches au sens middleclass du terme que parce qu’ils participent du mouvement des marchandises ou de l’information dominante. Cette misère, ils la partagent avec tous les pauvres modernes. Or les marchandises et l’information dominante encaissent constamment les puissantes déflagrations de pensée venues de l’aliénation sans en comprendre la provenance. Ces prétendus riches, prétendus maîtres par Jean-Pierre Voyer, sont en fait les valets de l’aliénation.

Le grand pillage fonde la critique du point de vue du négatif. Face à la richesse de communication dans l’émeute où la vérification pratique est à portée de main, les marchandises sont détruites par le feu. Ce qui fait obstacle à la communication pratique est détruit. Ce n’est pas le dégoût des marchandises qui est moteur, mais c’est un but supérieur qui exige pour sa réalisation la destruction des marchandises. L’émotion, l’absence de conscience même, réalise la pensée, en s’insurgeant contre la raison que présentent ces bouts de pensées chosifiées dans des marchandises. Les riches émeutiers s’attaquent à la misère de pensée et de communication que les marchandises ont instaurée, qui n’est que l’absence de but. Aussi la négation des marchandises est une passion dominante des humains dans le monde actuel. La critique s’exerce contre une société où la communication entre individus est médiatisée par les marchandises. Contre ceux qui soutiennent que la communication est le principe du monde, le grand pillage démontre que seul le but importe dans la communication. Les pilleurs qui détruisent les marchandises affirment que la communication par les marchandises est en réalité sans objet, qu’elle n’a pas de terme au sens où elle n’aboutit à aucune réalisation. Seule est riche la pensée qui se manifeste librement, en affirmant sa liberté par le feu par exemple. Le grand pillage est une négation collective du badinage sans but de l’échange marchand qui contient les insatisfactions des pauvres modernes à l’aide de sa police, des commerçants, des publicitaires et des représentants d’Etat. Or, c’est seulement là où peut commencer pratiquement la détermination de la pensée, en soi et pour soi, comme dans le grand pillage, que la communication entre les humains importe et que la richesse est à portée.

Les émeutiers font apparaitre cette vérité : être tenu en deçà de la détermination de la pensée est la misère du pauvre moderne soumis à l’ordre des marchandises. La pensée consciente est couverte d’une gangue à l’intérieur de laquelle se définit le possible, tout le possible, le seul possible de sa vie quotidienne. Ce possible n’existe que comme ensemble de promesses de réalisation faites à l’individu par les marchandises, qui excluent toute vérification pratique. C’est cette misère que le pilleur nie. Il fait éclater la carapace qui enserre chacun en sa conscience. Parce qu’il recherche son accomplissement, il explose l’opercule qui fait obstacle à la vérification pratique de la pensée. C’est toute l’immonde philosophie kantienne qui refuse aux hommes l’accès à la chose en soi, soit la possibilité même d’une détermination de la pensée, qui est enfoncée par les pillards. C’est la frontière de la métaphysique posée par Kant (ne vous occupez pas de la chose en soi ! mais seulement des phénomènes) qui est franchie ici et maintenant par les pillards qui cherchent à fonder pratiquement leurs pensées, en leur donnant une détermination, en faisant l’histoire ici et maintenant. Les marchandises ne sont pas une représentation ou une image du monde, mais un rapport au monde. Ce n’est pas un support de l’échange qui est détruit, laissant l’échange enfin libéré de son mauvais support se dérouler comme bon lui semble, mais ce sont les formes instituées d’un mode de communication excluant la vérification pratique qui sont explosées. Face à des marchandises qui instaurent l’interdit de la chose en soi en cantonnant l’individu dans le monde des phénomènes, les émeutiers pulvérisent l’interdit et tentent de poser la question du monde en critiquant le monde des phénomènes, en défaisant la séparation entre soi, la pensée et les choses. Prouvant ainsi que l’existence des choses est aussi affaire d’opinion et que la réalité est un résultat. La négativité du grand pillage révèle la nature des marchandises : les marchandises sont détruites car elles sont un obstacle au mouvement de la pensée à la recherche de son fondement. La question n’est donc pas que les marchandises obéissent ou non à un mouvement infini de division de la pensée, que l’on pourrait appeler communication si cela nous chante, mais qu’elles excluent effectivement toute réalisation pratique (en ce sens seulement elles sont un moteur de l’aliénation, de la division de la pensée). Avec Hegel, je conclue que la détermination de la pensée est le principe du monde, ce principe se situe au terme de la pensée. Avec Ciezkowski puis Marx à sa suite, j’ajoute que déterminer de la pensée est de bout en bout une activité pratique. En libérant un territoire de l’emprise des marchandises, le grand pillage ouvre un nouveau terrain de jeu, dont malheureusement nous ne savons quasiment rien. Là, il faut en être pour savoir. Dans un monde où les marchandises concentrent la plus grande part de la communication consciente entre les individus et prétendent délimiter le champ des possibilités, la négation des marchandises est un préalable nécessaire à toute détermination de la pensée.

(Laboratoire des frondeurs, septembre 2009)


Dossiers de référence :

Date Lieu Code
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05 03 20
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09 MAD 1