Laboratoire
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L’Amérique Latine  en 2004

 

 

  1. Une négativité persistante à l’ombre d’un gauchisme d’Etat et d’information : Le Venezuela en 2004

  2. Une explosion d’émeutes sous l’occultation de l’information dominante : le Pérou

  3. Assemblées, coupures de route, escraches : suites de l’insurrection argentine de 2001-2002.

  4. Terne Bolivie 2004 : l’après l’insurrection d’octobre 2003

  5. Trouées du négatif dans l’idée d’Amérique Latine

 

C'est où l'Amérique Latine ?

Dans la pensée middleclass, l’Amérique Latine renvoie en première approximation au continent Amérique moins sa partie occidentale. C’est-à-dire rien du tout si l’on se souvient que l’Amérique, sans son adjectif latin, est synonyme des Etats-Unis, l’Etat fétiche de l’occident, et englobe plus subtilement le Canada. L’Amérique Latine n’est qu’un terme inventé dans la deuxième moitié du XXe siècle par des géographes états-uniens à seule fin d’expurger ce vaste continent de ses turbulents habitants non occidentaux. Cette récente division du monde qui est d’abord un jugement sur ce monde du point de vue de ceux qui le dominent désigne le bout de terre qui s’étend au Sud des Etats-Unis et qui comprend l’Amérique Centrale, les Caraïbes et l’Amérique du Sud. Mais si cette division m’intéresse c’est qu’elle est inversement significative de la valeur que lui attribue la pensée middleclass ; il n’y a d’ailleurs là aucune règle générale à en tirer. L’appendice occidental qui se prend pour le tout est pauvre en émeutes alors que l’Amérique Latine est riche en émeutes. Dans cette partie du continent la nouveauté apparaît dans le monde et la richesse abonde.

C’est une tout autre version que la pensée middleclass martèle quotidiennement par le biais de sa succursale. Dans l'information occidentale, les évènements concernant l’Amérique Latine ne figurent que rarement : qu'un chef d'Etat occidental soit en visite officielle et les journalistes daignent se déplacer, qu’une catastrophe survienne et ils montrent, s’attardant avec minutie sur les détails, la misère des victimes, qu’un soudain renversement de gouvernement advienne et ils mentionnent, sans plus d’explication, un changement de personnel. Les évènements qui y arrivent ne valent que comme témoignages d’une histoire de second rang, l’histoire des retardataires, de ceux qui sont à la traîne, dont l’arriération éclaire en contrechamp la marche victorieuse de la forteresse occidentale qui s’imagine, ce cloaque, grand phare de l’humanité.

Comme dans l’usage du mot Amérique où la partie occidentale vaut pour le tout, l’exagération métonymique se retrouve dans le point de vue de l’information occidentale sur l’Amérique Latine. Très peu d’informations sur les évènements négatifs survenant dans cette zone du monde font l’objet d’une diffusion internationale. Car l’Amérique Latine en tant qu’entité est également un domaine particulier de l’information dominante sur lequel se brise la publicité des émeutes. Et cela bien que, à l’exception du Brésil lusophone et de certains pays des Caraïbes, cette portion du continent possède une remarquable unité linguistique. Outre qu’il est la langue principale parlée  par ceux qui vivent en Amérique Latine, l’espagnol constitue une subdivision de l’information avec des agences de presse de second rang (Efe, Ansa, auxquelles s’ajoutent les agences de presse nationales) inféodées à l’information occidentale dont les agences de premier rang (Reuters, Ap, Afp) sont plutôt de langue anglaise. Bien que les informations anglophones soient massivement reprises dans l’information hispanophone, le compte-rendu d’un évènement par cette dernière ne remonte que rarement en première catégorie, et pas seulement à cause de la barrière linguistique. Il y a une hiérarchie entre les agences de presse dans l'information dominante comme il y a une hiérarchie entre les divisions du monde dans la pensée middleclass. Voilà une deuxième raison expliquant la quasi-invisibilité des révoltes en Amérique Latine dans l'information occidentale.

A l’Amérique Latine colle une représentation particulière qui lui donne sens dans l’information dominante. Elle est une entité floue qui n’a de situation clairement déterminée, ni dans le temps, bien que plutôt ancrée dans les années 70, ni dans l’espace, bien que plutôt centrée sur Cuba. L’Amérique Latine est un fantasme de gauchistes qui évolue au gré des époques. Des diverses guérillas marxistes d’obédiences communistes, trotskistes, maoïstes aux flics sandinistes en passant par la bureaucratie du grabataire de Cuba, les récupérateurs de la révolte se sont succédés en Amérique Latine. Dans l’époque récente, si l’on excepte la persistance des Farc en Colombie, l’armée zapatiste a été la dernière guérilla en date à apparaître, porteuse d’un nauséeux syncrétisme de gauchisme, d’ethnicisme indien et de grand spectacle. Car depuis une bonne dizaine d’année, les gauchistes latino-américains ont délaissé les prétentions révolutionnaires qui leur avaient permis, avec le succès que l’on sait, d’encadrer le débat ouvert par la négativité des gueux, en créant des organisations armées. Aujourd’hui, l’opposition aux politiques dites néo-libérales qui accompagnent l’extension des marchandises a généré des mouvements militants qui de contre sommets en forums sociaux ont redonné un poids inattendu au discours remâché et résigné des vieux idéologues marxistes massivement reconvertis en crapules gestionnaires d’Etat. Ce qui permet à de nombreux chefaillons d’Etat en commençant par Chavez pour le Venezuela, en continuant par Kirchner pour l’Argentine et Lula pour le Brésil sans oublier, pour finir, l’antique pourriture vénérée Castro, de se présenter aujourd’hui comme des gestionnaires soucieux du peuple qui s’opposent courageusement aux politiques libérales promues par les Etats-Unis. Et l’information dominante se repaît de mettre en scène cette dispute de gestionnaires qui, tout en renforçant la croyance en l’économie et en l’Etat, conforte la vision d’une Amérique Latine gauchiste s’opposant aux Etats-Unis, et permet provisoirement de cacher les émeutes.

C’est entendu l’Amérique Latine n’a qu'une unité diaphane, elle n’a qu’une vague image de sous-continent peuplé de guérillas et de gauchistes. Et pourtant, comme pour contredire cette idée toute faite, le laboratoire des frondeurs y a repéré pour l’année 2004, 32 émeutes avérées dont 4 émeutes majeures, sans compter les Caraïbes où l'insurrection d'Haïti a durablement explosé les certitudes des gestionnaires. Les actes négatifs tracent un tout autre contour de ce sous-continent où la révolte paraît bénéficier de la relative obscurité procurée par l’information dominante tout en étant limitée par les calomnies et falsifications que cette dernière propage. C’est pourquoi leur description est nécessaire. En 2004, la négativité en Amérique Latine paraît vigoureuse, bien enracinée, creusant à l’abri des observateurs professionnels un profond sillon qui s’inscrit notamment dans la suite de l’insurrection argentine de 2000-2001. Mais le caractère épars, dispersé des révoltes, le très grand nombre d’émeutes de faible intensité, et surtout l’absence d’insurrection pour l’année – si l’on excepte Haïti qui en tant qu’île des Caraïbes, et de surcroît francophone dans une zone du monde hispanophone, est dans une situation singulière – y rend le cheminement de la négativité difficile à lire.

 

1. Une négativité persistante à l’ombre d’un gauchisme d’Etat et d’information : Le Venezuela en 2004

Au Venezuela, c’est le barnum du Chavez Circus qui empêche le discours des émeutiers d’être entendu. La situation faite aux émeutes – au nombre de 4 en 2004 – dans ce pays respecte la tradition régionale des récupérateurs latino-américains : les gauchistes gèrent l’Etat et assurent la répression des révoltes. Mais cette répression est elle-même recouverte par une pseudo-dispute publique sur la gestion de l’Etat qui, se cristallisant sur la personne de Hugo Chavez Frías, traverse l’information dominante en la divisant. Roulement de tambours. A ma droite, les journaux et télévisions privées ayant pris parti pour l’opposition dénoncent le tyran Chavez avec un large appui de l’information internationale ; à ma gauche, le gouvernement, les journaux, radios et télévisions d’Etat défendent le président qui s’est octroyé un programme télévisé dominical « Aló, Presidente » où, cinq heures d’antenne durant, il fustige l’opposition, les médias et les complots ourdis depuis les Etats-Unis accusés de confisquer la démocratie à son peuple. En 2004, le motif central de la dispute officielle est la convocation par l’opposition d’un référendum portant sur la révocation du président. Pour que le referendum ait lieu, la coordination démocratique, qui regroupe les principaux partis d’opposition, doit réunir selon la constitution au moins 2 402 579 voix, soit 20% des électeurs. La collecte de signatures a été organisée, conjointement avec le gouvernement, du 28 novembre au 1er décembre 2003. Depuis, le Conseil national électoral compte et recompte les signatures, et tarde à donner le résultat de ses calculs. Voilà le prétexte autour duquel les gestionnaires tentent en ce début d’année 2004 de focaliser, on va voir comment, la révolte.

L’émeute du 12 février 2004 éclaire d’un seul coup la situation vénézuelienne en montrant la révolte et ses calomniateurs, ses récupérateurs et ses falsificateurs au travail. A Valencia, sous un prétexte que ne précise pas le compte-rendu du journal local, El Carabobeño, les étudiants de l’université technique manifestent ; ils incendient à 8 heures du matin un guichet vendant des tickets de transport public, puis tirent des fusées d’artifice sur les policiers qu’ils affrontent. Suite à l’arrestation de 8 étudiants, leurs camarades auxquels se sont joints des « encapuchados » (comprendre des non-étudiants vaguement délinquants) brûlent des pneus et bloquent une avenue pendant 4 heures, caillassant la police lorsqu’elle ose se montrer. A partir de 11 heures, les affrontements s’intensifient et les manifestants qui demandent la libération des détenus et en ont visiblement contre les transporteurs, prennent en otage des chauffeurs et 14 minibus. Repliés sur le campus et sans réponse du préfet, ils brûlent deux minibus à 14 heures puis trois à 16 heures ; une demi-heure plus tard 400 chauffeurs armés de bâtons attaquent le campus, récupèrent leurs véhicules, libèrent leurs collègues, saccagent des bâtiments et vandalisent 6 minibus appartenant à l’université.

Mais cette émeute locale, qui d’elle-même n’ouvre pas de perspectives, permet à la presse internationale d’amorcer une campagne de récupération. Sous le titre « Venezuela delay sparks scuffles » affublé du sous-titre « Mounting tensions in Venezuela spilled over into clashes, as the deeply divided population awaits the outcome of a referendum », les journamerdes de la Bbc déclarent que « Pro- and anti-Chavez demonstrators clashed in Valencia, also west of Caracas. Local television showed them exchanging puches and kicks and hitting each other with sticks. » Le même article prétend également que le prétexte du référendum révocatoire est à l’origine d’affrontements similaires à Merida. A propos de Merida, El Universal du 13 février, plus loquace sur les faits, explique que les manifestations, qui se sont terminées sur un score de 22 blessés dont 16 policiers, répondent à l’appel d’un syndicat étudiant pour célébrer la journée de la jeunesse. La falsification des évènements de Valencia et de Merida par la Bbc que l’on retrouve à l’identique dans les dépêches Reuters puis sous une version éditorialisée dans El Pais fait de l’ajournement de la décision du conseil électoral la cause d’affrontements dans tout le pays. Voilà un évènement inventé de toute pièce et massivement repris par l’information occidentale. La falsification des faits se cache discrètement sous l’imprécision ou l’allusion péremptoire et justifie l’amalgame qui transforme les évènements regroupés en déclinaisons particulières d’un prétexte général. Les manifestants de Valencia qui le 13 février, demandent la libération des détenus de la veille ne s’y trompent pas lorsqu’ils agressent les journalistes que « no dicen la verdad ». L’information vénézuelienne moins à l’aise pour relayer la falsification des faits que l’information internationale, qui profite de l’éloignement de son public, se contente d’affirmer que « la causa de la mayoría de las protestas fue contra el retardo del CNE en dar a conocer la fecha del referendo revocatorio presidencial » : on appréciera la nuance embarrassée.

Voila donc un premier exemple de la façon dont, au Venezuela, les actes négatifs sont travestis et finalement niés dans leur sens. L’information dominante, qui se place au centre de la discussion, la construit de bout en bout. La révolte du peuple contre le tyran Chavez qui tente d’empêcher la convocation d’un référendum révocatoire le concernant, est, on l’aura compris, la base du scénario. De l’autre côté, l’invention d’un conflit de rue portant sur la convocation d’un référendum arrange Chavez. Celui-ci n’a pas à répondre à l’émeute et peut la réduire à une manifestation violente de l’opposition ; du même coup, il réactive son fond de commerce en dénonçant une manœuvre de déstabilisation des Etats-Unis et claironne que sûr du soutien du peuple il gagnera le référendum s’il a lieu. L’opposition quant à elle, en s’attribuant par journalistes interposés l’émeute et les affrontements peut faire accroire qu’en dehors de quelques manifestations dispersées, elle bénéficie d’un soutien plus radical dans la population.

Bien qu’étant de forte intensité, l’évènement négatif suivant, qui court du 27 février au 4 mars, renforce l’interprétation de la dispute posée par la falsification du 12 février. C’est d’ailleurs l’opposition qui en fixe le prétexte. A l’appel de la Coordination Démocratique qui rassemble les partis d’opposition, 30 000 personnes manifestent à Caracas le vendredi 27 février pour la tenue du référendum, en même temps qu’a lieu une réunion de chefs d’Etats latino-américains. Les manifestants qui convergent vers le lieu de la réunion se heurtent à la garde nationale qui arrête le cortège, ce qui a pour effet de le diviser en de petits groupes plus offensifs. Incendiant des pneus, les émeutiers bloquent les principaux carrefours de la ville et coupent une autoroute pendant plusieurs heures jusqu’à ce que des bagarres avec de prétendus partisans de Chavez, qui pourraient tout aussi bien être des automobilistes en colère, y mettent fin. Les affrontements sur les barrages avec les policiers qui tirent des gaz lacrymogènes et des balles réelles font 2 morts et 54 blessés.

Le lendemain, l’émotion se propage à d’autres quartiers de Caracas. Bien que ce samedi 28 février, l’opposition n’appelle à manifester qu’à 16 heures, dès 5 heures du matin les émeutiers dressent des barricades enflammées et jettent des pierres, des bouteilles et des cocktails Molotov sur les policiers qu’ils rencontrent ; les affrontements se poursuivent toute la journée et sur une bonne partie de la nuit. Le dimanche 29 février, alors que le président Chavez procède à son allocution télévisée dominicale, les blocages de rues et les barricades, parfois suivis d’affrontements avec la police s’étendent à trois villes : Valencia, Maracaibo et Lara où le siège du conseil électoral est occupé par des manifestants. Le même jour, l’opposition décide de continuer à occuper les rues en attendant la décision du conseil électoral prévue pour le 2 mars. Ce sont des assemblées de citoyens qui semblent organiser pour partie les blocages de rues en relation avec la Coordination Démocratique. Mais pour partie seulement puisque bien qu’étant favorables aux barricades ces organisations condamnent la violence. Et pour masquer les offensives gueuses contre l’Etat, l’information proche de l’opposition dénonce la violente répression de l’Etat et de milices pro-Chavez qui secondent la police. 

Le lundi 1er mars, les manifestants usant de troncs d’arbres, de pneus et de poubelles enflammés érigent une barricade ici, se font déloger par la garde nationale après des affrontements puis reconstruisent des barricades plus loin, selon un scénario qui se reproduit tout le long de la journée sur plusieurs avenues de Caracas ainsi que sur une autoroute. Les combats font un mort et 47 blessés. La Coordination Démocratique appelle au calme, en vain. Le même jour, les émeutes continuent dans d’autres villes du pays : Valencia, Carabobo, Yaracuy, Lara, San Antonio de Los Altos. De nombreux journalistes se font caillasser par des manifestants qui sont alors dénoncés par l’information dominante comme étant des partisans de Chavez.

Le 2 mars marque le point culminant des émeutes dans la capitale. Des milliers d’habitants manifestent dès le matin dans les rues de Caracas et bloquent les principales avenues. L’annonce en fin de journée de la décision du conseil électoral de ne pas convoquer le référendum révocatoire déclenche de nouveaux affrontements. Les manifestants brûlent des pneus, barricadent les rues, jettent des pierres, des fusées d’artifice et des cocktails Molotov sur les soldats. Ceux-ci répliquent en tirant des gaz lacrymogènes et des balles réelles. Les affrontements font de 2 à 4 morts, suivant les sources, et 22 blessés (dont 12 par balles) à Caracas où des voitures sont incendiées et du mobilier urbain détruit. Les combats de rue entre émeutiers et soldats font un mort et 10 blessés à Valencia. L’armée est également déployée à Barquisimeto et Maracaibo où elle fait face aux manifestants. Mais l’information internationale, très procédurière, néglige les émeutes et en bonne ennemie du négatif, focalise l’attention de son public sur l’invalidation des 2,4 millions de signatures par le conseil électoral (sur les 3,4 déposés par l’opposition) qui a conduit au rejet du référendum. L’opposition appelle, pour épuiser la négativité, à une manifestation le jeudi 4 mars. Fort logiquement, les organisations d’opposition condamnent la violence des évènements du mardi 2 qu’elles mettent sur le compte de la répression du gouvernement et des milices pro-Chavez ; cependant soit que l’opposition ait appelée à l’arrêt des manifestations, soit que le déploiement massif de l’armée dans la ville empêche tout rassemblement, il n’y a ni barricades, ni affrontements à Caracas le lendemain, ni les jours suivants. Le 3 mars, les manifestations et les affrontements ne sont plus que résiduels à Chacao dans la périphérie de la capitale, ainsi qu’à Valencia, Naguanagua ; le 4 mars d’ultimes sursauts parcourent Machiques et Mérida. Confortant la mise en scène officielle de la dispute, 500 000 partisans de l’opposition défilent le samedi 6 mars à Caracas contre le rejet de la pétition demandant la convocation d’un référendum révocatoire, sans qu’il y ait la moindre escarmouche.

Dès lors, la morne dispute sur le référendum est enclenchée dans l’information dominante et les gueux qui ont servi à leur corps défendant à la poser sont maintenant pris entre les récupérateurs de l’opposition et les partisans du président populiste, avec en embuscade les scénaristes crapuleux de l’information. Aussi, et sans qu’aucune émeute ne se présente dans l’intervalle, le référendum a finalement lieu le 15 août, il est facilement remporté par le président. Huit mois séparent l’émeute de février-mars de la suivante ; huit mois qui traduisent l’assèchement des énergies négatives qui succède à la cuisante défaite de février-mars où la parole des émeutiers a été niée et falsifiée.

Les deux dernières émeutes de 2004 profitent peut-être du silence relatif de l’information dominante dans la période de l’après-référendum. Des actes de pillage – un aspect inédit de la négativité au Venezuela en 2004 – sont commis lors de l’émeute du 1er novembre à Valencia. Alors qu’un candidat d’opposition conteste les résultats de l’élection régionale, des émeutiers profitant des disputes partisanes pillent 4 supermarchés et une école. L’armée est déployée dans la ville dès le lendemain, ce qui donne lieu à de brefs affrontements. L’ultime émeute de 2004 se distingue nettement, en se dégageant des discussions entre les différents partis de gestionnaires. Le mercredi 8 décembre un léger vent de panique souffle chez les récupérateurs et c’est comme une brève éclaircie dans le brouillard vénézuelien. Les buhoneros, terme désignant les vendeurs de rues qui sont des milliers dans la capitale, ont longtemps été une base électorale importante du président Chavez. Mais les élections sont passées et le ministre de l’intérieur décide de les expulser des entrées de métro et de la proximité des banques. C’est que rétifs à toute organisation et armés en cette période de fin d’année, de feux d’artifice, les vendeurs ambulants sont perçus comme une menace potentielle pour l’Etat et les marchandises. Dans la nuit du 7 au 8 décembre, les policiers commencent à détruire les baraques des vendeurs situés sur les grandes avenues. Au petit matin, les vendeurs s’organisent et coupent l’avenue centrale de Caracas et les rues adjacentes. Ils caillassent les policiers, leur jettent des explosifs divers et tirent des fusées d’artifices. Ceux-ci répliquent par des gaz lacrymogènes et des balles réelles. Il semble que des émeutiers utilisent également des armes à feu. A coup de « binladen, tumbarranchos, matasuegras », les jeux artificiels émeuvent le centre de Caracas où les combats de rues durent jusqu’à trois heures de l’après-midi. 3 bus et 3 motos de police sont brûlés. Sur le passage des gueux, des magasins sont pillés. Les vitrines des banques sont explosées. Il y a 42 blessés dont 10 par balles et 11 blessés du côté de la police ; 30 émeutiers sont arrêtés. Cette émeute se prête mal à la récupération. Les journaux proches du gouvernement dénoncent l’action de « grupos anárquicos y desadaptados » infiltrés par les partis d’opposition alors que l’opposition qui condamne par principe l’usage de la violence et la destruction des biens ne tente aucune récupération de l’évènement et s’en tient éloignée. Seule l’information occidentale tente sans succès de rattacher l’émeute au Chavez Circus par une insinuation malveillante. Parue sous le titre « Gunfire wounds 14 as Venezuela street vendors riot. », la dépêche Reuters du 8 décembre 2004 suggère dans sa conclusion un amalgame bien connu: « Over the last three years, Caracas has witnessed numerous violent clashes during rival demonstrations and marches by supporters and opponents of left-wing President Hugo Chavez. »

Au Vénézuela, le négatif bien qu’entravé par l’idéologie gauchiste du président et masqué par une division apparente de l’information dominante se manifeste par intermittence et avec une force discontinue. Sous l’apparence d’une interminable dispute entre l’opposition et le gouvernement, une alliance tacite s’est formée entre l’information occidentale et son prétendu rival, le gauchiste président, visant à maintenir ce dernier à la tête de l’Etat afin de contenir une négativité bouillonnante. Les actes négatifs ne sont pas directement occultés mais pris dans l’étau de la dualité de façade de l’information dominante, ils sont abondamment diffamés : soit qu’ils soient renvoyés au camp adverse pour le discréditer, soit qu’ils soient récupérés pour signifier un soutien populaire.

 

2. Une explosion d’émeutes sous l’occultation de l’information dominante : le Pérou

L'abondance des émeutes distingue le Pérou de tous les autres Etats d’Amérique Latine en 2004. On y observe le plus grand nombre d'événements négatifs : 7 émeutes relativement dispersées sur le territoire même si trois d'entre elles ont lieu dans la région du Puno, frontalière avec la Bolivie. Pourtant ces émeutes restent hors de visibilité dans l’information occidentale et sont séparées entre elles par l'information péruvienne qui insiste systématiquement sur leur caractère local.

L'absence de l'information occidentale au Pérou contraste avec le Vénézuela. A la différence de ce dernier Etat où une starlette gauchiste focalise l'attention du public par journaux et télévisions interposés, rien ne retient l'information internationale au Pérou. Au présent, le pays est plongé dans le vaste marécage où l’on oublie l'Amérique Latine : le vague souvenir du gauchisme et des guérillas en forment une image floue. Des personnages passés émergent faiblement : l’ex-président Fujimori, les guérillas armées, les maoïstes du Sentier Lumineux ou bien les marxo-ethnicistes de Tupac Amaru. Pour 2004, aucun fait saillant n'inverse durablement cette tendance. Bien sûr, comme ailleurs, un grand sujet d'inquiétude de l'engeance journaleuse est la côte de popularité basse, très basse, du président Toledo. Et si l'on fait exception de la révolte débutée à Ilave, l'information occidentale qui ne voit pas de cadre général aux différentes émeutes, ni de bonne raison pour en fabriquer un, n'en parle pas ou bien les diffame. Il semble que l'information occidentale craignant une contagion de l'insurrection bolivienne de 2003 préfère taire les révoltes et conforter ainsi un Etat qui, dans les grandes villes, semble mieux assis sur sa middleclass que son voisin. Explosons maintenant ce mur de silence et voyons ce qu'il en est. Je présenterai la négativité au Pérou en m'appuyant sur les trois événements majeurs de 2004 : Ilave qui va d'avril à mai, Ayacucho en juin et juillet, San Gaban en octobre.

 

Ilave

Ilave est le premier événement négatif du niveau de l'émeute relevé par le laboratoire en 2004 au Pérou. Ce n’est pas un hasard : c'est aussi celui de plus forte intensité. Par sa radicalité, sa détermination, il crée une brèche profonde dans la société, ouvre le champ à l’approfondissement du débat et appelle d'autres actes négatifs.

Dans l'événement d'Ilave, la première phase de la révolte, du 2 au 25 avril, mêle des coupures de routes, des assemblées et des occupations de mairies. Elle est massivement occultée, en toute connaissance de cause, par l'information péruvienne. Appartenant à la province du Puno dont la capitale est la ville du même nom, Ilave est une ville d’environ dix mille habitants, située sur les berges du touristique lac Titicaca, à une centaine de kilomètres de la Bolivie. Le déclencheur de la révolte est une réunion publique convoquée à Ilave le 2 avril par le maire, Cirilio Robles qui se propose de répondre aux accusations du détournement de 2 millions de dollars. Lors d’une assemblée publique, des partisans du maire, profitant d'une coupure d'électricité qu’ils provoquent pour l'occasion, attaquent les habitants et tentent de les disperser. Ces derniers les repoussent avec fureur. Au terme d'une bagarre qui fait 11 blessés, ils expulsent le maire et ses partisans de la ville. Dès le 3 avril, des milliers d'habitants manifestent pour demander la destitution du maire. Réunis en assemblée, ils décident une grève illimitée. La mairie est occupée. Les manifestants bloquent la route Panaméricaine entre Puno et Desaguadero, ville située à la frontière bolivienne, en disposant sur la voie des troncs d'arbres et des blocs de pierres. Un piquet de route coupe le pont international, empêchant tout trafic vers la Bolivie. En quelques jours, c'est un mouvement de grande ampleur, porté par un sentiment profond d'injustice, qui s'empare de la région de El Collao autour d'Ilave. Dans les campagnes, des coordinations de communautés rurales s'organisent ; à Ilave une assemblée se réunit régulièrement sur la place centrale pour débattre et décider de la suite à donner au mouvement. Malheureusement, nous ne savons presque rien de ces organisations et encore moins de leurs discussions hormis que les représentants du gouvernement régional s'y présentent sans succès le 6 et le 7 avril, et que le 14, alors que le préfet a suspendu provisoirement le maire, l'assemblée qui continue de réclamer sa démission, décide de poursuivre la grève et les blocages de routes. Par un communiqué du 15 avril, les médiateurs autoproclamés de l'église catholique et les responsables du gouvernement régional, s'avouant à bout d'arguments, se plaignent amèrement de l'occultation par l'information nationale derrière laquelle se planque le gouvernement. Le communiqué signale que des jeunes, des femmes et des enfants ont installé des campements sur la place centrale d'Ilave qu'ils occupent jour et nuit. Selon les estimations, le nombre de personnes participant aux assemblées varie chaque jour de 4 000 à 15 000. Aucune récupération ne prend, et la critique pratique des maires s'étend et ne veut pas transiger. Le 15 avril, dans la ville de Puno, 5 000 manifestants venus en grande partie d'Ilave demandent la démission du président de la province. Le mouvement qui critique la corruption des gestionnaires se généralise à d'autres villes du Puno où les habitants prennent les mairies : le 11 avril à Ayaviri, le 18 à Tilali et le 20 à Paucarcolla. Il paraît même se diffuser à des régions éloignées lorsque le 16 avril, à mille kilomètres au Nord, la mairie de Lagunas dans la province de San Martin est prise d'assaut par des manifestants ; ces derniers se font déloger le 20 avril après un affrontement avec les partisans du maire. Ces révoltes contre la corruption des élus locaux sont liées dans leurs prétextes à la politique de décentralisation du gouvernement Toledo. Un maire de la province du Puno résume la situation : « Before, there wasn't money […]. Now the people know that the money is coming from Lima to the municipalities. They want to know what is happening with the money. That's the problem ». Implicitement, parce que partout les conditions sont similaires, ces révoltes menacent de s'étendre à tout le pays.

Si la révolte semble avoir, jusque là, bénéficié de l'obscurité où elle était délibérément tenue, après la journée du 26 avril l'information ne pourra plus se permettre de l'ignorer. C'est la deuxième phase du mouvement qui suite à l’acmé du 26 avril ira decrescendo jusqu'à la fin du mois de mai. En cette fin avril, après un mois de grèves et de coupures de routes, la taille des assemblées qui se tiennent sur la place centrale d'Ilave traduit la vigueur du mouvement : le 22 avril, 15 000 assembléistes décident de poursuivre la grève générale et les coupures de routes; le 24, ils sont 10 000 à réclamer de nouveau la démission du maire. Le 26 avril au matin, celui-ci, alors qu'il vit dans la clandestinité depuis le 3 avril par peur de représailles, convoque chez lui, à Ilave, une réunion avec quatre conseillers municipaux afin d'invalider la procédure de destitution (selon laquelle pour être démis de ses fonctions il doit être reconnu absent à 3 réunions successives du conseil municipal). Cette provocation qui illustre le sentiment d'impunité des gestionnaires donne l'occasion aux habitants d'Ilave d'expérimenter une forme radicale de révocation. Dès que la nouvelle de la présence du maire se répand dans la ville, 2 000 manifestants peu disposés à tolérer cet affront, se rassemblent et encerclent sa résidence, avec un mot d'ordre clair : « matar al 'ladrón y traidor' ». Les émeutiers caillassent sa maison puis l'investissent bastonnant tout ce qu'ils trouvent sur leur passage : les quelques policiers présents s'enfuient rapidement ainsi que les quarante partisans du maire présents sur place. Sa maison est saccagée, vidée de son contenu qui est incendié dans la rue ; le maire et quatre conseillers sont capturés par une foule intransigeante formée maintenant par 3 000 personnes. Une commission désignée par la préfecture et protégée par 30 policiers tente alors de discuter avec les émeutiers mais pourchassés et caillassés par des habitants, les commissionnaires se réfugient à l'hôpital puis au commissariat. « Voleur », « corrompu », « traître », des milliers d’ilaveños insultent le maire, le bastonnent, le lapident. Il est traîné le long de l'Avenue de la République jusqu'à la place centrale. Emmené sur le toit de la mairie, un micro en main, il présente ses excuses aux habitants puis fait une chute de trois étages : il meurt de ses diverses blessures. Les manifestants emmènent son corps à l'extérieur de la ville, le jettent du vieux pont d'Ilave (se rappelant des promesses non tenues de réalisation d'un deuxième pont), puis le laissent là. Les quatre conseillers municipaux après avoir été battus, insultés et soumis à diverses humiliations sont renvoyés dans leurs villages. Entre-temps une seconde commission de représentants officiels, comprenant cette fois-ci des curés, tente de se rendre sur la place centrale pour raisonner la foule, mais ils en sont empêchés par des manifestants hostiles qui les caillassent ; les représentants se réfugient à l'église, encerclée pendant plusieurs heures par des gueux qui veulent en découdre. Le commissariat est également encerclé. Des barricades sont dressées dans la ville et un bâtiment est incendié. Des jeunes munis de bidons d'essence circulent en ville toute l'après-midi, suivis par des rumeurs grandissantes annonçant de nouveaux lynchages. Dans la soirée, le bruit court que 12 émeutiers sont détenus au commissariat. Aux cris de « Nous tous, avons tué les corrompus », un millier d'émeutiers prennent d'assaut le commissariat lançant les cocktails Molotov fabriqués dans l'après-midi. Les 50 policiers reclus tirent toutes les grenades lacrymogènes à leur disposition puis à court de munitions, s'enfuient. Les détenus sont libérés. L'information dominante est systématiquement attaquée : deux journalistes sont bastonnés, une de leur tribune rapporte que « reporters who tried to enter the town said the rioters turned them away ». Le nombre d'individus ayant participé à cette journée de révolte fluctue selon les estimations ennemies de 3 000 à 10 000. 9 blessés graves seront évacués le lendemain, dont 3 policiers. Les habitants en lynchant un élu qui les a trompé et qui s'est enrichi à leurs dépens se sont faits justice, mais quelques rares témoignages d'insurgés précisent que c'est une question d'honneur qui a été réglée par le lynchage : « este alcade se fugó, se burló de nostros ».

Par peur des conséquences, le ministre de l'intérieur renonce à envoyer l'armée à Ilave et à déclarer l'état d'urgence : « la situation est incontrôlable parce que 200 policiers ne peuvent pas lutter avec 15 000 personnes » ; il appelle donc à la négociation. 200 policiers anti-émeute, qui sont malgré tout envoyés à Ilave le mardi 27 avril, sont accueillis par 3 000 insurgés scandant « Ilave ne se rend pas ». On peut douter, vu qu'aucun affrontement n'est signalé, que les policiers aient alors repris le contrôle de la ville. Je pense qu'ils ont été, au mieux, tolérés à sa périphérie. Tout au long de la journée du mardi, 5 000 personnes continuent d'occuper la place centrale où se tient une assemblée. Dans la ville de Puno où l'ex-maire Robles a été déclaré par les autorités « Martyr de la Démocratie », les conseillers municipaux d'opposition et des représentants d’Ilave négocient avec les membres d'une « Comisión de Alto Nivel » que le gouvernement s'est empressé de nommer ; ils ne trouvent aucun accord. Le 28 avril, le maire provisoire d’Ilave, Sandoval Loza, opposant notoire à l'ex-maire, est accusé d'être l'instigateur du lynchage. Une proposition de la « Comisión de Alto Nivel » est rejetée par une assemblée de 2 à 3 000 personnes réunies sur la place centrale d'Ilave. Dans les jours qui suivent, les policiers ne sont pas tranquilles : « A Ilave, on sent encore un climat de peur. Un groupe de magistrats arrivés pour mener l'enquête a dû se retirer après avoir reçu des menaces de mort » ; les journalistes se voient reprocher par les habitants leur occultation partisane durant tout le mois : « Recién se acuerdan de venir ».

Surprise, frayeur et étonnement de l'information dominante : un maire accusé de corruption est lynché par ses administrés et une assemblée se réclame du lynchage. Voilà un des dogmes de l'organisation étatique sérieusement ébranlé. Pour contrer la menace, l'information internationale – Reuters, Ap, Bbc, Afp – entre en scène. Afin de nier la portée générale de cet acte négatif, ils qualifient leurs auteurs d'indigènes, d'Indiens des Andes, ou mieux encore, d'Aymaras et enfoncent ainsi la critique pratique dans le particularisme. Circonscrire la critique paraît alors d'autant plus nécessaire aux défenseurs de la société qu'entre-temps, le mouvement de révolte s'est propagé à d'autres provinces. C'est maintenant l'effet Ilave que les responsables politiques et les journalistes ont à combattre. Le 27 avril, les habitants de six communautés indigènes ont envahi la ville de Santa Maria, dans le Nord du Pérou, où la situation est « incontrôlable » selon le mot du ministre de l'intérieur. Ils séquestrent le maire accusé de malversation ainsi que deux de ses collaborateurs dans un village voisin où ils sont interrogés sur leur gestion du budget municipal. A Tilali dans le Puno, depuis que le maire craignant un sort comparable à celui de son ex-collège, a pris la fuite le mardi 27 – le sentiment d'impunité étant sérieusement en baisse –, les manifestants qui réclament son départ depuis 18 jours affluent des campagnes et se rassemblent sur la place centrale. Le jeudi 29 avril, 800 habitants prennent en otage cinq conseillers municipaux qu’ils menacent de lyncher si le maire n'est pas destitué ; ils bloquent les routes aux alentours de Tilali. Le samedi 1er mai, 1 500 manifestants envahissent la place centrale ; ils encerclent le commissariat et prennent en otage deux policiers réclamant le départ du maire accusé de détournement de fonds. Une autre « Comisión de Alto Nivel », celle-là immédiatement désignée par le gouvernement est envoyée sur place. Le discours en aymara d'un fonctionnaire ne calme en rien la colère des paysans qui agressent un sous-préfet et un député. Le lendemain, la « Comisión de Alto Nivel » révoque le maire de cette obscure petite ville d'une province reculée. Les manifestations contre la corruption des maires continuent alors dans la région du Puno : « La mayoría de municipios provinciales de Puno se encuentran en la misma situación como Melgar, Ayaviri, Azángaro, Avocora y Huancané » ; les informateurs témoignent que loin de se calmer, la situation s'envenime.

Mais l'information dominante qui continue de dérouler ses arguments trouve des relais extérieurs pour les soutenir. Dans un premier temps, elle a particularisé l'acte négatif en le référant à l'ethnie des participants, dans un second temps elle ancre le sens de cet acte sur la culture de l'ethnie : le lynchage du maire d'Ilave est alors présenté comme un acte de « justice ancestrale », conforme aux us et coutumes aymaras. La calomnie trouve un appui bienveillant chez les récupérateurs de la Bolivie voisine où l'ethnicisme Aymara est déjà le fond de commerce de plusieurs syndicalistes. Le politicien bolivien Felipe Quispe, dans un commentaire sur l'événement d'Ilave, appelle les indiens Aymaras de Bolivie et du Pérou à se soulever contre les « blancs corrompus » pour reformer une ancienne province de l'empire Inca, le Collasuyo. Il s’en suit une rapide victoire pour les diffamateurs : suspectée de sécessionnisme, ramenée aux pratiques coutumières d'une ethnie, la révocation des représentants expérimentée à Ilave voit rapidement ses perspectives critiques se refermer.

Durant le mois de mai, l'objet des menées ennemies est l’activité de l’assemblée d’Ilave que les gestionnaires tentent de récupérer et d’encadrer. Début mai, alors que 700 policiers sont déployés dans la région, l'assemblée continue de réunir chaque jour plusieurs centaines à des milliers de participants sur la place centrale d'Ilave. Mais comme les journalistes n'y sont pas tolérés à moins de se présenter publiquement en tant que tels, ce qu'ils se gardent bien de faire, nous ne savons rien des discussions qui s'y mènent. La présence et le poids des représentants dans l'assemblée sont difficiles à estimer ; on peut même penser, si l'on en croit les actes des manifestants contraires aux discours des représentants auto-désignés que des décisions mises sur le compte de l'assemblée ont en fait été rejetées par elle. Avec la complicité de l'information dominante, un Front de Défense de la Nation Aymara qui prétend parler au nom des insurgés apparaît, et appelle pour le 10, 11 et 12 mai à une grève générale pour demander la libération des détenus. Durant ces trois jours, les coupures de routes et le piquet sur le pont international reprennent réunissant de 4 à 10 000 manifestants qui demandent maintenant la démission du président Toledo, déclaré « ennemi du peuple Aymara », si l’on en croit les relevés de l'information dominante. Les calomnies indigénistes des gestionnaires de l'Etat et des journalistes avaient déjà permis de limiter l'extension du mouvement ; la récupération de l'assemblée par des organisations aymaras renforce et valide l'isolement construit par l'information autour de la révolte d'Ilave. Cependant l'assemblée qui continue de se réunir sur la place centrale d'Ilave reste un lieu de discussion hors de l’information dominante qui s’est constitué une organisation souveraine. C’est déjà une première organisation du débat, un lieu où en s’appuyant sur la critique de l’Etat et de l’information dominante, des individus prennent la parole. Voilà des individus qui, approfondissant la brèche ouverte dans la société par leurs actes négatifs, s’assemblent pour débattre de leur situation commune, des buts qu’ils poursuivent, pour trancher, pour prendre des décisions et pour les réaliser. La première riposte de l'information dominante et du gouvernement consiste à tenter de désigner des représentants locaux. Mais cela ne réussit qu’à moitié. Le ministre de l'intérieur s’en plaint publiquement le 19 mai ; preuve que la relation entre les représentants désignés de l'assemblée et l'assemblée n'est pas si simple, il essaie de faire entendre sa raison bureaucratique aux assembléistes : « El Gobierno está dispuesto al diálogo pero con los dirigentes. Es muy difícil entablar una conversación con toda una asamblea ». Bien qu'à l'issue de la négociation officielle avec les prétendus représentants, un troisième maire provisoire ait été désigné, les manifestants refusent sa nomination et continuent de réclamer la libération des détenus. L'Etat change alors son fusil d’épaule et envoie l'armée contre l’assemblée : le 23 mai, il y a un mort et 13 blessés dans des affrontements sur les barrages tandis que le lendemain, les combats se poursuivent jusque sur la place centrale d'Ilave où 300 soldats et des tanks sont déployés. Des journalistes qui se tiennent à l’écart, se font tirer dessus par des insurgés armés de frondes : « "Lying journalists -- we are going to kill you," some shouted » dans la version anglaise. Les prétendus représentants locaux, maintenant crapules démasquées, déclarent à la presse que les barrages sur le pont international seront levés le 26 mai. Le reste de l’évènement tombe dans le trou noir de l’information dominante qui opte de nouveau pour le silence. Un témoignage isolé, qui vient tempérer l’optimiste de l’encadrement indigéniste, indique que le 28 mai la route Panaméricaine est encore bloquée jusqu’à la ville de Desaguadero. Cependant, l'assemblée elle-même dont la réunion a été empêchée pendant plusieurs jours par les tanks et les soldats, semble se dissoudre suite à la désignation d’un nouveau maire. L’occultation de l’information nationale reprenant, le fil des évènements se perd. Malgré quelques soubresauts, notamment sur les rives boliviennes du Lac Titicaca et à Juliaca, la révolte initiée à Ilave s'éteint dans la diffamation indigéniste, le silence partisan de l'information dominante et l'encadrement par les notables locaux.

Dans l'indifférence générale, le 10 juin, une nouvelle émeute éclate dans le Puno, à Juliaca, ville située à 120 km au Nord-Ouest d'Ilave. 700 émeutiers attaquent un poste de police de la ville où sont détenus des contrebandiers et des marchandises confisquées. Les policiers tirent des grenades lacrymogènes mais les émeutiers libèrent les prisonniers et s’emparent des marchandises de contrebande. Ce court évènement illustre la permanence de la critique pratique de l'Etat dans cette province. Cependant, l'information occidentale se garde bien d'établir un quelconque rapport avec l'émeute précédente. D’ailleurs, elle passe l’émeute de Juliaca sous silence, pour quelques jours plus tard, s’intéresser à un événement plus lointain mais plus conforme à ses thèses. En Bolivie, le 14 juin dans la nuit, le maire d'Ayo Ayo accusé de corruption et récemment innocenté par un tribunal de la capitale est brûlé vif sur la place publique. En tant qu’émeute, l'événement est douteux : le maire a été enlevé la veille à La Paz ce qui suppose une préméditation de l'acte ; on ne connaît pas le nombre d'habitants ayant participé ; enfin à la différence d'Ilave, l'événement ne marque pas une rupture profonde, il est sans suite. Il sert à confirmer a posteriori la récupération de l'événement d’Ilave avec lequel il est amalgamé à grand renfort d'articles de presse – même en français ! –. La version officielle de l'information occidentale en conclut que le mouvement de lynchage des maires par les indiens aymaras s'est étendu à la Bolivie. La thèse de la justice communautaire trouve une confirmation inespérée dans l'événement, sur laquelle bondissent tous les journalistes et, comme d’habitude, la crapule indigéniste Quispe. C'est l'occasion d'opposer les lois de la république et les coutumes des communautés indigènes, donc à coup sûr de légitimer une forme de contrôle moral et d'organisation hiérarchique des individus. Exit la vengeance contre des représentants corrompus et la critique de l'Etat… Mais la voie est ouverte.

 

Ayacucho

La troisième émeute de 2004 au Pérou donne à voir un autre type de diffamation manié par l'information occidentale et le gouvernement péruvien pour isoler la révolte. Celle d'Ayacucho, une ville moyenne de 140 000 habitants, débute par un prétexte assez inintéressant : des enseignants protestent contre une loi de privatisation de l'éducation publique. En désaccord avec la direction de leur propre syndicat, ils décident le 22 juin d'occuper la mairie ainsi que deux autres bâtiments publics. Les jours suivants, ils défilent quotidiennement dans les rues de la ville. Le 27 juin, la police tente de reprendre la mairie mais est repoussée par 300 enseignants qui l’occupent ; l’affrontement fait 14 blessés dont 11 policiers. Le 1er juillet profitant du petit matin, la police expulse par surprise les enseignants des bâtiments occupés. Emotion générale dans la ville, 10 000 manifestants sortent spontanément dans les rues, criant des slogans contre le gouvernement du président Toledo. Malgré les tirs de grenades lacrymogènes, les policiers qui se font généreusement caillasser sont débordés : la situation est « caótica y anárquica » selon le représentant régional. Des manifestants saccagent la résidence du maire qui est tenu pour responsable de l’expulsion policière ; deux hôtels lui appartenant sont caillassés et partiellement incendiés. Les pompiers qui tentent d’intervenir en sont empêchés par les jets de pierres des émeutiers. Des distributeurs automatiques et des commerces sont pillés. A 13 heures, victorieux dans l’assaut, les émeutiers reprennent la mairie aux policiers, la saccagent et la brûlent. Toutes les routes d’accès à Ayacucho sont bloquées par des barrages érigés par les manifestants. Des pneus en feu coupent les rues de la ville et la place centrale. En fin d’après midi, 200 policiers anti-émeutes sont envoyés en renfort par hélicoptères. Ce qui laisse encore le temps aux émeutiers de saccager le palais de justice et un poste de police. Après dix heures d’affrontements, le bilan montre la forte intensité de l’évènement : 2 enseignants morts, 48 blessés dont 12 policiers et 30 arrestations. Les agences AP, Reuters, AFP se précipitent sur l'événement lorsque le ministre de l’intérieur, Ferrero, dénonce un complot fomenté par le Sentier Lumineux et accuse les émeutiers d'être des terroristes. Le Pérou, le Sentier Lumineux et des « violences », voilà un scénario parfait pour l'information occidentale. De leur côté les dirigeants du syndicat démentent toute présence de membres du Sentier Lumineux dans la révolte. L'argument du Sentier Lumineux est évidemment un gros mensonge qui fait partie de la panoplie classique de la diffamation de la révolte. Mais l'unanimité du rejet convenu du terrorisme prend le dessus sur le sens de la révolte. L'objet du débat entrevu l'espace d’une journée est de nouveau perdu, le fil de la critique pratique se brise. Le 2 juin, aux cris de « No somos terroristas, somos estudiantes » ou bien « Ferrero mentirosos, no somos terroristas », 2 000 étudiants et des centaines de professeurs gonflés d'une servile indignation anti-terroriste défilent dans les rues d'Ayacucho.

 

San Gaban

Du mois de juin à la fin de l'année 2004, l'information internationale ne s'intéresse plus aux émeutes au Pérou. Pourtant c'est à nouveau de la maintenant célèbre province du Puno que, fin octobre, nous parviennent des nouvelles du négatif. Le prétexte de l'émeute est une opération de police contre les paysans cocaleros. Au Pérou comme en Bolivie, la dispute entre les paysans producteurs de feuilles de coca organisés en syndicats et l'Etat, porte sur le caractère illégal de cette culture : traditionnellement consommé en feuilles, elle sert également à la fabrication de la cocaïne. Les paysans cocaleros mieux encadrés par des syndicats en Bolivie qu'au Pérou, ont systématisé l'usage des coupures, et des blocages, de routes pour faire valoir leurs revendications. Le lundi 18 septembre, 200 policiers aidés de 7 hélicoptères, d'un avion et de 30 camions lancent une opération de destruction des plantations de coca sur la commune de San Gaban. Immédiatement, les cocaleros dressent des barrages : les uns sur la route menant à la mine d'étain de San Raphael – l'une des plus grande du pays –, les autres bloquant l'accès à la centrale hydroélectrique de San Gaban. Il semble que les coupures de routes aient permis de diffuser rapidement l'opinion des cocaleros en provoquant un mouvement général de contestation de l'Etat. Dans la journée, les habitants de San Gaban se joignent en masse aux paysans pour assiéger la centrale hydroélectrique. Le mardi 19 septembre à la suite d'affrontements avec 300 policiers qui tirent des gaz lacrymogènes et des balles, les émeutiers armés de machettes s'emparent de la centrale ainsi que de la résidence des travailleurs, puis attaquent un commissariat. Le bilan fait état de 3 morts, 15 blessés dont 4 policiers. Reconnaissant la menace d'une révolte de grande ampleur, le gouvernement décrète l'état d'urgence dans deux districts du Puno : San Gaban, où 560 policiers sont déployés, et Antuanta. Mais ce coup-ci, changement de registre : pas un mot sur l'indigénisme aymara – ce qui explique pour partie le silence de l'information internationale –, le ministre dénonce un complot des trafiquants de drogues. Relayée a contrario par l'information nationale, cette diffamation est plus conforme à l'appartenance professionnelle de certains émeutiers, paysans cocaleros, et à la dispute qui les oppose à l’Etat. Le mercredi 20 octobre après des négociations entre des notables locaux et le gouvernement, les manifestants cessent d'occuper la centrale électrique alors que le gouvernement suspend provisoirement l'opération d'éradication des cultures de coca. La calomnie d'une manipulation par le narcotrafic, comme auparavant celles de la guérilla marxiste ou de l’organisation ethnique séparatiste, a permis d’isoler la révolte.

Le bouillonnement de la négativité au Pérou et le silence de l’information dominante à son propos sont encore illustrés par deux émeutes qui ont eu lieu dans la province de Cajamarca à la fin 2004, le 1er septembre à Cajamarca et le 14 novembre à Pulan. En schématisant, ce sont des révoltes rurales, de faible intensité, qui ont en commun un prétexte récurrent : l’opposition des habitants à des entreprises minières. L’essentiel des actes négatifs consiste en des coupures de routes qui bloquent des régions entières et des affrontements contre la police sur les barrages ; les évènements sont séparés entre eux, ils répondent à des prétextes ponctuels, très localisés. L’information internationale les occulte largement, l’information nationale en partie ; nos sources d’information se limitent alors à des bulletins radio publiés sur l’Internet.

Au Pérou, l’information dominante joue des différents niveaux, international et national, soit pour occulter, soit pour diffamer en une usant d’une variété d’arguments. Si on compare la situation faite aux émeutes à celle du Venezuela où les révoltes étaient fallacieusement présentées comme les moments d’un affrontement entre partis politiques, au Pérou, aucune thèse générale ne vient, même dans la récupération, donner d’unité aux actes négatifs dans l’information dominante. Pourtant la négativité y est foisonnante. Comme à Ilave, des émeutes majeures mettent régulièrement l’Etat à portée de la critique pratique. Au Pérou, l’Etat et l’information dominante ne sont pas en position de force. Le gouvernement doit faire régulièrement appel à son armée et instaurer l’état d’urgence pour reprendre le contrôle de régions. Face aux actes négatifs dont elle est également la cible, l’information dominante est obligée de multiplier les arguments diffamatoires et de recourir abondamment à l’occultation. Plus qu’au Venezuela, la négativité, si on considère les révoltes dans leur unité, constitue au Pérou un mouvement de fond qui promet : constant sur la durée, dispersée et éparse dans ses manifestations, elle semble être à la recherche d’un pivot, d’un point d’intensité supérieure, d’un centre d’incandescence, d’un passage vers un accomplissement.

 

3. Assemblées, coupures de route, escraches : suites de l’insurrection argentine de 2001-2002.

Dans le classement 2004 des pays d’Amérique Latine par nombre d’émeutes, derrière le Pérou, bon premier, et le Venezuela, second de justesse, on trouve la Bolivie et le Brésil avec 3 émeutes, puis l’Argentine avec 2 émeutes à égalité avec la Colombie, le Chili, le Mexique, le Salvador et le Guatemala ; enfin, trois pays ne comptent qu’une émeute : l’Equateur, l’Uruguay et le Panama. Ces 23 émeutes très localisées, dispersées et de faible intensité n’ouvrent pas d’elle-même sur des disputes historiques mais marquent l’étendue de la négativité dans le sous-continent. Parce que, hors de la négativité visible, le mouvement de la pensée nous est en grande partie inconnue, les déplacements du négatif sont difficiles à mesurer, à cerner, à interpréter. Les grandes insurrections en sont à la fois des accomplissements et des moments fondateurs. Aussi, je rattacherai l’interprétation des actes négatifs de 2004 aux insurrections de 2000-2001 en Argentine et de 2003 en Bolivie. On ne saurait dire aujourd’hui si ces deux insurrections résultent d’un seul et même mouvement du négatif que nous sommes incapables de discerner, ou bien, ce qui semble plus plausible, de mouvements indépendants qui se croisent ou s’ignorent. Du reste, les cloisons construites par l’information dominante en Amérique Latine à propos des évènements négatifs participent de la séparation entre les émeutiers et de l’ignorance mutuelle.

L’insurrection argentine de Décembre 2001–Janvier 2002 a puissamment enraciné la négativité en Amérique Latine. L’Argentine est le lieu de naissance d’assemblées radicalement nouvelles qui, en libérant la parole publique, ont permis son épanouissement hors de l’Etat et de l’information dominante. Se rassemblant au milieu des rues de Buenos Aires, des individus mus par le désir de discuter entre eux ont commencé, au milieu des restes fumants de la fête émeutière, à spéculer sur leurs buts, sur tout ce qui est. Au coeur de l’insurrection, les assemblées de quartiers sont nées avec pour seul programme celui de réaliser le « ¡ Que se vayan todos ! ». « Autoconvoquées », elles sont advenues comme une tentative pour dépasser la critique pratique de l’émeute par le plaisir de la parole, par l’exploration issue de la confrontation des points de vue, par le goût de trancher. Elles ont constitué une tentative consciente pour expliciter les buts de l’humanité. Aujourd’hui, il est difficile de dire quelle est la situation du mouvement d’assemblées de quartier en 2004 car celles-ci sont toujours restées hors de portée de la petite lorgnette de l’information occidentale. Aussi bien le contenu du débat des assemblées de quartiers que ce qu’elles sont devenues échappent totalement à notre observation ; la méthode que nous avons définie, parce qu’elle est un détournement de l’information dominante, s’avère impuissante à saisir ces envols de pensées, ces boucles de l’aliénation qui passent bien au-dessus du petit chapeau étroit des informateurs professionnels. Aussi, je m’en tiendrai pour 2004 à quelques remarques générales. Le nombre d’assemblées a grandement régressé depuis 2002 : on comptait alors près de 270 assemblées rien que sur la zone du Grand Buenos Aires. Il y en avait une centaine en 2003 ; il n’y aurait plus qu’une soixantaine d’assemblées de quartiers dans le Grand Buenos Aires en 2004. Elles sont constituées par des groupes de vingt personnes en moyenne, plutôt appartenant à la classe moyenne et habitant le centre de Buenos Aires. Leurs sujets de débat ont évolué. On retrouve dans les comptes rendus de discussions qui nous parviennent, la plupart des marottes de gauche de la middleclass occidentale, de l’ignoble économie solidaire à la soporifique lutte contre la mondialisation. Depuis l’échec de l’assemblée générale de l’Interbarrial en 2002, les assemblées ont revu leurs ambitions et ont reflué vers les quartiers, notamment en développant de multiples activités annexes dont de nombreuses cantines populaires. Le gouvernement et l’information dominante ont longtemps joué de l’ignorance vis-à-vis des assemblées qui ne les menaçaient pas directement. Mais l’Etat a changé d’approche : depuis 2003, d’un côté, des assemblées sont régulièrement expulsées par la police de leurs locaux ; de l’autre, la mairie de Buenos Aires et l’Etat tentent depuis 2004 de les transformer en organisations de contrôle des pauvres, en leur octroyant des « planes trabajar » à répartir ou des stocks alimentaires à distribuer. Aussi, il semble qu’aujourd’hui le lent déclin des assemblées argentines qui voient peu à peu s’éteindre le débat qui les avait porté, soit irréversible. Alors que l’assemblée par son existence était une tentative pour fonder une parole publique qui dépasse l’émeute, ce projet semble avoir avorté. Entres autres raisons parmi lesquelles on trouve en première place l’échec de l’Interbarrial en 2002, il y a probablement l’ancrage de nombreux assembléistes dans la pensée middleclass. En répétant le dogme middleclass du rejet de la « violence », les membres des assemblées ont contribué à creuser la séparation entre ceux qui se révoltent et ceux qui prennent la parole publiquement, alors même que se constituait un lieu de débat hors de l’Etat et de l’information dominante. Par le refus d’envisager la négativité comme le moment pratique de la critique, les assemblées argentines ont nié leur propre origine, l’insurrection de 2000-2001, et se sont enfermées dans le cercle pourrissant de la dénégation. Ces quelques remarques qui ne prétendent pas valoir comme analyse générale et définitive de ce mouvement, n’enlèvent rien à ce que les assemblées argentines ont révélé au monde du besoin de parole publique, de la misère où est tenue la parole dans l’époque et des moyens d’y remédier.

Il ne semble pas qu’en 2004 la proposition d’organisation du débat des assemblées argentines ait été reprise en Amérique Latine. Pourtant, on retrouve dans deux évènements négatifs de l’année, le 11 janvier 2004 à Tlanepantla au Mexique et le 15 avril 2004 à Ilave au Pérou, des assemblées de ville. A la grande différence de l’Argentine, ces assemblées – qui semblent s’apparenter à une forme traditionnelle de discussion publique, le « cabildo abierto » – s’opposent frontalement aux responsables municipaux et donc à l’Etat ; elles représentent tous les habitants de la commune et à ce titre elles se considèrent comme souveraines, les conclusions de leurs débats sont exécutives. Ceci les différencie des assemblées de quartier argentines qui, tout en le méprisant, ont toléré l’existence de l’Etat. Cependant, les assemblées d’Ilave ou de Tlanepantla sont de grandes assemblées ; regroupant de plusieurs centaines à des milliers de personnes, elles paraissent trop grandes pour permettre un débat auquel tous les individus présents puissent participer. Aussi, elles offrent une prise importante à la récupération par des leaders, comme à Ilave où des individus se sont peu à peu désignés – rencontrant de nombreuses oppositions semble-t-il – représentants de l’assemblée vis-à-vis de l’Etat puis négociateurs ; il est vrai que ces pseudo-représentants autoproclamés avaient d’emblée été intronisés par l’information dominante qui trouvait là un moyen commode de s’introduire dans les discussions de l’assemblée et de les orienter. Car en Argentine comme au Pérou, les assemblées, soucieuses de maîtriser leur débat et par respect de la parole publique, excluent les journalistes. Pour compléter cette brève et incomplète comparaison avec les assemblées argentines, j’ajoute que les assemblées de Ilave ou Tlanepantla se sont plus consacrées à décider dans l’urgence de la suite à donner à l’offensive qu’à spéculer à haute voix sur les buts de l’humanité ; en reconnaissant la négativité dont leurs débats sont issus, elles gagnent en pratique ce que, face à l’urgence imposée par la menace de l’Etat, elles perdent en liberté et en plaisir de la parole.

L’insurrection de 2001-2002 a également marqué l’apparition publique du mouvement des piqueteros en Argentine. Littéralement le mot piquetero désigne l’activité de ceux qui tiennent un piquet de route, mais son sens a peu à peu glissé sous l’effet de leur encadrement par des dirigeants. Il désigne aujourd’hui principalement ceux qui adhérent à une organisation de piqueteros. D’appellation passagère et ponctuelle, piquetero est devenu le nom d’un état permanent, séparé de l’acte de couper des routes. C’est à ce genre de métonymie où le sens du mot évolue du contenu, l’activité, au contenant, son organisation, qu’on reconnaît l’état avancé de la récupération d’un mouvement. La hiérarchie, la tactique politicienne des dirigeants, les raisonnements de petits gestionnaires prennent le pas sur l’immédiateté de l’acte négatif ; si bien qu’en 2004 en Argentine, on a plus souvent vu des militants piqueteros défiler dans des manifestations que couper des routes. Historiquement, les coupures de routes sont apparues en Argentine pendant les années quatre-vingt dix comme des moyens inventés par les gueux pour contourner l’encadrement syndical ; les coupures de routes étaient alors décidées en assemblée. Sur une dizaine d’années, les organisations de piqueteros qui ont principalement recruté en marge des syndicats traditionnels, et donc, parmi les chômeurs, ont progressivement récupéré et encadré ces gueux qui menaçaient de les dépasser. Ces organisations se sont séparées des assemblées, puis s’autonomisant, elles se sont hiérarchisées, divisées et sub-divisées. Elles se présentent aujourd’hui en 3 courants – Cta, Ccc et Bloque Piquetero – constitués par une multitude de groupuscules dont la pensée politique décrit le spectre des tendances léninistes et trotskistes. Le principe actuel de la plupart de ces organisations – le discours sur le prolétariat et la révolution n’est qu’un vulgaire emballage attrape-pauvre – est simple : faire pression sur le gouvernement afin d’obtenir des « planes trabajar » et des stocks d’aliments que les dirigeants syndicaux redistribuent à leurs adhérents, reconnaissants bien sûr. Hiérarchie, enrôlement, clientélisme, voila comment la vieille technique péroniste de contrôle des quartiers se rénove.

Pourtant, en 2004 le phénomène piquetero reste vigoureux en Argentine : 1 181 coupures de routes sont comptabilisées sur l’année contre 1 278 en 2003. A titre de comparaison, il y avait 2 336 coupures de routes en 2002 au plus fort du mouvement. En 2004, les coupures de routes se sont concentrées sur le Grand Buenos Aires avec en moyenne 2 coupures par jour ; un journal de la capitale publie un guide quotidien destiné aux automobilistes où sont répertoriés les barrages de rue prévus pour la journée. Même si l’encadrement est omniprésent et même si la négativité semble canalisée dans des revendications à très courte vue, les membres des organisations piqueteras débordent parfois leurs contremaîtres pour donner libre cours à leurs émotions : en témoignent les deux seules émeutes répertoriées pour l’Argentine en 2004, qui ont eu lieu à Buenos Aires le 16 juillet et le 31 août, toutes deux à la suite de manifestations. En dehors des raisons invoquées précédemment, s’il n’y a plus d’émeutes déclenchées par des barrages de routes en Argentine, c’est aussi parce qu’en 2004 le gouvernement du président Kirchner n’utilise que modérément la répression contre les piquets de route. C’est aussi parce que ce gouvernement a coopté une partie des organisations piqueteras dans la gestion de l’Etat si bien qu’en 2004, il existe officiellement un secteur des organisations piqueteras perronniste. Et pour tempérer ce tableau, je rappelle que le gouvernement argentin n’est pas intervenu en Haïti sous la pression d’organisations de piqueteros qui refusaient que les soldats argentins aillent réprimer les insurgés haïtiens.

On n’observe pas de mouvement semblable à celui des piqueteros dans d’autres pays d’Amérique Latine. Par contre, on constate désormais dans les révoltes un usage massif des coupures de routes particulièrement au Pérou, comme on l’a vu, en Bolivie, en Equateur, mais aussi ponctuellement en mai 2004 en Colombie, en octobre 2004 au Guatemala et au Panama. D’ailleurs, l’arme de la coupure de route loin de se limiter à l’Amérique Latine a des prosélytes jusqu’en Inde ou en Algérie, par exemple. Dans le monde entier, l’usage de la coupure de route s’est généralisée et supplante souvent l’épuisante et inoffensive manifestation. La négativité de la coupure de route consiste à arrêter brusquement la circulation des marchandises et des individus en prenant possession d’un lieu public, la route, qui est devenu une extension de la rue. La coupure de route dit que les déplacements n’ont rien d’innocent : qu’ils sont allégeance à un ordre – le travailleur qui se rend sur son lieu de travail – ou qu’ils sont constitutifs du déploiement d’un ordre – celui qu’instaurent les marchandises, le touriste, les responsables d’Etat ou les journalistes lorsqu’ils se déplacent – ; c’est justement cet ordre que ceux qui coupent les routes veulent rompre. La coupure de route ne semble pas avoir l’insurrection argentine pour seule origine, elle est apparue simultanément à plusieurs endroits et on observait déjà des coupures de routes lors de l’insurrection équatorienne de 2000.

En 2004, les coupures de routes repérées en Amérique Latine sont de deux types selon qu’elles sont organisées par des syndicats ou spontanées. Au Pérou et surtout en Bolivie, les syndicats des paysans cultivateurs de coca utilisent les coupures de route pour s’opposer aux gouvernements qui tentent d’interdire ou de limiter la production de feuilles de coca. En Bolivie, depuis l’insurrection de 2003 les coupures de routes sont devenues la hantise de l’Etat ; un mouvement de coupures de routes avait alors paralysé l’organisation de l’Etat et le transport des marchandises pendant plusieurs semaines, isolant et immobilisant peu à peu la capitale jusqu’à ce que l’insurrection de El Alto et La Paz viennent couronner la révolte. Plus généralement, la négativité de la coupure de route en fait un recours intéressant que les émeutiers à l’offensive utilisent volontiers et spontanément. En 2004, des coupures de routes spontanées ont eu lieu lors d’évènements négatifs au Guatemala, en Colombie et au Panama. Quelques remarques supplémentaires : 1) Confrontés à l’Etat, les piquets ont à se défendre des assauts de la police ; cela fournit parfois le prétexte à l’émeute, mais présente le risque que les gueux s’enferment dans une position défensive où ils n’ont plus l’initiative, où ils attendent l’attaque ennemie qui survient le plus souvent au moment où ils sont en position d’infériorité, durant la nuit ou au petit matin. 2) Il y a plusieurs façon de couper les routes : parfois les routes sont bloquées par des troncs d’arbres, des blocs de pierres ou des objets divers qui obstruent la voie sur une assez grande distance et il n’y a pas de piquets ; d’autres fois, des individus se relaient sur le piquet pour couper la route et défendre le barrage.

Plus mineur dans ses conséquences immédiates mais tout aussi réjouissant, l’escrache est une forme de révolte mise au point dans le laboratoire argentin, où le « ¡ Que se vayan todos ! » trouve une autre application pratique. L’escrache consiste à jeter des œufs pourris, des tomates, de la peinture, des pierres sur des représentants politiques, des personnalités publiques - ou même sur des institutions - voire à les insulter, les huer, à les brocarder lorsqu’ils sortent en public, ou si, déjà échaudés ils sortent peu, à les interpeller à leur domicile. En agressant des représentants politiques, les escracheurs leur rappellent qu’ils ne sont que des représentants, et que ceux qu’ils représentent leur demandent des comptes ici et maintenant. En 2004, les présidents argentin Kirschner et péruvien Toledo ont été escrachés respectivement à Tucuman et à Tacna, alors qu’ils se présentaient impunément à des cérémonies publiques où ils prétendaient discourir, et même, qu’on les écoute. Ils sont repartis sous une pluie de projectiles divers – pierres, crachats, insultes –, preuve que cette noble pratique s’est maintenue en Argentine et s’est même diffusée en Amérique Latine : c’est heureux !

 

4. Terne Bolivie 2004 : l’après l’insurrection d’octobre 2003

Faire un point sur le négatif en 2004 en Amérique Latine, c’est aussi revenir sur la seule insurrection de 2003 et voir les répercussions, les prolongements, les approfondissements qu’elle a eus. Parmi la multiplicité luxuriante des acteurs de la négativité bolivienne de 2003, on trouvait des paysans cocaleros ; leur dispute avec l’Etat qui détruit les plantations de coca et les coupures de routes par lesquelles ils font valoir leur avis. Ces paysans organisés en syndicats ont servi de base à la création d’un parti politique le Mouvement vers le Socialisme (M.A.S.) dont le leader Evo Morales est un ex-cocalero qui se revendiquant de son origine ethnique quechua affiche des ambitions présidentielles, dans un style proche de celui de sa crapule d’ami, Chavez. L’autre leader paysan, Felipe Quispe, est également dirigeant d’un parti et fonde son discours sur son appartenance à l’ethnie aymara. On voit donc que dans ce pays, le gauchisme d’Etat, sous la forme rénovée de l’ethnicisme indien, tente une incursion. Cette sorte de récupération de la révolte s’inscrit dans les suites de l’insurrection équatorienne de 2000 où des organisations indiennes portant des revendications de gauche étaient apparues. Cependant, dans l’insurrection bolivienne de 2003, le gauchisme a prévalu sur l’ethnicisme chez les récupérateurs. Et selon ce qu’affirme l’information dominante quand elle ne passe pas simplement sous silence l’existence même de l’insurrection, le motif de la révolte serait la demande de nationalisation du gaz bolivien.

Quand on regarde de plus près le mouvement d’octobre 2003, on s’aperçoit qu’avant l’insurrection de La Paz, il avait explosé en une nuée de revendications corporatistes, toutes adressées au gouvernement bolivien, venant de mineurs, de commerçants, de retraités, d’étudiants, de professeurs, de paysans aussi bien cocaleros qu’aymaras, et même des comités de quartier d’El Alto. Cette révolte soudaine et contagieuse a débordé les représentants syndicaux et politiques qui ont vainement tenté de borner le mouvement à coup de revendications économicistes, en décrétant des manifestations à répétition. Pendant cette première phase qui débute en septembre 2003, des grèves et des coupures de routes se généralisent et finissent par isoler la capitale. Dans une deuxième phase, El Alto, énorme banlieue qui domine La Paz, se soulève le 11 octobre, suivie par La Paz le 13 octobre. Les émeutiers restent jour et nuit sur les barricades ; des combats de rues opposent les insurgés aux militaires, faisant 60 morts. Ce qui le 17 octobre 2003 est célébré dans toute la presse comme une victoire – la fuite en hélicoptère du président Gonzalo Sanchez de Lozada alors qu’il était retranché dans son palais présidentiel – fut en réalité le signal d’une grave défaite pour les gueux boliviens. En effet, les insurgés dominaient encore la capitale où les rues continuaient d’être barricadées. A El Alto, les affrontements avec l’armée se poursuivaient, l’Etat était considérablement affaibli par les coupures de routes dans tout le pays, et des colonnes de mineurs et de paysans déferlaient jour après jour sur la capitale. C’est l’Etat, et non pas seulement un gouvernement particulier, qui était à portée de dynamite. Alors, les représentants syndicaux et politiques de la COB, du MAS clamèrent partout, grâce à l’amplification de l’information dominante, qu’ils étaient satisfaits du départ du président Sanchez de Lozada, que pour eux le but était atteint et qu’il soutenait le nouveau président, l’ex vice-président Carlos Mesa. Impuissant devant un mouvement négatif qui les dépassait dangereusement – comme les dirigeants de la COB l’avouèrent comiquement plus tard, ils n’avaient aucun projet « révolutionnaire » à proposer –, les partis et les syndicats de gauche ou ethniciste se rangèrent derrière l’Etat et l’information dominante, en appelant chacun à rentrer chez soi. Malheureusement la manœuvre de ces petits flics eut l’effet escompté : les gueux démontèrent les barricades à El Alto, les coupures de routes furent levées et les marches qui affluaient vers La Paz firent demi-tour. Aux cris de ‘Victoire, Victoire !’, l’information dominante synthétisa la version des syndicamerdes boliviens dans un bout de langue réifié : l’explosion gueuse de septembre-octobre 2003 devint la « guerre du gaz ». La version officielle de l’information dominante affirma que cette révolte était une victoire de « la gauche ethnique d'Evo Morales et de Felipe Quispe (...) antioccidentale et hostile à l'économie de marché » sur « l'allié privilégié des Etats-Unis qu'était Sanchez de Lozada », et la « guerre du gaz » devint un nouvel épisode, emblématique évidemment, de la « lutte contre la globalisation ».

L’année 2004 témoigne du réveil difficile des gueux boliviens. La gueule de bois de ceux qui, passé les fêtes orgiaques, les rencontres inattendues et les belles perspectives se retrouvent, à nouveau, impuissant à l’état de pauvres modernes. Les 3 maigres émeutes repérées sur l’année – le 1er juin à San Pablo, le 18 juin à Magdalena, le 15 août à La Paz – sont le signe d’une négativité faible dont on ne saurait dire si elle est épuisée ou si elle est seulement prise momentanément, comme immobilisée, dans les filets des syndicats et des partis de gauche. Une émeute sur trois a lieu dans la capitale, mais les appels à la manifestation de la Central Obrera Boliviana ou de la Federacion de Juntas Vecinales de El Alto réussissent vite à épuiser la négativité en plaquant leurs slogans creux sur l’insatisfaction. Echaudé par les flammes de la négativité de 2003, le parti de l’information dominante s’est rangé du côté de la contestation officielle au gouvernement officiel et il répète avec une servilité intéressée les revendications des organisations de gauche – référendum sur la nationalisation du gaz, tenue d’une assemblée constituante –. Ces revendications sont reprises et partiellement mises en œuvre par le gouvernement Mesa en juillet 2004 lorsqu’il convoque un référendum sur la question du gaz. Aussi, les émeutes, quand il y en a, paraissent dans la présentation qu’en donne l’information dominante répondre aux mots d’ordre des organisations instituées. Comme au Venezuela, l’information dominante amalgame des manifestations officielles et des actes négatifs qui n’ont rien à voir entre eux, gonflant les uns de la radicalité des autres pour que la protestation paraisse plus puissante qu’elle n’est, et falsifiant ces autres pour occulter la négativité non encadrée. Si bien qu’en 2004, la toute proche insurrection d’octobre 2003 semble avoir sombré dans l’oubli et le centre de gravité du négatif paraît s’être déplacé au Pérou.

 

5. Trouées du négatif dans l’idée d’Amérique Latine

J’aurais pu continuer à décrire une à une les émeutes dans les pays d’Amérique Latine mais la faiblesse de la négativité dans les pays restants où il n’y qu’une ou deux émeutes locales sur l’année rend l’analyse périlleuse. Seul le Brésil avec trois émeutes en 2004 aurait pu être l’objet d’une analyse séparée ; la révolte y paraît en début d’année liée à des réactions de courte portée à la suite d’assassinats perpétrés par la police dans les favelas de Rio et en fin d’année dans l’émeute de Capanema en Amazonie ; soudaine et radicale, cette dernière semble consacrer l’émergence de l’émeute moderne au Brésil sans que rien ne vienne étayer cette intuition.

Dans l’Amérique Latine de 2004, les émeutes sont fréquentes. Réparties sur 13 Etats, elles sont disséminées, comme éparses et sans relations. Si l’on compare avec les années précédentes, la négativité a ponctuellement perdu en intensité mais si on considère la somme des évènements négatifs, elle n’a pas reflué ; elle apparaît dans son ubiquité comme le témoignage d’une négativité diffuse, partout présente, parfois latente. Ce sont une multitude d’attaques singulières contre l’ordre de la société et sans liens apparents. En modèle réduit, la négativité au Pérou en donne une image exemplaire.

Là où on ne peut pas discerner l’unité d’un mouvement, certaines lignes de continuité où se prolongent les fortes poussées de la négativité passée sont perceptibles. Ainsi, bien qu’il n’existe pas d’autres mouvements piqueteros hors d’Argentine, la coupure de route avec sa variante, le blocage de route, s’est diffusée à de nombreux pays d’Amérique Latine tout comme l’escrache et, malheureusement à un moindre degré, l’assemblée. En 2004, l’Amérique Latine résonne encore des promesses inaccomplies du « Que se vayan todos y que no queda ni un solo » de l’insurrection argentine de 2001-2002.

La négativité au Pérou en 2004, pays frontalier avec la Bolivie, au Sud, et l’Equateur, au Nord, paraît suivre avec retard la révolte bolivienne. Les suites du long et puissant soulèvement de Bolivie en 2003 qui a culminé dans l’insurrection d’octobre et celui méconnu d’Equateur en 2000 secouent le Nord-Ouest de l’Amérique du Sud. Pourtant, 2004 est en Bolivie et en Equateur, une année de calme plat où les émeutes sont à la fois de faible intensité et peu fréquentes. Pour ces deux pays on observe depuis 2000 une alternance sur un temps relativement long entre des périodes de recul de la négativité et des périodes de soulèvement brusque et puissant. Et, dans ce balancement, rien en 2004 n’est encore définitivement joué, tant les émeutiers manifestent de mépris et d’indifférence pour les organisations, syndicats ou partis, cocaleros ou ethnicistes, qui sur fond de discours gauchiste posent en représentants des émeutiers dans l’information dominante laquelle les seconde avec complicité.

La Colombie et plus encore le Venezuela sont pour l’information occidentale la scène centrale de l’Amérique Latine, son point focal. La guérilla marxiste en Colombie et le stalinisme d’Etat au Venezuela continuent d’incarner dans l’information occidentale l’image repoussante de la pseudo-révolte en Amérique Latine tout en accréditant l’existence d’un gauchisme actif et fort. Il y a pourtant des émeutes en Colombie mais elles ne réussissent pas, pour le moment, à se dégager durablement de l’étau militaire formé par la guérilla gauchiste et l’armée étatique ; au Venezuela c’est une scission locale au sein de l’information dominante qui maintient le président-animateur de télévision au centre de tous les débats, et occulte ou falsifie les émeutes. L’idée de l’Amérique Latine est comme une bâche, un écran opaque tendu de l’extérieur par l’information dominante. Bricolée avec quelques faits et beaucoup de préjugés, elle maintient une unité factice à cette portion de continent ; elle empêche de voir ce qu’il s’y passe. Les actes négatifs y sont devenus quasiment invisibles à l’observateur mais à l’abri de cette opacité, ils se sont multipliés comme s’ils avaient bénéficiés de cette absence de publicité. Sous le voile de l’information dominante, l’aliénation continue sa course. L’information occidentale ne sait que faire des insurrections récentes ; elle en parle peu, les oublie vite. L’Amérique latine, continent gauchiste, est une idée en lambeau, un vieux vêtement rapiécé, qui impuissant à récupérer les révoltes ne sert plus qu’à habiller les chefs d’Etat. Sous cette toile misérable, la richesse pointe son nez, de face.

(Laboratoire des frondeurs, décembre 2005)