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Culture de l’émeute en Algérie

 

 

L’Algérie est le premier, et provisoirement le seul, Etat au monde où l’information dominante a développé le mot-clé de « culture de l’émeute ». Sans remonter aux disputes entre Brecht et Lukács, au début du siècle dernier, lors de l’insurrection de Thuringe, où la question de savoir si les prolétaires révoltés ont le droit ou non de détruire des témoignages culturels du passé, « culture de l’émeute » est une contradiction dans les termes : l’émeute est toujours ennemie de la culture. La culture, en effet, est le déménagement du débat public dans le salon, qui s’est opéré en Europe à partir du XVIIe siècle, alors que l’émeute est la réaffirmation contraire, celle du débat dans la rue.

La thématisation d’une « culture de l’émeute » rapporte seulement une prise de position, en utilisant d’une manière affective des mots qui ont un sens historique, par une partie de l’information dominante. Pour cette engeance « culture » est bon, et par extension ce à quoi s’applique la culture, même si l’objet de la culture est mauvais, comme c’est tout à fait le cas pour cette partie de l’information. Pour que l’information ennemie – ennemie par essence de toute émeute, c’est-à-dire de tout début de débat dans la rue – en vienne à découvrir une bonne émeute, il faut un tout petit peu remonter dans le temps.

En 2001, en Algérie, un grand mouvement insurrectionnel avait commencé en Kabylie. Pour vaincre et épuiser ce mouvement, l’information algérienne s’était scindée, entre médias affidés à l’Etat et médias soutenant les récupérateurs de ce mouvement, c’est-à-dire les coordinations qui ont réussi à contenir l’insurrection en Kabylie, et à confisquer son début de débat. C’est principalement l’information francophone, alliée aux récupérateurs, qui a ainsi donné à l’insurrection son interprétation : la révolte est juste, l’émeute est son expression brute, et les coordinations sont sa vérité. Cette façon de contenir et d’exproprier les émeutiers de leur parole a parfaitement résisté à la fin de cette insurrection, pendant l’année 2002.

Depuis que le mouvement de 2001 a été battu, il est apparu d’abord que tout son discours s’était effondré dans l’inintérêt spongiforme et crispé de sa représentation, en d’autres termes, que sa dangereuse négativité avait été résorbée dans sa crapuleuse représentation ; un autre courant de récupération, plus ancien, qui n’avait rien pu contre l’insurrection de 2001, révéla alors son usure et semble être entré dans son crépuscule : il s’agit de la « sale guerre », cette guerre armée entre guérillas islamiques et entre l’Etat algérien. Ces deux corps militarisés avaient résorbé une autre insurrection, celle qui avait été un véritable danger pour le monde, entre 1988 et 1992. La complicité tacite de ces deux polices opposées spectaculairement semble avoir éradiqué les souvenirs mêmes de cette joyeuse ouverture d’une génération prématurément vieillie ou décimée.

Mais si tout discours subversif né des insurrections passées semble avoir été avalé et digéré, en Algérie, contre toute attente, la forme de révolte qui avait marqué la période 1988-1992, puis 2001-2002, l’émeute, a ressurgi. Inquiet de ce débordement, le parti récupérateur de l’information dominante soutient aujourd’hui l’émeute en Algérie, en la présentant comme une forme de révolte pour ainsi dire légitime, la dernière qui reste aux malheureux pauvres que personne ne veut écouter. « L'émeute comme mode de revendication en l'absence d'institutions locales en mesure de se conformer à leur statut, de se rapprocher et d'être à l'écoute des citoyens, l'émeute comme unique recours quand les élus locaux pensent davantage à se servir et à s'enrichir au lieu de se comporter en dignes et premiers représentants de l'Etat dans la structure de base que représente une commune », écrit un certain Tazaroute dans ‘ La Tribune ’ du 19 mai 2004. Bien sûr l’émeute est regrettable, mais comment faire autrement, je vous prie ? D’autant qu’en 2001-2002 l’une des caractéristiques les plus intéressantes de l’émeute moderne, et à laquelle les informateurs sont par conséquent le plus hostiles, le pillage, n’a été présente qu’exceptionnellement, en Algérie. La « culture de l’émeute » consiste donc à dire que l’émeute est une forme pour ainsi dire légitime, à laquelle les pauvres sont acculés, faute d’être entendus autrement, ou de ne disposer d’aucun autre arsenal pour se battre. Ah, s’il y avait des syndicats, ou des partis efficaces pour bien encadrer la complainte des pauvres, on n’en serait pas là. Mais comme le méchant pouvoir d’Etat a effacé toutes les velléités d’encadrement du mécontentement, eh bien, il ne reste plus que l’émeute. Alors oui, nous soutenons les émeutes, et nous les saluons au point d’en faire une culture. Telle est la position de la vaillante information francophone d’Algérie.

Un des abus les plus caractéristiques de l’information dominante – depuis qu’on peut utiliser ce terme, c’est-à-dire depuis l’arrivée massive de ce corps plus large et flou qu’une corporation dans l’histoire, en 1989 – est sa propension à parler sans contradiction en simulant la forme d’un débat. La forme du débat, dans l’information en Algérie, est simulée par la contradiction que la presse, francophone essentiellement, oppose au régime (ce qui a valu, en 2004, quelques persécutions de journaputes abondamment exposées) ; mais l’unanimité qui en profite se lit dans cette culture de l’émeute qui fait évoluer le terme même d’émeute, sans être contredite. En effet, comme cette information soutient l’émeute, elle appelle émeute de nombreuses manifestations qui sont très en dessous de l’émeute. Pour donner du sens à sa récupération du terme, elle le dévalue, elle enlève du sens au terme. Un exemple typique est un article du 24 avril, intitulé « La culture de l’émeute », dont voici un extrait :

 

En effet, la protestation était au rendez-vous ce week-end dans plusieurs régions du pays. Ouargla, Bordj Bou Arréridj, Laghouat et même la capitale ont connu des émeutes ce jeudi. Dans la première wilaya, les jeunes chômeurs sont sortis pour dénoncer l'octroi de 800 postes de travail (sur les 1 500 promis) à des demandeurs qui ne sont pas originaires de cette même région. Les contestataires ont été fortement réprimés par les forces de sécurité, la manifestation des jeunes Ouarglis n'a pas duré longtemps ce jeudi, selon des citoyens que nous avons joints hier par téléphone. Mais une chose est sûre, les chômeurs de cette région pétrolière ne sont pas près de lâcher d'autant que les promesses tenues par les représentants du gouvernement qui s'y sont déplacés en mars avant le début de la campagne électorale pour apaiser la situation n'ont pas été concrétisées. De même pour les mesures d'apaisement prises à cet effet. Les jeunes de Ouargla se disent toujours marginalisés au profit des demandeurs d'emplois venant du nord du pays.

A Laghouat, ce sont les citoyens de la commune de Guegu qui se sont soulevés contre la mauvaise gestion de leur localité. Pour cela, ils demandent carrément le départ du maire en organisant des sit-in quotidiens devant le siège de l'APC pour demander l'installation d'une commission d'enquête sur la gestion de la commune. Toujours pour des revendications sociales liées au logement et à l'emploi, les jeunes d'El Hammadia, une localité distante de 14 km du chef-lieu de la wilaya de Bordj Bou Arréridj, ont bloqué la route nationale 45 reliant leur wilaya à M'sila.
A Alger, les représentants de 780 familles sont sortis dans la rue, jeudi à Baraki, pour rejeter la décision prise par les autorités locales concernant leur relogement dans des chalets. Des affrontements ont d'ailleurs éclaté jeudi entre les manifestants et les forces de sécurité.

 

Si l’événement de Baraki s’est avéré effectivement une émeute, il est le seul de ceux racontés ici, et ce n’est pas à travers ce qui est raconté ici. L’événement de Laghouat illustre le mieux la dérive sémantique que les journalistes opposent aux actes de révolte : c’est un simple sit-in qui est ici identifié comme une émeute. Un geste passif, défensif, devient donc identique avec des offensives contre l’Etat, la marchandise, ou l’information. Mais les autres exemples sont peut-être moins grossiers, mais vont dans le même sens : à Ouargla, ce qui est appelé émeute, est une manifestation réprimée, à Bordj Bou Arreridj c’est une coupure de route, sans même aucun affrontement, qui est promue émeute, et à Baraki, ce sera seulement la qualité de la destruction et l’intensité, escamotée ici, du refus (barricades, 64 blessés) qui permettra d’élever l’événement au rang d’une émeute.

Cette légitimation unique de l’émeute a sans doute contribué au fait qu’en 2004 l’Algérie est l’Etat au monde où nous avons recensé le plus de ces brefs incendies qui sont le début en puissance des débats de l’humanité sur elle-même. D’une part, grâce au soutien zélé de l’information, ils sont connus et décrits ; d’autre part, cette publicité positive les promeut certainement auprès des gueux, qui en sont les acteurs. Alors que partout dans le monde l’émeute est considérée comme un mal, ce qui contribue beaucoup à l’autocensure des pauvres, en Algérie, étant érigée au rang de mal nécessaire, elle se situe, pour ceux qui la font, à un niveau de culpabilité plus bas. Comme pour la manifestation de protestation ou la grève dans d’autres pays, elle peut être endossée par cette dignité ridicule qu’ont parfois les pauvres quand ils croient pouvoir affirmer qu’ils sont dans leur droit. Le caractère fondamentalement négatif, hostile à cette société, sans excuses devant ses lois et ses règles, s’atténue dans un Etat où cet acte si subversif est soutenu par l’information. A l’extrait d’article suivant, paru sur Kabylie.com en mars 2002, on peut voir que cette dévaluation de la critique était déjà amorcée dans la longue fin du mouvement de 2001. On observera en particulier le caractère rituel de cette « tauromachie » sans surprise, l’attitude des badauds, des passants et celle des commerçants, qui constituent ensemble la bordure extérieure aux deux groupes antagonistes, présentés comme des protagonistes sportifs, maillots compris.

 

A la première volée de pierres, les gendarmes franchissent le portail de la caserne en s’abritant sous leur casque et leur bouclier.

Armés de frondes, les jeunes saluent la sortie par un grondement proche du murmure des aficionados lorsque le taureau entre dans l’arène. Le « combat » quotidien peut commencer. Il va durer plusieurs heures dans le centre-ville de Tizi Ouzou qui baigne dans des nuages de gaz lacrymogène. Les émeutiers avancent par vagues sans cesse repoussées par les forces de l’ordre.

Les affrontements se déroulent à distance, sans corps à corps, ni jusqu’à présent usage d’armes à feu. Ils commencent juste après l’heure du déjeuner. Agés de dix à quarante ans, les manifestants portent souvent des maillots des grands clubs de football européens. Leurs slogans sont toujours identiques. « Pouvoir assassin ! », « Pas de pardon ! » avec depuis peu une variante : « Pas d’élections ! »

Les badauds assistent aux escarmouches depuis les balcons et les fenêtres des immeubles. Ils évaluent en connaisseurs la précision des tirs de projectiles divers. Dans les rues, la vie continue comme si de rien n’était : les passants déambulent sur les trottoirs en prêtant à peine attention aux troubles, des automobilistes pressés s’aventurent parfois sur la chaussée laissant le passage en fonction de la circulation des uns et des autres soit aux révoltés, soit aux gendarmes.

Les commerçants sont les seuls à ne pas s’habituer aux contraintes de la « culture de l’émeute ».

 

Ce que nous, laboratoire des frondeurs, appelons émeute, est évidemment plus restrictif que ce que l’information algérienne, reprise sans critique hors d’Algérie, appelle ainsi. En s’en tenant à nos règles, qui ne sont pas les leurs, nous avons pourtant comptabilisés vingt-trois événements dans l’année, pour ainsi dire deux par mois, qui comptent tous au moins une émeute que nous avons certifiée, du haut de notre propre subjectivité fort discutable, mais revendiquée : à la relecture, en effet, certains de ces événements ne méritent peut-être pas d’être appelés émeutes ; mais comme parmi les événements non retenus sous ce terme, il y a peut-être autant d’exclusions abusives, la quantité totale, plus que le détail précis, correspond à une image du négatif en Algérie que nous pouvons endosser fermement.

Encore que cette situation particulière de l’émeute en Algérie nous oblige à nous interroger sur la définition générale d’émeute. Quand on considère les trente lieux d’émeute recensés par notre laboratoire pour l’Algérie en 2004, outre l’agglomération d’Alger, six seulement se trouvent dans des villes de plus de cent mille habitants, alors que dix-sept, plus de la moitié, sont des localités de moins de cinquante mille habitants. Il nous paraît légitime de se demander ce que peut bien être une émeute dans une petite localité de moins de dix mille habitants par exemple. Car là, déjà, tous les jeunes qui participent à l’événement se connaissent : il n’y a pas cette rencontre entre anonymes qui est l’un des principaux présupposés d’un début de débat public, même si c’est un présupposé qui n’est pas exclusif. Si ces émeutiers se connaissent entre eux, ils sont également connus des non-émeutiers, et presque toujours des représentants de l’Etat, qu’ils affrontent. Ces liens préexistants, qui vont donc probablement continuer après l’événement, le limitent. A travers cette situation où tout le monde connaît tout le monde, la colère n’apparaît plus comme une volonté de changer l’ensemble des rapports, mais bien comme ce que présente l’information : une forme ponctuelle de protestation légitime. Il faut ici rappeler que l’émeute moderne est un phénomène de l’anonymat et, par conséquent, un phénomène urbain, une rencontre de pauvres anonymes dans l’affrontement, aux abords immédiats des centres de décision ennemis. La plupart de ce qu’on appelle des émeutes en Algérie, même parmi celles que nous avons validées comme telles, sont plutôt des contestations villageoises, une façon d’outrer les jeux politiques locaux, avec la bénédiction de l’information dominante, ravie de se ranger dans le camp de ceux qui réclament maintenant de participer à ces jeux, desquels ils ont été jusqu’alors exclus.

Une des thèses principales de l’ennemi, pour expliquer et soutenir la culture de l’émeute, est basée sur le double constat suivant : le terrorisme islamiste en Algérie s’essouffle, et laisse donc le champ libre à la contestation (ce qui dénonce bien, en passant, la nature policière du terrorisme, et comment il profite à la conservation de ce qui est là) ; et les Algériens s’aperçoivent qu’il y a des richesses en Algérie : ainsi, en 2003, les hydrocarbures auraient rapporté une somme qui divisée par le nombre d’Algériens équivaudrait à 10 millions d’euros par personne, chiffre repris dans ce contexte, entre guillemets, dans des micros-trottoirs où les journalistes cherchent à exprimer les causes d’émeute. En résumé : la terreur partie, chacun commence à réclamer – fort légitimement, dans la perspective des journalistes – sa « part du gâteau ». Cette idée vulgaire contribue aussi à l’explication des révoltes dans les petites localités : c’est l’occasion d’attirer l’attention sur une petite oasis oubliée en bordure du désert, puisque les informateurs feront la publicité de l’événement ; et parfois, comme cela s’est produit effectivement, des hauts fonctionnaires, même des ministres, comme à Aïn Melh en novembre, honorent de leur intercession précipitée les émotions locales. L’ennemi parvient donc à rendre grossières et médiocres ces bouffées de colère qui lui font tant peur, en réduisant leur fond à des abstractions économistes, parfois retraduites, pour faire plus vraies, en langage populaire traditionnel, comme à travers ce proverbe, apparemment émis à Ouargla, en février : « La vache est au Sud, mais ce sont les gens du Nord qui boivent son lait » ; ou alors à de vagues manœuvres publicitaires, pour palper sa part de butin, comme à Beni Ounif, en janvier : « D’ailleurs, un jeune universitaire déplore cette logique du “casser pour être écouté” dans lequel le Pouvoir a fini par engager la population. »

Ce particularisme local, cette vague d’émeutes des villages, des bourgs, des hameaux, des petites villes de province, des localités aux noms inconnus hors d’Algérie, explique aussi pourquoi, parmi les vingt-quatre événements retenus (si on inclut l’émeute de Tebessa, qui est la conclusion d’un événement footballistique commencé à Sfax), cinq seulement ont été des émeutes sur plus d’une journée, et aucun sur plus de deux. L’attroupement est soudain, l’attaque des bâtiments publics libère une rancœur souvent fort ancienne, les quelques policiers du bled, peu combatifs contre des gens qu’ils croisent tous les jours, sont vite dépassés, l’incendie, la barricade, la coupure de route durent jusqu’à l’arrivée de renforts policiers, généralement plus brutaux que nécessaires, et la place redevient nette, après quelques arrestations suivies généralement de lourdes condamnations. Mais la plupart des lieux sont isolés, les routes ne peuvent être que bloquées, mais pas utilisées pour une propagation pour les émeutiers, et la révolte s’arrête à la limite urbanisée du lieu.

Si on schématise à partir d’une carte, il y a eu deux sortes de lieux : la côte, avec une seule émeute pour l’Ouest, la dernière de l’année à El Kerma, près d’Oran, deux dans le grand Alger, à El Harrach et Baraki, trois dans l’Est, Settara, Aïn Berda, Asfour, et les autres en Kabylie et en bordure de la Kabylie , à Souk el Khemis, El Hachemia, Hassasna, Tizi-Ouzou, Akbou. La Kabylie reste la région la plus émeutière, mais au contraire des années précédentes, elle ne concentre plus la majorité de ces formes de révolte qui avaient subi là une curieuse aliénation : habituelle, et contrôlée, sans pourtant être commanditée, un peu comme celles qui ont tant ridé les dirigeants palestiniens, entrés dans leur deuxième décennie de récupération complémentaire à la répression israélienne. En effet, la carte de 2004 révèle beaucoup plus d’émeutes au sud du 36e parallèle. Déjà dans l’Atlas, Djelfa, Medjedel, Aïn el Hadjel, Aïn el Melh, Tolga, à l’ouest, puis Tkout, Ouled Rechache, Tebessa, à l’est ont connu ces soulèvements étranges, médiatisés mais inattendus, qui ont souvent sonné l’appartenance au monde actuel de ces localités, distantes de plusieurs dizaines de kilomètres l’une de l’autre où l’éclatement se produit sans projet, sans chefs, sans lien, et sans lendemain annoncé, laissant pour seule fumée la fourmilière abîmée des notables locaux, réveillés brutalement d’une longue quiétude.

Et plus loin au sud aussi, les jeunes ont fait connaissance avec les charges frontales, les incendies destructeurs, et les bouffées d’adrénaline qui mettent le monde à l’horizon. Dans le Grand Erg occidental, c’est à Beni Ounif, Igli, Timimoune et dans le Grand Erg oriental, à Ghardaia, Guerara, Ouargla, El Hadjira, Touggourt, Meggarine, Reguiba qu’on s’est ému. Là, les lieux de révolte sont adossés au désert, et souvent distants les uns des autres de plus de 100 kilomètres . Mais la hogra (« le mépris et l’injustice que leur infligent les pouvoirs publics »), qui avait progressivement disparu de la cible des insurgés de 2001- 2002, a rappelé aux gens du Nord que ceux du Sud parlent la même langue, et que ce sont ceux qui n’ont pas de vaches qui s’adressent, par le discours universel de l’émeute, à ceux qui ne boivent pas de lait.

Et quand on rentre dans le détail de ces fournaises, évidemment, leur caractère réjouissant, dissimulé, puis évincé par les journalistes, réapparaît en plein. Une dizaine de mairies ont été saccagées, incendiées ; des sièges de daïra (sous préfecture), des commissariats et des hôtels d’impôts figurent en tête de liste de ces vindictes joyeuses, à côté d’entreprises publiques. Les voitures sont désormais le combustible de base de l’émeute moderne, par les pneus qu’on enflamme pour barricader des petites venelles, alors que les carcasses fumantes servent d’obstacle dans les rues plus importantes. Il y a, presque à chaque émeute, et en particulier dans le Sud lointain, des coupures de route : là où les routes sont rares et de plus en plus vitales pour le commerce, c’est une forme de critique de la marchandise, même si son caractère offensif initial bascule rapidement dans des hors-jeux défensifs. Les affrontements, ces défoulements collectifs furtifs mais libérateurs, qui peuvent donner d’excellentes idées, se jouent généralement à quelques dizaines, ou centaines, très rarement des milliers ; les armes sont des caillasses, comme en Palestine, exceptionnellement des cocktails Molotov, ou des armes blanches (qui sont souvent l’accusation policière qui, dans la répression juridique coûte le plus cher) ; en face, on utilise des lacrymogènes, et parfois des balles réelles. Les blessés se comptent par dizaines, mais il y a peu de morts (un à Asfour, un à Aïn Mesh).

La plus grande émeute du début d’année, après les tentatives déjà bien réussies de Aïn El Berda, Aïn Hadjel, Beni Ounif et Igli, a eu lieu à Ouargla, le 22 février. C’est d’ailleurs la seule émeute majeure en Algérie au cours de l’année 2004. Elle commence la veille de la visite électorale du président Bouteflika, parce que les jeunes, mal informés, se sont trompés de date. Mais pas de cible : mobilier urbain, agence de voyage, banque, crèche, hôtel, siège de wilaya, « des milliers de jeunes manifestants » caillassent ceux qui s’opposent à ce sérieux défoulement, et attaquent en particulier des journalistes, qui l’ont bien cherché, par profession. Le lendemain, le gnome en chef vient quand même. C’est la queue de son cortège qui essuie les premières caillasses d’une belle journée frondeuse : commissariat, centre commercial, bureau de main-d’œuvre, trois caisses Sonatrach, des maisons closes, tout un décor social bien plus joli pour les cœurs et utile pour les esprits dans les flammes. Les journalistes réchappés (pour cette fois) affichent, comme une excuse, leur idiotie superlative : « la colère des ouarglis est inexplicable » pour cet ‘Express’ algérien bien serré. Le 24 février, le cortège présidentiel est caillassé à Touggourt, et il faut des renforts d’urgence pour permettre à ce si populaire fonctionnaire de pouvoir quitter la ville, dont, trois jours plus tard, « il ne reste plus rien de la mairie qui offre une image de désolation », ça dépend pour qui. Le 25, des routes sont coupées dans toute la région, le 26 février à Meggarine, à 10 kilomètres de Ouargla, la route est coupée, un bar est saccagé. Et, queue de la comète Ouargla, à mi-chemin entre cette ville et Touggourt, le 27, « les citoyens ont brûlé l'APC, les impôts et un collège », va savoir pourquoi. Et qu’on ne me parle pas de Malvie, de chômage, de raisons économistes ! Car c’est aussi bien l’Etat que la marchandise et l’information que l’Etat qui ont subi la colère des gueux d’Ouargla et environs, en février 2004.

En saluant avec respect les émeutiers d’El Harrach, 27 février, de Settara, le 28, de Reguiba le 1er mars, là aussi lors d’une visite de Bouteflika, et à Aïn el Aloui et Haïzer les 6 et 8 mars, nous arrivons dans cette Kabylie si couvée par l’information francophone, à Akbou, très exactement le 26 mars. C’est d’ailleurs certainement parce qu’on entre dans les deux dernières semaines avant les présidentielles que l’information est si diserte, si « culture de l’émeute ». Il y a donc un meeting électoral, prié de déguerpir par les coordinations qui ont appelé au boycott, et comme les participants de la pantalonnade présidentielle sont lents à obéir, barricades, caillassages et lacrymogènes occupent rapidement le devant de la tribune. Dans toute la Kabylie , d’ailleurs, on saccage des urnes électorales, et en particulier dans la ville principale de la région, Tizi-Ouzou, où le pitre principal du spectacle électoral, le sortant Bouteflika, prétend tenir un meeting, le 31 mars. Trop d’impudence c’est trop d’imprudence, et le candidat grand favori est obligé de s’enfuir, laissant derrière lui une bataille rangée, avec 50 blessés, vous me direz, il commence à avoir l’habitude.

Le 5 avril, c’est à nouveau à Akbou que le désaccord frontal se manifeste, mais avec plus de vigueur cette fois : la ville est coupée, les routes sont prises, la Sonelgaz et les bureaux de vote flambent, et les affrontements font rage, relayés par ceux de Tizi Rached et Freha le 7, puis le 8 avril, jour du vote, par des affrontements dans au moins six localités, dont Tizi-Ouzou, Azazga. Au total il y a 155 bureaux de vote incendiés, l’abstention en Kabylie est environ de 85 %, et 85 % des bulletins exprimés est également le score obtenu par Bouteflika, triomphalement réélu.

Mais si les affres préélectoraux de Kabylie nous intéressent, c’est d’abord pour montrer que les jeunes qui s’amusent là sont aussi vivants qu’ailleurs en Algérie, et ceci malgré le fait discriminant qu’ils ont une représentation forgée sur leur lutte et en son nom, mais contre elle. Les coordinations ou aârchs, comme on les appelle dans l’information, sont encore là, deux ans après l’échec définitif de l’insurrection. Elles vont maintenant négocier avec l’Etat, en dépit de leur parole maintes fois donnée, et elles fournissent à ce complice déguisé en adversaire les témoignages de leur bonne foi collaboratrice. Le 7 mars, à Haïzer par exemple, « un délégué des archs intervient pour se démarquer au nom des archs du pillage », rapporte le journal mal nommé ‘Liberté’, et le 5 avril à Akbou, les délégués des coordinations s’interposent « entre la foule d’émeutiers et les édifices pour sauver ce qui peut l’être ».

Et, pas de chance pour ces prosélytes, qui après l’émeute successive à une bavure à Tkout en mai iront soutenir tapageusement ceux qui ont été arrêtés, montrant par là que le territoire de leur influence s’étend maintenant au-delà de la Kabylie , la hogra est à nouveau la cible des émeutiers, hogra à laquelle il faut bientôt intégrer ces délégués non révoqués qui vont serrer la main du Bouteflika bouté hors des rues de Tizi-Ouzou et de Touggourt.

Depuis 1997, en Algérie, les logements sociaux construits par l’Etat sont distribués par les maires. C’est évidemment une manne considérable pour ces petits fonctionnaires très souvent corrompus. A Baraki, le 21 avril, un fonctionnaire apparemment complètement saoul vient annoncer à 760 familles que les camions de déménagement viendront prendre leurs affaires le lendemain, pour les déporter, parfois à plus de 100 kilomètres comme le confirment les chauffeurs le lendemain, qui leur apprennent que « même le déménagement est payant ». Evidemment, les habitants de la Cité Diar el Baraka ne sont pas d’accord, et le font savoir caillasse à la main autour de barricades qu’ils ont construites. En avril, on attaque des bâtiments publics à Timimoun, à Hassassna, puis à Baraki, tout près d’Alger. Dans cette ville, c’est à cause de ce prétexte qui va être le plus partagé, le plus justificateur d’émeutes pendant toute l’année : le logement. La corruption de fonctionnaires et l’attribution des logements par les maires vont être la cause de la plupart des émeutes de la fin du printemps : Ouled Rechache, où les vingt émeutiers pris seront condamnés à un an ferme, Tolga, où ce sont des « chefs de famille » qui saccagent la ville en mai, Asfour en juin et Djelfa, en juillet. Partout ce sont des bâtiments publics fumant d’un même effluve que les pneus des barricades ; partout ce sont les odeurs de lacrymogènes, les dizaines de blessés, et les dizaines d’arrestations, avec toujours des condamnations de plusieurs mois ferme, et avec un recul de l’Etat, en tout cas des maires, sur l’attribution des logements.

Après un été rempli de beaucoup d’escarmouches, mais dont aucune n’est une émeute selon les critères des ennemis de la culture de l’émeute, l’automne retrouve le rythme du printemps. Le 13 octobre, la police dégage un sit-in commencé le 13 septembre devant une entreprise de surveillance des gazoducs pour obtenir des emplois. Mauvaise pioche : c’est toute la ville voisine de Medjedel qui se soulève, et les émeutiers finissent par piller l’entreprise en question.

Le même 13 octobre, à Ghardaïa, les commerçants reprochent à l’administration ses contrôles tatillons et l’impunité des trabendistes ; la manifestation se régénère en émeute, au prix de quelques bâtiments publics, de 50 blessés et d’une grève du commerce. Des affrontements reprennent lors du jugement des manifestants arrêtés, le 19, puis c’est à Guerara, le 22, que la flamme de Ghardaïa se déplace, à la suite d’une altercation entre deux groupes de jeunes : mairie et commissariat peuvent témoigner du dépassement du prétexte. Le 5 novembre, à Aïn Oussera, c’est une drague qui finit en incendie de magasins et de voitures, et le 10 à Aïn Melh, contre « la hogra d’un commissaire », sa maison est mise à sac, 8 voitures disparaissent dans les cendres, et après la mort d’un manifestant deux ministres viennent sur place, donnent raison aux émeutiers et libèrent 34 détenus.

Enfin, le 12 décembre, une dernière « émeute du logement » à El Kerma rappelle aux fonctionnaires corrompus dans un Etat où il y a une pénurie d’habitation alors qu’il y a un million deux cent mille logements vides qu’être maire est un job rentable jusqu’au jour où les jeunes de la commune bloquent routes et mairie, caillassent et menacent ; et là, game over, et il faudrait encore remercier ces vandales furieux de leur douceur, puisqu’une des crapules mises en cause n’a pas encore été lynchée comme elle l’aurait mérité.

Ainsi donc, l’Algérie en 2004 offre une tendance contraire au reste du monde : l’émeute y est mise en avant, médiatisée, presque vantée comme étant d’utilité publique. Alors que dans d’autres régions du monde, nous combattons l’occultation, ici nous combattons la mise en spectacle, qui ne déforme pas moins l’impression, et qui n’agit pas moins sur les faits eux-mêmes.

Pour conclure provisoirement, le négatif en Algérie est présent. Une sorte d’ébullition permanente a été expérimenté pour la première fois jusque dans les bordures du désert, où elle n’était encore que rêvée, et poursuivie plus près du siège des trois moyens de communication dominants, Etat, marchandise, information. On peut voir cette négativité, soit comme une zone non couverte par le contrôle, soit comme une zone que le contrôle est justement en train de s’approprier, par la « culture de l’émeute ». Déjà bien enfoncée dans les rails du quotidien et de l’habitude, l’émeute en Algérie, cependant, n’a pas permis, en 2004, d’ouvrir ou même d’entrevoir des perspectives de dépassement. Mais la vérité du possible reste suspendue au fait de prévoir si cette frange continue et contenue de mécontentements est dans une phase ascendante ou descendante, question à laquelle notre laboratoire se sent trop jeune pour répondre encore.

 

(Laboratoire des frondeurs, mars 2005)