Naggh

Argentine 2001-2002
[Partie 4/4] 

IV – Forme, contenu et perspective des assemblées

Panorama des assemblées

1. S’il y avait entre vingt et trente assemblées dans la première semaine de janvier 2002, leur nombre était passé à environ quatre-vingts dans le Grand Buenos Aires au moment de la troisième Interbarrial, le 27 janvier. Au moment de l’Interbarrial nationale du 16 mars, ce chiffre avait probablement encore doublé, à plus de deux cents (une étude du Centre d’études pour la nouvelle majorité, à la mi-mars dit : deux cent soixante-douze assemblées, dont cent douze dans la Capitale fédérale et cent cinq dans la Province de Buenos Aires). Les assemblées atteignent leur nombre probablement le plus élevé, après des scissions dans les assemblées existantes, un mois plus tard. Fin avril, on peut estimer qu’il y avait entre deux cent cinquante et deux cent quatre-vingts assemblées vécinales dans le Grand Buenos Aires. Sur ce total, une moitié se tient dans la Capitale fédérale, qui représente le cinquième de la population de cette agglomération et l’autre moitié dans la banlieue, où survivent un peu plus de dix des treize millions d’habitants de Buenos Aires.

Si, pour la principale agglomération d’Argentine, les hypothèses quantitatives sont très imprécises, il est encore moins envisageable de faire un relevé équivalent sur l’Interior. Il y aurait eu une quarantaine d’assemblées à Rosario, par exemple. Pour l’Interior, une estimation très approximative permet de supposer qu’il y aurait eu entre deux cents et trois cents assemblées. Dans ce cas on peut considérer qu’il y a eu environ cinq cents assemblées, un quart dans Buenos Aires Capitale fédérale, un quart dans la banlieue de la capitale et une moitié dans le reste du pays.

Les carrefours ont été à double titre les lieux de rendez-vous des assemblées : ce sont les endroits où les zones d’ambiance se rejoignent et par conséquent où les cacerolazos commencent ; c’est souvent là que se trouvaient les agences bancaires et donc les queues du mécontentement. Dans un second temps surtout, quelques assemblées se sont formées dans des places ou des squares. L’offensif empiètement sur la rue est remplacé par une sorte de concentration sur soi-même. L’exemple type est l’Interbarrial du parc du Centenaire. Lorsque la bise fut venue, pendant l’hiver austral de l’an 2002, certaines assemblées occupèrent des lieux publics désaffectés, pour s’abriter et s’enraciner. Mais le carrefour est resté le lieu principal des assemblées ; nombre d’entre elles, d’ailleurs, portent des noms de carrefours : Congreso y Cabildo, Medrano y Corrientes, Scalabrini Ortiz y Córdoba.

Dans les quartiers de classe moyenne de Buenos Aires, le réseau des assemblées est très dense, elles ne sont parfois séparées que de quatre ou cinq pâtés de maisons. En mars, il y en avait par exemple dix dans le barrio de Belgrano et sept dans celui d’Almagro. Mais ces assemblées ne se marchent pas sur les pieds pour autant, puisqu’elles ne se réunissent pas le même jour. Une banlieue de deux cent cinquante mille habitants, comme Hurlingham, avait eu quatre assemblées même si, à l’Interbarrial, une seule s’est présentée sous le nom d’« assemblée de Hurlingham » : il est possible que celle-là ait été une sorte d’Interzonale de Hurlingham ; il est possible aussi que l’une des quatre assemblées ait usurpé la représentation de Hurlingham sans l’accord des trois autres. La Matanza, par contre, banlieue de 1,3 million d’habitants, donc aussi peuplée que Córdoba ou Rosario, n’a jamais paru avoir d’assemblée depuis l’Interbarrial de La Matanza, le 21 janvier 2002, et, sauf erreur, aucune assemblée de La Matanza n’est venue au parc du Centenaire.

Guerrero, qui veut témoigner de l’augmentation quantitative de la population assembléiste, raconte que sur les quarante-deux assemblées qui participent de son étude, vingt-deux se sont créées à partir de groupes qui vont de six à cinquante personnes ; dans six cas, il y avait entre cinquante et cent personnes à l’assemblée initiale ; enfin, quatorze, seulement, ont réuni entre cent et trois cents participants lors de la première « autoconvocation » ; c’est seulement ensuite que leur nombre avait crû. Le même Guerrero table sur une moyenne de cent assembléistes pour ses quarante-deux assemblées, et cela semble être une moyenne justifiée pour les mois de janvier et février ; en avril et mai, à la décrue, le nombre moyen par assemblée devait être tombé à environ vingt à quarante participants ; à la fin 2002, ces effectifs s’étaient encore divisés par deux. Certaines assemblées se sont réunies à cinq personnes ; en dehors des Interbarrials, et des assemblées-cacerolazos, comme celle de Rosario, le 28 décembre, où ils étaient deux mille, le plus grand nombre d’assembléistes ayant participé à une assemblée semble être plus ou moins trois cents.

Cette question du nombre de participants à une assemblée est importante, parce qu’elle détermine la teneur des débats. Plus le nombre est grand, moins le débat est un dialogue, et plus il se fige dans les déclarations successives, comme c’était le cas à l’Interbarrial. En général, une assemblée dure trois heures (au-delà, surtout si les conditions atmosphériques ne sont pas idéales, c’est un exercice trop éprouvant pour maintenir la concentration nécessaire), et en trois heures on discute beaucoup mieux à quarante qu’à trois cents, où on ne peut pas alterner les interventions longues et courtes, revenir à la charge, bien faire le tour d’une question avant de trancher.

La composition des assemblées reste fort difficile à déterminer. Apparemment, d’une session à l’autre de l’assemblée, il y avait un assez fort renouvellement, à effectif égal, environ 25 %. Ceci laisse supposer un noyau fidèle, un second cercle d’assembléistes occasionnels, et une frange de participants exceptionnels qui ne sont venus qu’une fois ou deux. Si la somme des fidèles et des occasionnels rassemble deux cents assembléistes en moyenne par assemblée fin janvier, et cinquante fin avril, on obtient le même total de la population assembléiste, puisque le nombre des assemblées a plus que triplé dans l’intervalle : quinze mille à vingt mille têtes pour le Grand Buenos Aires.

C’est là un nombre difficile à évaluer dans la société actuelle. C’est trop d’individus pour que tous se connaissent. C’est environ cinquante fois l’assemblée de Jussieu, c’est environ cinq cents fois les participants (réguliers plus occasionnels) du debord of directors. C’est plus qu’un commando, qu’une fête, que les effectifs d’une émeute. C’est un chiffre insignifiant lors d’élections nationales (l’élection nationale correspond au plus grand comptage d’individus entrepris dans notre société, en dehors des recensements). C’est moins, chaque semaine, que le nombre de spectateurs qui assistent aux matchs des deux grands clubs de la ville, Boca Juniors et River Plate, sans parler de la demi-douzaine d’autres clubs de première division. Si tous ces assembléistes allaient ensemble en manifestation, ce serait une manifestation moindre que ce que peuvent mobiliser les syndicats lors d’une journée de grève nationale ; et il faudrait des circonstances exceptionnelles pour qu’une manifestation de quinze mille à vingt mille personnes suffise pour mettre en danger un gouvernement, ou un Etat. Ce nombre est donc un nombre intermédiaire, trop grand pour être ignoré à l’échelle de la ville, et trop faible pour peser à l’échelle du pays.

Les assemblées n’ont pas véritablement pris en compte cette donnée quantitative. Si elles l’avaient fait, leur discours aurait sans doute été différent : on ne parle pas à quinze mille ou à vingt mille comme à six ou à sept millions ; et on n’agit pas, face à la représentativité de l’Etat comme si on était soi-même représentatif du pays. Mais les zones obscures de l’information horizontale ont toujours permis d’espérer ou de supposer que tous les pauvres d’Argentine étaient derrière les assemblées. Les assemblées semblent d’ailleurs avoir été largement admises dans la population qui n’y participait pas. L’opposition publique aux assemblées a été quasiment nulle.

C’est d’ailleurs une des constantes les plus remarquables des approches récentes pour une assemblée générale des humains : ni l’assemblée de Jussieu, ni l’observatoire de téléologie, ni les assemblées en Argentine n’ont été véritablement en butte à la répression policière, mis à part quelques frictions en bordure. C’est ce qui arrive quand le discours lui-même va au-delà de ce que la police est censée protéger. La police défend l’ordre contre des formes immédiates et clairement déterminées de négativité ; elle est largement incapable d’évaluer, de déceler et de contrer un discours qui attaque ses fondements, et dont les effets ne sont pas immédiats.

 

2. La composition des assemblées marque d’abord une égalité quantitative assez importante entre hommes et femmes – ce qui est assez rare dans notre société – sans que l’idéologie de gauche du mouvement n’ait eu à intervenir dans le sens de forcer cette égalité en faveur des femmes. En terme d’âge, c’est essentiellement un mouvement de quadragénaires et de quinquagénaires. C’est une caractéristique tout à fait essentielle de ce mouvement qui correspond à l’apprentissage de la parole dans notre société : c’est à cet âge-là qu’on a le mieux intégré la capacité à s’adresser à un auditoire ; les plus jeunes ne sont pas restés dans les assemblées en grande partie parce qu’ils n’arrivaient pas à s’exprimer aussi bien que les plus âgés, et ils perdaient ainsi confiance, envie et, plus concrètement, ils n’arrivaient pas à faire valoir leurs conceptions ; trois heures d’attente pour trébucher sur quelques mots et être invariablement contré par quelqu’un qui sait tenir un discours ne donne pas envie de répéter l’expérience.

L’âge des participants a induit d’autres attitudes : d’abord, on a retrouvé dans le mouvement les tics des années 70. Jusqu’à la caricature, la génération qui avait été étudiante au moment où la contestation avait été arrêtée brutalement par la dictature militaire en 1976 a repris le fil de ce qui avait été interrompu alors, comme si le temps avait été seulement suspendu ; et c’est une des raisons du succès du gauchisme en Argentine : la défaite historique des gauchistes, au Portugal, confirmée pendant la révolution en Iran, n’a pas été véritablement intégrée par les ex-étudiants guévaristes d’Argentine ; de même, la présence de l’idéologie situationniste, si dominante à Jussieu ou sur le debord of directors, était complètement absente à Buenos Aires, pas parce qu’elle était critiquée, mais parce qu’elle était largement ignorée. Un certain nombre de banalités de base des révoltes du dernier tiers de siècle n’étaient donc pas présentes : la critique du travail, la critique du quotidien, la critique de la misère militante, la critique de la misère intellectuelle, la critique de l’ennui, la critique de la pensée de gauche en général, la critique de la culture et de l’art. D’autres comportements sont liés à l’âge moyen élevé des participants aux assemblées : la prudence, la défensive, l’impossibilité de convaincre, la difficulté d’agir vite, de trancher, de transformer des idées en pratique. La modération si généralement prônée dans ce mouvement qui ignorait sa propre radicalité est aussi un effet des décennies de soumission consentie par ses principaux acteurs, ignorée des jeunes dans la plupart des insurrections du monde.

Toujours sur les quarante-deux assemblées qu’il a analysées en février 2002, Guerrero annonce qu’il a trouvé 20 % de militants des partis de gauche. C’est un point difficile à vérifier. D’abord il faut signaler que les partis de gauche ont soutenu les assemblées. Qu’il n’y ait eu que trois à quatre mille militants pour y participer serait difficile à expliquer. D’un autre côté, l’appartenance aux partis de gauche n’était pas clamée dans les assemblées qui rejetaient en principe tous les partis. Les « militants » ne sont pas tous de petits soldats fermés et fourbes qui envahissent les assemblées pour les détourner au profit de leur organisation ; la plupart du temps, ce sont ici des pauvres qui doutent, qui ont parfois trouvé dans l’assemblée l’affectivité ou le discours ou l’activité qu’ils cherchaient dans le parti, et qui pouvaient donc souvent hésiter sur le choix de l’organisation à laquelle accorder la primauté, là où ils entraient en contradiction, tout en continuant à rêver de leur complémentarité. Sans qu’il y ait de véritables preuves, certaines assemblées étaient dominées par les thèses de tel ou tel parti, plutôt gauchiste dans les quartiers populaires de la Capitale fédérale, plutôt péroniste dans les zones où le clientélisme duhaldien fonctionnait encore.

Le même auteur affirme que 30 % des participants aux assemblées étaient des chômeurs. Ce chiffre paraît important – et Guerrero en fait un argument pour expliquer le soutien des assemblées aux piqueteros, mais en regard du chômage en Argentine, à ce moment-là, ce qui paraît énorme c’est que 70 % des participants aux assemblées travaillaient. Une des figures de ces assemblées était en effet l’accro, qui dévouait entièrement son temps à cette activité : entre les assemblées générales, les commissions, l’Interbarrial, l’Interzonale, les activités comme les achats communs de nourriture, l’édition, la préparation de fêtes et de manifestations, les manifestations elles-mêmes, il était tout à fait possible de faire un plein-temps bénévole en n’allant que dans une seule assemblée vécinale ; mais rien ni personne n’interdisait de participer à plusieurs de ces assemblées vécinales, et les vrais accros participaient, assidûment, à deux, trois ou quatre d’entre elles. Ils n’avaient pas le temps de travailler.

Les professions libérales et intermédiaires de l’échelle sociale dominaient les deux tiers qui étaient des salariés. Cette supériorité numérique semble elle aussi liée à la capacité de s’exprimer. Un enseignant, un chef d’entreprise, un psychologue, un cadre ont appris à parler en public et sont mieux capables de formuler des idées et de les enchaîner qu’un étudiant, un ouvrier, un motoquero, un voyou. Les assemblées sont donc devenues de plus en plus tributaires de ce qu’on appelle la classe moyenne parce que dans les journées de janvier 2002 les premières tribunes ont attiré celle-ci et rejeté les autres. L’inégalité dans la capacité orale à s’exprimer est très importante pour comprendre les faiblesses du discours des assemblées : ceux qui ont pu convaincre, ou simplement ceux qui ont été de bons tribuns, parfois avec des débuts de démagogie au sens grec du terme, avaient appris à parler dans la société qui étaient combattue. Le langage employé mériterait une analyse plus complète : mais il est d’abord modéré, positif, cartésien. Il faut cependant signaler que lorsque le nombre de participants aux assemblées a diminué, les discours se sont allongés, mais les réactions de ceux qui étaient plus démunis aussi. Et ceci a plutôt contribué à enliser la situation : les spécialistes de la parole dominaient, mais n’avançaient pas, ceux qui s’exprimaient mal arrivaient, en quelque sorte, à geler les discours dans la forme. L’une des raisons de l’épuisement des assemblées se trouve là.

 

 

Fonctionnement

1. Aucune prédisposition particulière n’était exigée pour créer une assemblée en Argentine. Il suffisait de le décider, de réunir quelques personnes, et on était une assemblée. Les assemblées générales vécinales étaient le seul lieu de débat public, au monde, ouvert à tous : aucun contrôle d’aucune sorte n’empêchait qui que ce soit de venir participer aux discussions. Les seules exclusions ont concerné des politiciens reconnus, qui avaient eu le culot ou l’inconscience de vouloir tâter du terrain. On peut lire dans le « modèle participatif des carrefours de Palermo » : « No queremos en nuestras reuniones dirigentes ni punteros políticos, ni banqueros. »

L’ouverture complète des assemblées les conduisait à se tenir au milieu de la vie quotidienne environnante : leur territoire n’était pas marqué, enclos, sacralisé. Les pauvres de tous les siècles antérieurs auraient été bien surpris du singulier spectacle d’un attroupement de plusieurs dizaines de personnes, en train de discuter de questions allant du devenir de l’Etat à la réfection du toit d’une école du quartier, que d’autres personnes, qu’on appelle aujourd’hui des passants, traversaient sans s’arrêter, sans écouter, sans voir, sans savoir. Cette cohabitation de la rencontre et de l’isolement montre à la fois l’étendue du cloisonnement des individus dans notre société, la banalisation des événements quand il manque une médiation de l’information ou une solennité de la mise en scène, l’importance réduite des assemblées pour l’écrasante majorité des contemporains qui pouvaient y participer et l’incapacité des assemblées à prendre en compte cette indifférence, qui était bien davantage une incompréhension et une ignorance qu’un irrespect.

L’impression générale de Buenos Aires n’était d’ailleurs pas celle d’une ville insurgée, bien au contraire : la normalité du travail et du loisir de la société de la communication infinie dominait, et cette normalité était finalement peu troublée par ces attroupements, peu fréquents et dispersés, aux effectifs à peine plus importants qu’une queue devant une banque ou qu’une sortie de messe ou de noce. On pouvait très bien survivre à Buenos Aires, et même s’y déplacer beaucoup, sans jamais voir une seule assemblée. Mais c’était tout l’inverse à l’intérieur de la sphère du jeu créée par ces assemblées : là, les participants pouvaient avoir l’impression d’être le monde. Ils ne voyaient que leur propre multitude, en effet prodigieuse compte tenu de son objet et de son époque, et s’émerveillaient de leur propre phénomène, qui les accaparait au point qu’eux-mêmes ne voyaient pas non plus ces individus extérieurs à la sphère, les passants qui pouvaient traverser leurs assemblées sans s’arrêter.

Pourtant, l’extraordinaire qu’il faut rappeler, et qui n’interpellait donc pas les passants, était que ces attroupements occupaient la voie publique, la bloquaient, rompaient ou gênaient le trafic, ralentissaient même ces passants par leur compacité. La présence même des assemblées était à la frontière entre l’incongru et l’illégal, et dans cette grande ville cette présence se répétait plusieurs centaines de fois par mois sans que les garants de la trivialité quotidienne n’interviennent. Les hostilités ouvertes contre les assemblées ont été extrêmement rares : quelques voisins incommodés par le bruit, quelques agressions de nervis péronistes et une surveillance plus ou moins distante de la part de la police, bien plus souvent absente ou infiltrée que visible. L’Etat observait cette manifestation de sa mise en cause, sans comprendre, ni réagir, sans doute dans la crainte de déclencher, par une intervention inadaptée, le mécanisme secret qui transforme la mise en cause en machine infernale. Et c’était bien un paradoxe ou une contradiction de proclamer l’assemblée « espace non violent », alors que, comme le signale le journaliste Feinmann dans « Filosofía de la asamblea popular » : « Aller à “l’assemblée” c’est exercer un mouvement initial de négation. »

 

2. Une fois connue et annoncée, une assemblée commençait généralement en retard sur l’horaire. Les Argentins ne sont pas les seuls à ne pas respecter l’heure, mais ils sont parmi les plus irrespectueux de ce type d’engagement. Dans la plupart des assemblées les participants restaient debout et agglomérés pendant trois heures. Ensuite, la fatigue, et souvent l’heure tardive, étaient des signes reconnus par tous. Dans les bistrots et chez les particuliers, cependant, de petits groupes continuaient les discussions, mais sans le verdict que permettait seule l’assemblée.

Un coordinateur volontaire (s’il y avait plusieurs volontaires, on en élisait un), qui ne pouvait en principe remplir cette charge à deux assemblées consécutives, réglait les débats, ce qui consistait surtout à inscrire les orateurs de sorte à déterminer l’ordre des interventions. De janvier à mars, lorsque les assemblées étaient encore très visitées, ce modérateur passif tentait aussi de faire respecter un temps de parole convenu à l’avance. Par la suite, il se contentait de noter les noms des orateurs successifs. Il figurait lui-même parfois sur la liste. La plupart des assemblées, jusqu’à mars, essayait de prendre en note les débats, ce qui impliquait un second personnage, le secrétaire, moins souvent soumis à la tournante que le coordinateur. Enfin, dans certaines grandes assemblées, il y en avait parfois un troisième : le responsable de la sono (réglage et distribution du micro).

Très rapidement, les débats se sont déroulés dans un grand respect de la parole. Ce que les pauvres, trop pressés de formuler le trop-plein de ce qu’ils pensent avoir à dire, ne savent pas faire, s’écouter sans s’interrompre (généralement quand les pauvres discutent, ils coupent la parole ; quand ils ne coupent pas la parole, ils n’écoutent pas), les assembléistes en Argentine ont appris à le faire. Couper la parole, ce qui équivalait à griller le tour de parole inscrit, était généralement sanctionné par une réprobation qui pouvait aller jusqu’à la bronca. Ce n’est qu’exceptionnellement, dans chaque assemblée, que ces formes posées se distendaient : des moments plus vifs faisaient oublier ces règles du respect, rarement longtemps.

La très bonne qualité de l’écoute, le respect de la parole de l’autre ont été d’importants corollaires à une très grande honnêteté. Le déroulement et l’organisation des assemblées, leur ouverture et d’une manière générale la confiance et la générosité qui les animaient, toujours dans une grande dignité, auraient permis de la dérision, de nombreuses manipulations, et des noyautages rapides et décisifs. Si rien de tel ne s’est produit, c’est parce que ce mouvement, qui n’en était qu’à chercher son propre but, ne voulait pas le dissocier de la vérité ni de la recherche de la vérité. Nées d’une critique de la corruption de la société, les assemblées pratiquaient, dans leur organisation et dans leurs mœurs, une honnêteté et un soin de la vérité formelle qui est, sans aucun doute, à contre-courant complet d’une société où la plupart des pauvres prétendent jouir de l’extension de la corruption, où règne le cynisme désabusé des résignés qui veulent donner le change, où la ruse est valorisée. Dans les assemblées argentines, au contraire, on pratiquait la vertu avec une jalousie parfois pointilleuse (comme le refus de plusieurs délégués à l’Interbarrial de voter abstention sur une proposition, parce qu’ils n’avaient pas de mandat de leur assemblée de base pour voter même abstention). Mais cette vertu contraignante, qui a plutôt maintenu les assemblées qu’elles ne les a emprisonnées, est indispensable à la détermination d’un but, c’est-à-dire à la réalisation d’une vérité.

L’assemblée générale de chaque assemblée se réunissait en principe une fois par semaine (il pouvait y avoir, selon les événements, des assemblées extraordinaires). On y votait sur peu de sujets, mais on y votait à chaque fois, le vote étant le verdict qui justifiait l’assemblée, presque son identité. Le droit de vote était accordé à tous ceux qui étaient là, sans la moindre restriction sur l’âge, la nationalité, l’appartenance à une autre assemblée ou à un parti politique. Les votes se faisaient à main levée, et un assembléiste, en général le coordinateur, les comptait. Celui qui posait la question soumise au vote (ou le coordinateur) proposait tour à tour les trois solutions : pour l’affirmative, et on comptait les voix pour l’affirmative ; pour la négative, et on comptait les voix ; pour l’abstention, et on comptait les voix. En principe, un vote était acquis lorsque les votes affirmatifs étaient plus nombreux que les votes négatifs et les abstentions réunis ; et un vote était négatif lorsque les votes négatifs étaient plus nombreux que les votes affirmatifs et les abstentions réunis. Lorsqu’on était entre les deux cas de figure, la question devait être renvoyée à une assemblée ultérieure. Cette règle n’était pas appliquée dans toutes les assemblées ; certaines votaient sans prendre en compte les abstentions.

Très vite, les assemblées se sont dotées de commissions, qui étaient de petits comités se réunissant entre deux assemblées générales. Les principales commissions étaient la commission d’organisation et de coordination, la commission de diffusion et de presse, la commission de santé, la commission des finances (l’autofinancement, sous forme de don, étant évidemment le seul moyen de financement des assemblées). Pas davantage que pour participer à une assemblée générale, il n’y avait de restrictions pour participer à une commission, de son choix (à cela près que les différentes commissions se tenaient au même moment, dans de nombreuses assemblées, ce qui forçait à choisir une commission au détriment des autres). C’est dans ces commissions que naissaient les ordres du jour des assemblées générales, et c’est là qu’on préparait les actions à soumettre à l’approbation de l’assemblée. Mais encore plus informelles et surtout moins populeuses que les assemblées générales, les commissions offraient le plaisir du débat à bâtons rompus sur les sujets les plus variés. Le jour des commissions était fixé, et leur lieu n’était pas toujours celui de l’assemblée. Comme il y avait souvent des documents à lire et à rédiger, les commissions disposaient parfois de tables et de chaises : on ne discute pas assis de la même manière que debout. Les commissions ne décidaient pas : elles faisaient des propositions qui étaient soumises à l’assemblée générale, et que celle-ci discutait, et votait le cas échéant.

Les différences de possibilités entre assemblée générale et commission ont apparemment eu pour conséquence que certains assembléistes ne venaient qu’à l’assemblée générale, alors que d’autres n’apparaissaient que dans les commissions. Les commissions, du fait de leurs contours flous et de leurs attributions non réglementées, étaient souvent détournées de leur fonction première. Elles étaient beaucoup plus un prétexte à rencontre, et un supplément de discussion, parfois festif.

 

3. L’assemblée générale avait pour seul pouvoir un pouvoir de délégation. Mais les assemblées vécinales n’ont jamais délégué qu’à l’Interbarrial et aux Interzonales. Or les mandats étaient absolus, c’est-à-dire que le délégué n’avait aucun pouvoir de décision propre dans l’exercice de son mandat. Il ne pouvait que faire la lecture des points qu’avait approuvés son assemblée, et il ne pouvait décider d’aucun point qui n’avait pas été soumis à l’assemblée générale dont il avait émergé. C’était un simple porte-parole.

En principe, les délégués étaient révocables à tout instant. Mais je n’ai jamais entendu parler d’un délégué révoqué. Non parce que le mécanisme aurait été bafoué, mais parce que le délégué ne pouvait jamais rien commettre qui nécessite qu’on le révoque : Interbarrial et Interzonales n’offraient aucune possibilité d’outrepasser le mandat – ou alors de voter une décision qui n’avait pas été votée par l’assemblée dans la semaine, mais ce qui n’avait de toutes façons aucune conséquence, puisque l’assemblée vécinale n’était pas engagée par les décisions de l’Interbarrial et même de l’Interzonale : les assemblées révoquaient parfois des décisions prises avec leur accord (par exemple en n’allant pas à une manifestation où elles avaient décidé d’aller en mandatant leur délégué de voter pour cette mobilisation), mais pas les délégués. Car plus encore que l’absence complète de libre arbitre qu’avait le délégué, c’est le fait qu’il y avait, en principe, rotation des délégués qui empêchait toute révocation. Le principe de rotation des délégués, en effet, implique une révocation automatique. Qu’on ait accompli son mandat conformément à la volonté des mandants ou non, on est remplacé du fait de la rotation. L’idée de révocation, toujours revendiquée, était donc une idée parfaitement théorique dans ces assemblées.

Ce système ridiculise la délégation. Etre délégué est seulement une charge, peut-être un honneur, qui ne rapporte ni gloire, ni argent, ni pouvoir. Ces délégations dégradées à un rôle seulement formel signifient d’abord que ce qui importait se passait dans l’assemblée générale. Tout ce qui était délégué par l’assemblée vécinale était privé de pouvoir. Le délégué était le symbole vivant de l’absence de pouvoir, la preuve du rejet de tout pouvoir individualisé, la glorification, par ce sacrifice, de l’assemblée de base elle-même. Cette nullité de la délégation, comme si elle était un mal nécessaire, l’arme d’un pacifiste, a eu une première conséquence tout à fait extraordinaire dans notre monde : un an d’assemblées n’a pas permis à l’information dominante de déceler un représentant, une figure médiatique, un chef, un porte-parole des assemblées. C’est un mouvement et une activité qui sont restés complètement anonymes. Pourtant, le carriérisme intermédiaire, le petit arrivisme, étaient surreprésentés dans les assemblées. Pourtant, il n’y avait dans les assemblées aucune critique de cette gloire appauvrie qu’on appelle la célébrité ou de cette célébrité enrichie qu’on appelle la gloire. Pourtant, c’était la plus ouverte des disputes publiques, où tout le monde s’exprimait à visage ouvert, et où les orateurs improvisés n’ont pas manqué de se différencier par le talent, le fond, l’apparence et même la rhétorique, qui a fêté là une résurrection inattendue. Mais il n’en a surgi aucun nom d’individu, aucune vedette, aucune célébrité, aucune figure utilisable dans la société de la communication infinie.

Une autre conséquence de cette impuissance complète de la délégation a été que les assemblées n’ont pas véritablement pu agir. C’est, à première vue, une grave faiblesse : il y avait une situation historique qui permettait de renverser un régime, un Etat, un monde. Mais jamais les assemblées ne se sont mises en situation de s’opposer effectivement à l’ordre établi autour d’elles. Elles n’ont même pas repris les prérogatives traditionnelles des organisations qui naissent dans les grandes révoltes modernes, conseils ouvriers ou comités de quartier : la gestion locale pour pallier l’insuffisance de gestion de l’Etat, ou pour soustraire à l’Etat sa propre gestion. Les assemblées en Argentine n’ont rien géré. Nulle part elles ne se sont substituées à l’Etat défaillant, sauf en de rares exceptions elles n’ont pas tenté de régler ou de réguler les marchandises et le commerce. Ce n’est que lorsque leur déclin est devenu inévitable qu’elles ont pris en charge des activités caritatives en compétition avec le clientélisme ; et encore, cet investissement sacrificiel semble avoir été surtout une sorte de volontarisme pour maintenir en vie par l’action des assemblées où le débat n’était plus que façade.

Le vote lui-même avait cette particularité, unique pour des votants publics, qu’il n’engageait pas les votants. Si l’assemblée votait une résolution, personne n’était tenu de se conformer à cette résolution. L’assemblée ne disposait d’aucune possibilité pour faire respecter ses propres résolutions, encore moins pour les appliquer. L’exclusion elle-même était exclue. Délégations et résolutions, qui étaient les seuls résultats des votes de l’assemblée, étaient donc, les unes et les autres, totalement inopérantes. Le mouvement des assemblées n’était pas un mouvement exécutif, c’était seulement un mouvement délibérant, opinant, un mouvement de propositions. Les résolutions des assemblées avaient donc un autre sens que ce qu’elles disaient : elles servaient de protection et de couverture légitime au véritable débat de fond qui se livrait entre les lignes de ces résolutions. Les résolutions étaient le support inessentiel de la recherche d’une vérité plus profonde, dont les assemblées étaient l’expérience. La proposition, elle-même déguisée en résolution, était la couverture de ce mouvement de pensée collective. Délégations et résolutions, qui constituaient le résultat visible du débat, avaient pour principales fonctions de donner le change.

Le peu que l’information dominante a dit du fonctionnement des assemblées était que c’était là une forme de démocratie directe. Par démocratie, la morale middleclass, dont l’information dominante est le dictionnaire, entend un bien dans le sens d’une participation plus large aux affaires publiques par ceux qui sont privés d’affaires publiques. La démocratie est tout à fait autre chose, évidemment. La démocratie est le pouvoir au peuple, l’exercice du pouvoir par le peuple, c’est-à-dire, dans l’acception la plus vaste du terme « peuple », par tous. La démocratie n’est pas une intention ou une apparence de fonctionnement, mais l’exercice effectif d’un pouvoir. Les assemblées en Argentine non seulement ne représentaient que leurs participants – c’est à dire une frange très étroite de ce qu’on peut appeler un peuple – mais elles n’ont exercé aucun pouvoir. Elles ont même eu une position contraire : elles ont refusé d’exercer un pouvoir. Elles ont nié systématiquement et régulièrement tout pouvoir, à commencer par le leur. Les assemblées en Argentine ne sont donc en rien une expérience de la démocratie ; elles sont même le premier embryon de critique de la démocratie. Et quand je parle de critique de la démocratie, je ne parle pas de la soi-disant démocratie parlementaire, mais d’une forme d’organisation et de participation du genre humain au débat sur lui-même.

Il faut ici très brièvement rappeler que l’assemblée de Jussieu était également privée de représentativité et de pouvoir et que le debord of directors a pu devenir un lieu de dispute sur le monde parce qu’aucun pouvoir exécutif n’y était exercé par le propriétaire et ne pouvait y être exercé par les participants. Les troubles de la parole de notre époque s’expriment là où le pouvoir est exclu. Il s’agit, d’abord, de nier le pouvoir, ce qui ne veut pas dire, dans l’état actuel de l’observation, qu’il s’agit de ne jamais l’exercer. Mais la nécessité du débat de fond semble, dans cette époque, exiger comme présupposé que ceux qui participent à ce débat déposent les armes à l’entrée.

Il faut ici constater le résultat le plus étonnant peut-être de l’insurrection : il y a eu, pendant un an en Argentine, un débat public en pleine rue, sans médiation de la marchandise, sans médiation de l’Etat, et sans médiation de l’information dominante.

 

 

L’Interbarrial

1. Avec le phénomène de l’Interbarrial, le mouvement des assemblées donne une visibilité à son activité dans l’histoire. L’Interbarrial est d’abord la représentation des assemblées. En tant que rapport des assemblées au monde, l’Interbarrial se raconte dans un fil chronologique, récit ordinaire du temps, si essentiel pour la compréhension de l’histoire, qui est noyé et perdu dans l’immensité anonyme des assemblées vécinales. Il y a trois moments dans le temps de l’Interbarrial : de la première Interbarrial, le 13 janvier 2002, à la première Interbarrial nationale, le 17 mars, c’est la période de l’expansion du mouvement des assemblées ; du 17 mars au 28 avril, c’est la période de la démobilisation des assemblées ; et après le 28 avril, date de la réforme de l’Interbarrial, c’est la période de la gestation de l’échec du mouvement. Après une agonie plus longue que tout le reste de sa vie, l’Interbarrial est morte à la fin de l’année 2002, non sans que son cadavre embaumé ait été exposé une dernière fois au public comme s’il était vivant autour de l’anniversaire de l’insurrection, le 20 décembre 2002.

L’Interbarrial du parc du Centenaire est née dans l’enthousiasme du mouvement d’expansion rapide des assemblées, en janvier 2002. D’autres Interbarrials ou coordinations sont nées presque en même temps à l’image de celle du parc du Centenaire et dans la même dynamique. Sauf dans l’Interior, elles n’ont pas duré. A partir du 17 mars, l’Interbarrial de Buenos Aires, Capitale fédérale, avait phagocyté toutes les Interbarrials de l’agglomération de Buenos Aires. Le parc du Centenaire est également le lieu des deux Interbarrials nationales, celle du 17 mars, et celle du 17 août, qui se sont donc avérées être essentiellement des Interbarrials de la Capitale fédérale augmentées. Lorsqu’on parle de l’Interbarrial, en Argentine, on ne parle pas de celle d’Olivos, d’Avellaneda, de La Matanza, de Lomas de Zamora ou de La Plata, ni de celle, si active, de Rosario ou encore de l’Interbarrial nationale, on parle de celle de Buenos Aires, Capitale fédérale. Il est remarquable, à cet égard, que l’Interbarrial nationale du dimanche 17 mars 2002 a annulé l’Interbarrial de la Capitale fédérale, comme si elle s’y substituait, comme si, convoquée au même moment et au même lieu que cette réunion hebdomadaire, elle pouvait répondre aux mêmes problèmes ; alors que ce même jour l’Interbarrial hebdomadaire de Rosario a eu lieu seulement sans les délégués envoyés à Buenos Aires.

Il a été rapidement institué que la responsabilité de l’organisation de l’Interbarrial revenait, de manière tournante, à trois assemblées différentes, tirées au sort à chaque fois. L’assemblée des assemblées se présentait, d’entrée, comme un hybride : d’une part elle était un lieu de délégation des assemblées, d’autre part elle était une assemblée générale comme les autres. De ces deux fonctions, elle semble n’avoir cumulé que les faiblesses : les délégués n’avaient aucun pouvoir propre, et l’assemblée générale n’avait pas, ici, la possibilité de débattre. En effet, dès la première Interbarrial, cette manifestation du parc du Centenaire réunissait plus de mille personnes pour atteindre rapidement plus de trois mille participants, ce qui a été à peu près le montant des effectifs jusqu’au 17 mars. Ce nombre de participants égaux en droit à la discussion sans intermédiaire est trop grand pour discuter.

Au micro, non seulement toute assemblée qui mandatait un délégué avait le droit d’exprimer ses propres résolutions, mais de nombreuses autres organisations, comme des piqueteros ou telle ou telle délégation de salariés « en lutte », étaient autorisées à le faire, en un temps rationné par les organisateurs, puisqu’il fallait que tous les délégués, qui pouvaient être une centaine, aient pu parler. L’assemblée se divisait donc en deux temps : la lecture, par des orateurs, pour l’essentiel des délégués des assemblées (les autres orateurs semblent avoir été admis sur des critères parfaitement subjectifs), qui prenait les deux tiers de la réunion ; et le dernier tiers, où les principales résolutions issues de ces lectures étaient proposées au vote de l’assemblée générale présente, après avoir été mises en forme par un secrétariat issu des assemblées organisatrices. Jamais une résolution proposée n’était débattue. L’assemblée ne faisait aucun inventaire des arguments pour ni contre. Les participants votaient sans être informés des positions opposées, sauf si celles-ci avaient figuré par hasard dans les interventions des orateurs.

Tout comme dans les assemblées vécinales, personne n’était tenu de respecter ou d’exécuter les résolutions de l’Interbarial. On a vu les délégués de quarante assemblées décider de participer à une manifestation précise, le 20 mai 2002, sur mandat impératif de leur assemblée locale, et deux assemblées seulement être présentes, avec une fraction dérisoire de leurs effectifs, à ce cinquième anniversaire mensuel du 20 décembre. L’impossibilité antidémocratique d’argumenter avant le vote et l’incapacité d’appliquer ce qui est décidé après le vote ont révélé le fond de l’Interbarrial : c’était une parade. L’Interbarrial a eu une fonction comparable à celle de la reine d’Angleterre : attirer l’attention publique, présenter les signes extérieurs du mouvement des assemblées, poser pour les journalistes alternatifs qui venaient tous là. L’Interbarrial était davantage, jusqu’à fin avril, un lieu de rencontre de particuliers, une façon de se complaire dans l’apparence de la révolte, une pose. L’Interbarrial a été très rapidement le lieu de l’épuisement du mouvement des assemblées, son extrémité qui brillait, mais qui n’en était pas moins morte.

Le 17 mars, alors que les effectifs du mouvement commençaient à stagner, l’Interbarrial nationale a réuni plus de cent cinquante assemblées (dont environ vingt-cinq de l’Interior et vingt-cinq de la Province de Buenos Aires) dans une sorte de paroxysme qui a laissé le mouvement épuisé, qui a mystifié tous ceux qui croyaient que c’était là une progression et qui a fortement accéléré la démobilisation.

Cette Interbarrial nationale a en effet confirmé que la coordination des assemblées ne serait ni un organisme centralisé et dirigeant, ni un accélérateur du débat en cours, ni un outil de compréhension. Tout ce que le mouvement pouvait attendre de sa propre coordination y manquait cruellement : l’Interbarrial était incapable d’analyser, de décider, d’agir. Elle ne savait pas faire circuler les idées ni les informations. Elle n’avait pas la possibilité de parler aux pouvoirs existants et elle n’avait pas la possibilité de tenter une jonction avec les révoltes existantes, notamment en Algérie. Elle n’avait pas même la possibilité de débattre de ses propres directives, et elle était encore moins en mesure de garantir leur application. Non seulement privée de pouvoir, cette assemblée-là, la plus grande assemblée générale du monde, s’était aussi privée du débat, c’est-à-dire de l’argumentation réciproque et contradictoire entre ses participants. Derrière l’apparence triomphaliste de l’Interbarrial nationale du 17 mars apparaissait un message très net : c’est l’assemblée vécinale, le lieu du débat, qui est la souveraine ; l’assemblée Interbarrial, qu’elle soit nationale ou de la Capitale fédérale, n’est rien. C’est une tribune sans substance, où des délégués porte-parole sans pouvoir lisent des résolutions sans effet.

 

2. Un mois plus tard, les effectifs de l’Interbarrial étaient tombés de trois mille à trois cents, et il n’y avait plus que trente et une assemblées représentées sur près de deux cents que comptait alors l’agglomération de Buenos Aires. L’ennui des longues litanies de résolutions toujours identiques, et des votes à la chaîne, sans effet (l’Interbarrial nationale du 17 mars, par exemple, avait voté à elle seule soixante-dix-sept résolutions, les unes après les autres) avait beaucoup contribué à cette désaffection massive. La désertion plus grande encore de l’Interbarrial que des assemblées vécinales montrait que les assembléistes avaient bien compris que le souverain était l’assemblée de quartier : à choisir entre les réunions hebdomadaires au carrefour du barrio et le dimanche après-midi au parc du Centenaire, les premières l’emportaient nettement.

Plus lents dans la compréhension des choses, et plus militants, les membres des petits partis trotskistes, presque seuls, n’avaient pas déserté l’Interbarrial, autour de laquelle ils avaient installé leurs stands, comme à ces kermesses qui leur permettent de faire le commerce de leur littérature et d’une manière générale d’étendre leur prosélytisme. Et soudain, le PO et le MST se retrouvèrent majoritaires dans cette assemblée, même s’il est plus juste de dire que le total de leurs militants était, sans qu’ils s’en aperçussent eux-mêmes, en majorité parmi les présents, et même s’il faut rappeler que leur concurrence poussait systématiquement chacun de ces groupuscules à prendre le contre-pied de l’autre, ce qui les neutralisait parfaitement.

L’image de l’Interbarrial en avril était effectivement assez peu conforme à ce qu’on pouvait attendre du lieu de débat des humains sur le monde : dans ce parc circulaire, dont la moitié intérieure de la surface était délimitée par une allée remplie de dizaines de stands de friandises et d’artisanat pas cher, la grande Interbarrial occupait le onzième des quartiers du cercle extérieur ; et encore, ce quartier n’était pas aussi plein que certains autres, où les pauvres de Buenos Aires venaient jouer au football, écouter des concerts de rock, ou se reposer en famille, le dimanche après-midi. Quelques banderoles d’assemblées, les tréteaux des gauchistes, et les vendeurs de choripan bordaient une pelouse au milieu de laquelle des cordes entre quatre arbres déterminaient le périmètre qui regroupait à la fois la tribune avec ses trois coordinateurs (un par assemblée organisatrice), dont la fonction était de dispenser le micro, et la table du secrétariat où on aurait vainement cherché un magnétophone, un dictaphone ou un ordinateur. De l’archaïsme idéologique à l’archaïsme technologique, en passant par la qualité des débats et le look des participants, on se serait cru, en ces beaux dimanches d’automne austral, transporté dans ces « fêtes » que les groupuscules gauchistes organisaient à la fin des années 70 en Europe, avec cette notable différence qu’alors la musique avait déjà remplacé depuis longtemps les palabres.

Cette kermesse de gauche, qui ne peut pas résister à maquiller sa propre insuffisance avec son folklore et sa culture, résolument tournés vers le passé, au moment où se joue l’avenir, gênait pourtant des « politiques » plus récents. La « crise » de l’Interbarrial, qui n’était que l’effet en bout de chaîne de la désaffection globale du mouvement, était alors fortement ressentie par toute une frange, tout aussi de gauche que les PO et MST, mais qui leur était simplement concurrente dans la prétention au pouvoir dont l’Interbarrial aurait été, selon eux, l’enjeu. Ces nouveaux stratèges s’avisèrent alors que les groupuscules gauchistes étaient majoritaires à l’Interbarrial et s’en émurent. Il fut alors reproché aux deux partis trotskistes de « manipuler » l’Interbarrial, ce qui est parfaitement grotesque quand on sait qu’il n’y avait rien à « manipuler » à l’Interbarrial, puisque les décisions n’engageaient personne et que cette assemblée n’exerçait aucun pouvoir. Du reste, si deux cents gauchistes divisés, dont nombre hésitaient entre la priorité à donner au parti ou à leur assemblée, étaient soudain majoritaires dans l’assemblée générale de l’Interbarrial, ce n’était pas parce qu’ils avaient investi brusquement, de manière putschiste, cette assemblée, mais parce que la « classe moyenne » avait déserté la coordination de ses assemblées : il est curieux de voir qu’on s’étonnait et qu’on s’indignait que les derniers à adorer cette nouvelle messe du dimanche, qui s’est usée si vite, aient été les enfants de chœur léninistes et les jésuites marxistes, qui étaient seulement restés là, plus assidus et plus tenaces que les quadragénaires des professions libérales, toujours à la recherche d’un loisir nouveau, d’une distraction qui corresponde aux attentes de leurs familles fractionnées par des vies de couple successives.

La préparation de la manifestation du 1er Mai fut le prétexte qui fit la première et seule grande dispute de l’Interbarrial. Le PO voulut apparemment, pour ce jour-là, une manifestation unitaire se terminant par estrade et discours. Il fut reproché à ce groupuscule de vouloir manipuler le mouvement en entier, en entraînant, tel le flûtiste de Hameln, l’ensemble des assembléistes sous ses banderoles vers une sorte de meeting trotskiste. En pleine Interbarrial, le MST s’opposa violemment à cette idée, et les deux packs de militants furent à un coup de sifflet d’entrer en mêlée ouverte, devant une poignée d’assembléistes médusés, qui jouèrent à l’indignation des dépossédés, comme si ce pseudo-débat n’avait pas une place parfaitement légitime dans cette assemblée. Dans la semaine qui suivit cette altercation, le bruit courut par le bouche-à-oreille et l’Internet que les gauchistes voulaient s’emparer de la coordination des assemblées. C’était typiquement une rumeur construite sur des apparences trompeuses. Le 28 avril, au lieu de trois cents, la mobilisation spéciale amena sept cents votants à l’Interbarrial, qui vota là sa seule résolution ayant un véritable effet, la réforme de l’Interbarrial. Un imaginaire complot gauchiste avait servi à un vrai coup de force légitime pour changer la légitimité. Après ce coup d’éclat du 28 avril, la participation à l’Interbarrial retrouva son niveau antérieur de trois cents participants, désormais en majorité spectateurs.

La réforme de l’Interbarrial, appelée « une assemblée un vote », consista dans le fait que désormais seuls voteraient des délégués dûment mandatés par leur assemblée. Chaque assemblée disposait d’une voix et d’une seule. Cette réforme a été votée comme toute autre résolution, sans l’examen des avantages ni des inconvénients. La seule raison invoquée, qui semble avoir été partagée unanimement dans toutes les assemblées vécinales, qui toutes (à l’exception d’une seule) l’ont ratifiée, était la manipulation gauchiste, que le PO, qui est fier de passer pour manipulateur, n’a pas démentie et qui est parfaitement imaginaire et fantasmée. La seule véritable raison de cette réforme a été la mauvaise conscience middleclass. Après avoir abandonné leur coordination, les assembléistes de Buenos Aires, au lieu d’y retourner pour lui impulser ce qui lui manquait, principalement le débat, l’analyse, et la capacité à faire connaître le mouvement là où il n’avait pas lieu, ont préféré cacher leur démobilisation dans la délégation. On voulait des représentants, non pour faire mieux ce qu’il y avait à faire, mais pour s’en débarrasser ; on déléguait non pour prendre des responsabilités, mais pour rendre des responsabilités ; on mandatait non pour s’occuper des grandes affaires publiques, mais pour s’occuper de ses petites affaires privées. Les assembléistes de Buenos Aires n’ont pas eu la force de leur mouvement ; ils n’ont pas senti, ou cru, ou perçu son possible comme moment historique. En transférant sur un délégué leurs propres prérogatives, les assembléistes argentins pouvaient à nouveau profiter en famille des dix autres onzièmes de la couronne extérieure de ce charmant parc de plaisance qu’est le parc du Centenaire, les dimanches après-midi. Fini la corvée de s’occuper soi-même de ses affaires publiques dont on ne sait pas où elles vont, et fini la mauvaise conscience de montrer son peu d’ardeur, à côté d’une imagination et d’une combativité en baisse. Avec une assemblée un vote, on avait trouvé la solution idéale pour dissimuler la résignation généralisée, pour déserter en douceur, sans drame.

Les inconvénients d’« une assemblée un vote » sont innombrables, et ils n’ont jamais été discutés.

 Une assemblée de trois cents personnes était maintenant représentée par un délégué, au même titre que sa voisine, une assemblée de vingt personnes, inégalité fondamentale et profondément injuste.

 Un contrôle minimum serait maintenant nécessaire pour enregistrer les assemblées : on proposa même que chaque Interzonale (une Interzonale était une coordination de plusieurs assemblées d’un même quartier ou d’une même zone) envoie des sortes de vigiles sillonner les assemblées, et en particulier celles qui étaient nouvellement créées, pour vérifier qu’elles ne soient pas seulement l’occasion d’envoyer un délégué indu à l’Interbarrial. Il faut dire que cette police ne vit jamais le jour : le mouvement était déjà trop affaibli pour entreprendre un tel effort contre lui-même, et l’honnêteté et la confiance, si développées dans cette expérience de la parole publique, s’y opposèrent tacitement.

 Cette nécessité d’affiliation à l’Interbarrial arrêta net l’extension du nombre d’assemblées, qui était alors en cours ; les créations tardives d’assemblées, en effet, provenaient presque toutes de scissions, et elles indiquaient deux tendances : une apparition du négatif chez les assembléistes, et la tentative de créer des assemblées plus petites et mieux proportionnées à la qualité des débats. Toute scission, en effet, passerait désormais pour la tentative suspecte de créer un délégué supplémentaire. Et, dans la plupart des cas, il lui aurait été difficile d’obtenir la caution de l’assemblée d’origine, affiliée, elle, à l’Interbarrial. Les scissions, qui étaient la première et principale manifestation du négatif à l’intérieur des assemblées, cessèrent aussitôt.

 Individualistes, francs-tireurs et minoritaires chroniques, tous ceux qui ne voulaient pas passer par une assemblée vécinale (par exemple les enfants qui ne voulaient pas participer à la même assemblée que la coalition de leurs parents et qui refusaient également l’assemblée des enfants), tous ceux qui exprimaient principalement leur appartenance au mouvement par le vote à l’Interbarrial ne pouvaient désormais plus le faire.

 En devenant assemblée de délégués, l’Interbarrial n’était plus une assemblée générale : elle n’était donc plus construite sur le modèle des assemblées qu’elle était censée représenter.

 N’étant plus une assemblée générale, cette assemblée admettait deux types d’assembléistes, distincts : les délégués, qui avaient le droit de parler et de voter, et les spectateurs, qui n’avaient plus aucun droit.

 Pour qu’un délégué puisse voter une résolution à l’Interbarrial, il fallait que cette résolution ait été débattue dans la semaine précédente par son assemblée vécinale. Si quelqu’un, par conséquent, voulait proposer une résolution, il fallait d’abord qu’elle soit votée dans son assemblée ; ensuite qu’elle soit proposée à l’Interbarrial suivante ; ensuite qu’elle soit votée dans toutes les assemblées ; enfin qu’elle soit votée à l’Interbarrial encore suivante : il fallait donc désormais deux semaines pour qu’une proposition devienne résolution de l’Interbarrial. Un tel délai interdisait bien sûr à cette assemblée des assemblées de réagir vite, ce qui lui avait été encore possible lorsqu’elle était assemblée générale. Pour un mouvement de révolte, dont le rythme de pensée, de réaction et de contre-offensive est souvent son seul avantage dans la confrontation avec le vieux monde, c’est là une automutilation catastrophique.

 Pour mettre en place ce système, il aurait fallu désormais démultiplier l’assiduité assembléiste : si trente assemblées proposaient chacune cinq résolutions, chaque assemblée vécinale devait, pendant la semaine, trancher sur cent cinquante résolutions, dont cent quarante-cinq qui n’étaient pas d’elle, ce qui aurait complètement étouffé ces assemblées, qui avaient déjà du mal, pendant les trois heures de leur session hebdomadaire, à débattre des cinq propositions qui étaient les leurs propres. Cette imposition des contenus ne s’est pas non plus imposée pratiquement. C’est heureux parce qu’elle présupposait un pouvoir très grand de la commission de presse de l’Interbarrial, chargée d’informer les assemblées vécinales de ces cent cinquante propositions.

 La manipulation allait être considérablement simplifiée avec la création d’un échelon intermédiaire – le délégué – entre l’assembléiste et l’expression du mouvement qu’est l’assemblée générale souveraine. C’est en faisant élire des délégués que les militants, plus assidus aussi dans les assemblées vécinales, réussirent, à la fin de 2002, à noyauter l’Interbarrial beaucoup mieux qu’elle ne l’avait jamais été, en constituant dans ces réunions sans majorité la minorité la plus forte. Il est impossible de savoir si les coordinations d’assemblées qui semblent s’être créées à la fin 2002, en partie autour du PO, avaient subi l’anomalie électorale que le système rendait possible : comme on pouvait aller dans toutes les assemblées, un individu pouvait voter pour plusieurs délégués ; pour des militants, qui ont pour objectif politique de faire élire les membres de leur parti, il pouvait suffire de « tourner » d’assemblée en assemblée pour réaliser, très simplement, ce noyautage.

 Enfin, la réforme n’a en rien remédié aux principales faiblesses de l’Interbarrial : c’était toujours un lieu de litanie sans débat, le but du mouvement y était toujours aussi peu débattu, la capacité de mise à disposition de la richesse du débat restait nulle, la capacité d’analyse du mouvement continuait à faire défaut, et sa représentativité dans le monde extérieur aux assemblées locales, notamment sur les terrains de la révolte, n’avait pas progressé d’un pas.

 Et la capacité à agir, à transformer en démocratie les intentions contenues dans les résolutions, resta au point mort, ce qui permit, de manière parfaitement ironique, de relativiser toute la folle manœuvre.

La nouvelle Interbarrial ne représentait plus que formellement les assemblées vécinales parce qu’il lui manquait leurs trois principaux attributs : être une assemblée générale, être un lieu de débat, et choisir et révoquer des délégués, puisque l’Interbarrial n’a jamais besoin de déléguer quoi que ce soit (pour l’Interbarrial nationale, les délégués n’étaient pas choisis par les Interbarrials de Rosario ou du parc du Centenaire, mais par les assemblées locales ; la deuxième et dernière Interbarrial nationale, le 17 août 2002, appliqua la règle « une assemblée un vote » sans qu’il y ait eu débat, ou même vote à ce sujet dans cette assemblée, alors que la première Interbarrial nationale, cinq mois plus tôt, avait été une assemblée générale ouverte à tous). Tout ce dispositif, qui représentait donc si mal le mouvement à la base, pouvait avoir pour conséquences principales : 1. augmenter les possibilités de « manipulation » et d’infiltration par les militants ; 2. devoir créer une police, pour garantir un accès désormais réglementé ; 3. rendre impossible toute capacité exécutive ; 4. empêcher toute forme de débat.

La nouvelle Interbarrial ne tomba pas dans les deux premiers travers. Il y eut aussi peu de manipulation que dans la formule précédente, principalement parce que l’Interbarrial resta tout aussi inopérante : il n’y avait toujours rien à manipuler dans cette assemblée. Le mouvement resta profondément dominé par la crainte qu’un enjeu, quel qu’il soit, puisse déposséder le souverain du mouvement, l’assemblée de base ; et il n’y eut pas de police, pour la même méfiance tout aussi justifiée ici au point que l’évidence qu’il en faudrait une pour faire respecter cette réforme fut même pudiquement occultée, comme si on était trop entre gens de bien pour devoir évoquer les inconvenances qui risquaient de dénaturer le lieu de réunion commun. Une autre raison très importante pour laquelle ces inconvénients furent évités est la probité des assembléistes argentins, qui ne cherchèrent donc pas à tricher, et pas à surveiller. L’empêchement de la capacité exécutive, par contre, eut bien lieu : le mouvement préféra châtrer encore davantage son forum, plutôt que de lui prêter de la puissance. Et le débat, lui aussi, continua d’être impossible à l’Interbarrial : on préféra lui couper les jambes, plutôt que de la doter de la parole. Les assembléistes argentins auraient voulu affaiblir leur coordination, ils ne s’y seraient pas pris autrement.

Cette réforme fut une sorte de réaction politique : en prenant pour cible les politiques traditionnels, de nouveaux politiques non affiliés aux anciens partis voulurent installer un échelon hiérarchique, le délégué, et une efficacité dans le mouvement. Mais pour qu’une organisation soit efficace, encore faut-il qu’elle sache dans quel but, donc qu’elle connaisse ses propres buts. Et c’était justement de la détermination de ses buts que manquait le mouvement des assemblées, et pour cause : le but de ce mouvement était de trouver son but. La réforme de l’Interbarrial, au contraire, était une confirmation de la fermeture du débat, au profit d’un activisme sans objet.

Cette tentative mérite ici tant de place parce qu’elle est l’expression d’un mouvement qui ne se comprenait pas lui-même, qui ne s’analysait pas lui-même, et qui tentait de masquer le début de son déclin, d’abord à soi-même, ensuite au public.

 

3. La manifestation du 1er Mai, parfaitement insipide, s’est faite en deux cortèges, à cinq cents mètres d’intervalle. Celui des assemblées a été écrasé par la sono et le déploiement massif des drapeaux rouges du MST, qui s’était rallié à la cause des assemblées. Il y avait peut-être au total vingt à vingt-cinq mille personnes. Les assembléistes, qui n’étaient pas plus de deux ou trois mille, pesaient peu dans cette désolante parade de militants.

La chute de fréquentation de l’Interbarrial a continué inexorablement, indifférente à la réforme du 28 avril. A partir de cette date, Indymedia Argentine est devenu le site officiel de la publication des résolutions de l’Interbarrial.

A partir du 3 novembre 2002, il y a eu une interruption des comptes rendus hebdomadaires de l’Interbarrial. Ce jour-là, au parc du Centenaire, il y eut seulement neuf assemblées, le même nombre qu’une semaine plus tôt, et elles ont continué à voter des résolutions sans importance et sans obligation pour personne. Sur le média officiel de l’Interbarrial, cette dernière a disparu à compter de cette date.

Dans la prise de conscience panique de cette disparition, on peut signaler deux tentatives de construire une nouvelle coordination. Le 9 novembre, à l’invitation de l’assemblée de Cid Campeador, trente assemblées se seraient réunies (le document ne contient aucune liste de ces assemblées, trois fois plus nombreuses qu’à l’Interbarrial, ce qui justifie le conditionnel), plutôt pour mettre en commun leur désarroi que pour aboutir à des solutions effectives ; mais le refus de la résignation qui est la marque même de l’Interbarrial transparaissait suffisamment pour qu’une seconde réunion soit convoquée pour le 23 novembre. Et le 22 novembre paraissait une « propuesta de coordinación » en cinq points, signée « Encuentro de Asambleístas Barriales Autónomos » et datée du 27 octobre, qui est une brève analyse, par ailleurs peu convaincante en elle-même (le fantôme de la manipulation gauchiste y est par exemple invoqué pour expliquer cette fois-ci le fiasco de l’Interbarrial issue pourtant de la liquidation présumée de ce danger ; on retrouve ce même type d’argument complaisant chez la journaliste du quotidien de gauche ‘Página 12’, Irina Hauser), et qui appelle à une réunion le 24. La véritable difficulté de ces démarches apparemment sans lien restait cependant la même : pour construire une nouvelle coordination, il faudrait en finir avec l’ancienne. Mais l’ancienne Interbarrial n’était pas dissoute. Et pour la dissoudre, il aurait fallu reconnaître son fiasco, qui est celui des assemblées qui l’ont soutenue et approuvée, c’est-à-dire toutes les assemblées vécinales. Il aurait donc fallu analyser, critiquer et reconnaître ses torts, c’est-à-dire tout ce dont les assemblées s’étaient montrées incapables jusque-là. Mastodonte passif, creux et encombrant, l’Interbarrial a été le principal obstacle à la construction d’une coordination effective des assemblées.

Les suites de ces deux tentatives pour reconstruire une coordination n’ont pas été publiques.

Le mythe de l’Interbarrial est une composante essentielle du trompe-l’œil permanent du mouvement des assemblées en Argentine. Ce n’était pas le cœur du mouvement mais sa frontière ; ce n’était pas le foyer du mouvement, mais sa façade, jetée en pâture par l’anonymat du mouvement comme pour protéger cet anonymat. Ce n’est pas seulement une grande méfiance que les assembléistes ont exprimée en vidant consciencieusement cette institution de tout pouvoir, c’est aussi une clairvoyance : finalement, ce grand corps voyant et un peu chamarré, qui était né cadavre, a servi à montrer que le débat n’est pas possible quand on est trop nombreux à être trop courtois. Lorsque la solennité de la représentation résume en langue de bois la vie des disputes, seuls les gauchistes, grands ennemis du débat, restent dans les gradins. Et lorsqu’une assemblée générale souveraine délègue, elle doit couper la langue et les mains de ses délégués, sous peine de perdre sa souveraineté.

Nous admirons, en la découvrant, cette démarche exemplaire, guidée par cette honnêteté indispensable à la recherche de la vérité qui risque son possible en le protégeant et qui scinde le fond de son apparence en ridiculisant cette apparence. Cette mise en opposition presque caricaturale du fond du débat des assemblées et de l’apparence de ce débat qu’était l’Interbarrial est une étrange leçon du débat de l’humanité sur elle-même. Nous en approuvons jusqu’au mélange de conscience négative et de pensée collective incontrôlée, tout aussi négative, qui a produit cette critique, aujourd’hui seulement révélée, de la délégation et de la représentation là où le monde se joue.

Pourtant, peut-être par l’habitude insidieuse et inculquée de rechercher en tout l’efficacité, l’Interbarrial est aussi un regret. Il y avait là tant à faire ! Que cette réunion se conforme seulement aux besoins de ses mandants ! Qu’elle suive, indifférente à l’image qu’elle donne, avec la souplesse qu’ont les serviteurs habiles, la liberté de mouvements de son maître, l’assemblée générale vécinale souveraine, et quels services n’aurait-elle pas pu rendre ! Elle aurait pu être cet accélérateur d’esprit, ce carrefour de l’aliénation, ce terrain de jeu à l’air frais qui a tant manqué dans l’étouffement progressif des assemblées ! Elle aurait été agora, coursier, sénat romain, tranchant, torrent d’humour, union, rupture, antenne, observatoire, étincelle, fauve, ami, théoricien, catapulte, mémoire, jouissance, souffrance, confident, historien en actes, salle du trésor, esquisse de tout avenir.

 

 

Contenu apparent des débats

1. Dans les assemblées en Argentine, il y a deux partis. Ce ne sont pas des partis comme le parti du peuple et le parti des oligarques, comme les Guelfes et les Gibelins, comme le PJ et l’UCR, ou comme le PO et le MST, partis à l’ancienne avec chefs, vedettes, hiérarchie, militants et sympathisants, avec leurs idéologies et leurs rêves de pouvoir, partis d’une vision de la politique forgée depuis la Grèce. Les deux partis dans l’assemblée ne sont pas manifestes. On ne peut pas dénombrer leurs membres, non pas parce que ce seraient des sociétés secrètes, mais parce que ce ne sont pas des sommes d’individus. Au contraire, ces partis traversent la plupart des individus et les divisent en eux-mêmes.

Ces deux partis sont le reflet du rapport entre l’Interbarrial et l’assemblée vécinale. Il y a, d’un côté, le parti de la gestion de la cité, de l’efficace, de l’utile ; et de l’autre, le parti de la réflexion, de la recherche, le parti qui diffère les décisions – sans qu’on puisse décider aujourd’hui si c’était par irrésolution ou parce que ce sur quoi portent les décisions n’était pas encore mûr, probablement un mélange fluctuant des deux. Le premier parti est le parti de la visibilité, de l’Interbarrial ; le second parti est le parti anonyme, le parti de l’assemblée vécinale. Le premier parti est le parti de la démocratie directe, le second parti est le parti de la critique de la démocratie. Le premier parti est un parti de solutions, le second parti est un parti de propositions. Le premier parti est celui qui veut transformer rapidement le mouvement en pratique, un peu parce qu’il a peur de s’être avancé trop loin dans la carrière de l’esprit, le second parti est celui qui recherche la profondeur, le fond et la vérité du mouvement, en quête de la racine de la critique pratique dont il est issu, un peu comme s’il lui tardait d’entrer réellement dans la carrière de l’esprit. Le premier parti est traditionnel, de gauche, réformiste ; le second parti tient ses préceptes de ses propres découvertes, construit son idéologie, tire son présent de son futur. Le premier parti veut réaliser vite parce qu’il a peur du doute, le second parti cherche à différer longtemps parce qu’il a peur de l’irrémédiable. On sait tout de ce premier parti. On ne sait rien du second, sauf une chose : à l’intérieur des assemblées, il l’a emporté partout.

Ce n’est pas seulement dans le rapport Interbarrial-assemblée vécinale que la représentation a été sacrifiée pour préserver le débat. Le même phénomène se reproduit dans tout ce que les assemblées ont rendu public : toute publicité des assemblées a été sacrifiée pour protéger le débat ; tout ce qui a été rendu public est un trompe-l’œil de ce qui importe. En commentant les « résolutions » des assemblées, votées par les assemblées, que ce soit par l’Interbarrial ou les assemblées vécinales, on retrouve exactement la même figure que dans la délégation : un masque vide. Tout comme la délégation à l’Interbarrial est privée de pouvoir, la résolution de l’assemblée est privée d’effectivité. Les résolutions des assemblées sont l’écran de fumée de l’irrésolution des assemblées. Le premier parti, le parti politique, poussait à résoudre ; le second parti, le parti antipolitique, votait les résolutions, mais affranchi de la garantie de leur effectivité. Ainsi, les résolutions votées n’ont été que l’alibi d’un fonctionnement ou la prétention à une efficacité, qui dit exactement le contraire de l’efficacité : tout cela, tout ce qui est résolu par notre assemblée est justement ce qui est rien. Tout ce qui est extériorisé, tout ce qui, de notre réflexion, devient public, sous forme de résolution, est tout ce qui ne compte pas. On résout pour pouvoir parler librement, mais on ne peut pas encore affirmer l’inverse. De la sorte, tout ce que les assemblées ont appelé résolutions, n’engageant personne, n’était que des propositions. Ce à quoi les assemblées tenaient n’était pas dans leurs résolutions, mais dans leur contraire, leur irrésolution. Mais elles ne tenaient pas à cette irrésolution par goût du doute, mais pour le contenu de cette irrésolution, qui était tout l’objet de cette obscure dialectique inédite entre la pratique et la parole.

C’est là une critique de la publicité qui va bien au-delà de la critique de l’information dominante. Alors que dans les assemblées tout est public, ce qui paraît dans la publicité n’est que de l’apparence, rien qui importe. Alors que la publicité des délégations et des résolutions semble, à première vue, accabler les assemblées, c’est au contraire une critique de la publicité : cette publicité, donnée en pâture, n’est que le discours convenu de la publicité. Et sous la protection de cette publicité, les assemblées dissimulent leur débat.

On a, ainsi, une hiérarchie inversée : les résolutions de l’Interbarrial sont des vulgarisations des résolutions des assemblées vécinales ; et les résolutions des assemblées vécinales sont des vulgarisations du débat à l’intérieur de l’assemblée. Et cette étrange division se retrouve jusque dans les débats à l’intérieur des assemblées : on y discute au moyen des trivialités politiques, économiques, judiciaires, de tout le langage des besoins, mais on n’y discute pas véritablement du besoin, sauf par exception, si on admet qu’il y a là, de manière sous-jacente, une discussion sur le besoin de discuter. Le véritable débat des assemblées est là : tout ce qui est trivial est public, tout ce qui est public est trivial ; tout ce qui est au-delà, dépassement, monde, aliénation, esprit, est ce qui importe.

 

2. Le parti trivial, le parti politique, est, dans les assemblées, le parti des résolutions. Les thèmes débattus dans les assemblées ont été, en apparence, ceux qui transparaissent dans les résolutions. Le premier thème est certainement celui de la gestion économique. Il est le premier parce que la gestion économique est considérée comme le déclencheur de l’insurrection, puis des assemblées.

Cette discussion est restée tout à fait inessentielle, même si elle resurgissait sans arrêt, dans les mêmes termes, en tant que fond incontournable. L’économie est d’abord un territoire où il y a fort peu de différends, dans les assemblées. Le rejet du FMI, le refus de payer la dette extérieure de l’Argentine (sous prétexte qu’elle avait été contractée, au départ, par la dictature militaire, régime illégitime), le rejet du corralito, ont été unanimes. De multiples résolutions ont été votées contre l’augmentation et pour la baisse des prix, pour des nationalisations d’entreprises, pour la résorption du chômage, pour des modifications de gestion de nombreux services publics, en particulier dans la santé publique, pour la hausse des salaires et la création d’un revenu minimum, contre le système bancaire « néo-libéral », et même pour que les impôts des « voisins » soient payés par les grandes entreprises. Le catalogue inépuisable de résolutions économistes votées était répété et renouvelé en permanence, en partie parce qu’il ne suscitait aucune opposition. Les résolutions sur la gestion économique avaient le caractère du consensus.

La position qui s’en dégageait était celle d’une gauche dans une interminable opposition sans possibilité d’accéder soi-même aux affaires. Dans la gestion même, la somme de ces résolutions non hiérarchisées ne serait pas applicable. L’idée est seulement de faire payer ceux dont on suppose qu’ils ont de l’argent, et de le reverser à ceux qui en ont moins. C’était là le vieux catalogue de revendications de Robin des bois mis à jour à travers le tamis socialo-altermondialiste. Sans que la sincérité des assembléistes soit en cause, cette somme de revendications sur la gestion économique – qui ressemblait bien plus à une puérile demande de redistribution de l’argent (et d’un argent dont une partie importante était occulte, fantasmé ou effectivement hors de portée) – n’était qu’une façon résignée de signifier un désaccord complet avec une manière de gérer.

Mais ces résolutions-là, privées de toute possibilité d’exécution, avaient essentiellement une fonction dans le débat de l’assemblée. Elles permettaient des points d’accord faciles, elles ressoudaient l’assemblée et réaffirmaient son unité, elles reconstruisaient ces moments d’indignation partagée, récréatifs et rassurants, où l’enthousiasme de décembre ressuscitait parfois au détriment de quelque approfondissement laborieux ou conflictuel qui était alors abandonné ou reporté. Ces unanimités ferventes pouvaient conduire à des disproportions comiques, comme cette lettre ouverte, envoyée par l’assemblée de Scalabrini Ortiz y Santa Fe au FMI. On imagine la réaction du fonctionnaire de cet organisme de régulation mondial réceptionnant ce courrier émanant d’un attroupement de soixante personnes d’un quartier obscur d’une capitale de la périphérie du monde, toutes inconnues et sans aucune compétence particulière. Lorsque les situationnistes, en plein Mai 68, avaient envoyé des télégrammes aux dirigeants du vieux monde, c’était justement en perspective de cette différence ; les assembléistes argentins, eux, l’avaient oubliée.

Les revendications éclatées, qui étaient l’ordinaire de l’économisme assembléiste, ne culminaient que rarement dans des projets plus élaborés, comme ce modèle de gestion appelé le Plan Fénix, par exemple, parce que les projets plus élaborés dépendaient aussitôt d’une organisation sociale, et dès qu’on parlait d’organisation sociale l’unanimité était perdue dans les différends politiques et partisans. L’aridité de la matière et l’impossibilité de transformer de tels projets en pratique contribuèrent beaucoup à les vider de leur sens.

Jamais, pour autant qu’on puisse aujourd’hui en connaître, les assemblées ne s’élevèrent à une critique de l’économie comme mode de pensée dominant, comme organisation du croire, comme gestion de l’infini dans l’infini de la gestion, comme religion. Mais si la place prépondérante de la gestion n’était pas remise en cause dans les croyances, elle l’était pourtant dans les faits. Car les assemblées elles-mêmes n’ont rien géré. Elles se sont seulement plaintes de la gestion de la société sans jamais tenter de s’emparer de cette responsabilité.

De même, il n’y a pas eu de critique du travail, qui a toujours été vu dans la version positiviste de la société économiste : le travail est source de toute richesse. C’est sur ce thème, développé dans l’assemblée de Jussieu, que les assemblées en Argentine ont montré leur principal retard idéologique. Alors même qu’elles transformaient l’activité dominante de la société en activité de la parole, il ne semble pas y avoir eu de critique du travail comme activité dominante de la société. Ainsi fonctionnent les décalages dans la société de la communication infinie : comme si le travail n’avait pas changé depuis trente ans, comme si leurs propres actes ne leur montraient pas une hiérarchie des activités qui contredisait formellement la prééminence du travail, comme si le plaisir ne s’était pas substitué à la souffrance dans la morale officielle, les assemblées en Argentine ont traité avec un respect qu’il a commencé à perdre dans le reste du monde la répugnante « Fête du travail » qu’est le 1er Mai.

 

3. Le débat politique a été le territoire privilégié du parti trivial. Les tendances de la vieille gauche, dont les idées étaient très largement dominantes en surface du mouvement des assemblées, n’ont jamais réussi à véritablement s’imposer. Les idéologies léniniste, stalinienne, tout comme le populisme péroniste, ont été tenues en échec parce qu’elles étaient fortement ancrées dans des partis traditionnels, qui étaient tous bannis formellement par le « que se vayan todos ». L’exigence rédhibitoire de ce cri et chant du mouvement a renforcé les nouveaux politiques, altermondialistes, chiapatistes, ou la tendance Attac. L’un des principaux débats menés par les politiques dans les assemblées a par conséquent consisté à discuter les limites de cette devise. Les degauches à l’ancienne ont voulu limiter le « todos » aux seuls partis qui s’étaient partagé le pouvoir depuis la dictature (PJ, UCR, Frepaso) ; les nouveaux degauches, surtout altermondialistes (les débris postsitus ont été des exceptions tellement rarissimes que c’est leur absence qui est un phénomène), ont tenté d’inclure tous les groupuscules gauchistes dans le « todos ». Mais le parti de la réflexion ne voulait pas « réformer la politique », comme les tendances modernistes du parti trivial, et toute tentative d’approuver une organisation politique a toujours échoué devant la plus grande méfiance.

C’est apparemment la nébuleuse altermondialiste qui a réussi à politiser les assemblées, c’est-à-dire à faire en sorte que la question de l’organisation de la société, comme question attachée à la question de l’organisation des assemblées, soit la plus débattue en assemblée. C’est cette nébuleuse, en effet, qui a réussi à impulser et à imposer la réforme de l’Interbarrial. Cette nouvelle gauche, plutôt regroupée en réseaux qu’en partis, n’a pas véritablement réussi à dépasser la question de l’organisation. Mais l’articulation des débats autour des modèles d’organisation de la société a été un frein principal que le parti trivial a réussi à imposer au parti de la réflexion. Autant la présence constante des thèmes économiques a été un lubrifiant, autant la présence constante d’un débat politique a été l’obstacle le plus fastidieux qui a empêché le parti de la réflexion de formuler, de projeter, de conclure.

Tout comme le « que se vayan todos » mettait en cause tous les gestionnaires, l’assemblée elle-même était une critique de l’organisation de la société en Etats. L’Etat fut considéré comme ce avec quoi il y a rupture, malgré tous les efforts des degauches de parti, et des degauches de nébuleuse pour restreindre l’Etat en général à l’Etat argentin, et même au régime actuel de cet Etat. D’un côté, par la résolution « pas de concertation », qu’il a été nécessaire de souvent réitérer, l’Etat fut considéré comme un ennemi, avec qui on ne peut pas entretenir de rapports quels qu’ils soient (les services publics, sous diverses formes, vinrent dans les assemblées pour tester la capacité d’intégration des assemblées dans leurs bureaucraties ; et ils partirent toujours déçus), mais de l’autre, la remise en cause de l’Etat fut freinée par les politiques, qui, dans leurs visions du monde, ne pouvaient pas imaginer un monde sans Etat.

La vision d’un monde organisé en assemblées s’imposait logiquement. Mais la distance entre le monde et l’assemblée apparaissait tout de suite beaucoup trop grande pour faire l’économie de l’Etat comme intermédiaire. Comment de quelques dizaines de milliers d’assembléistes argentins serait-on passé à plusieurs milliards d’assembléistes dans le monde ? Mais surtout : il aurait fallu gérer, il aurait fallu remplacer l’Etat dans de nombreuses prérogatives, et c’est justement ce que les assemblées se refusaient de faire, tout au moins avant de savoir dans quel but, dans quelle direction gérer. La critique de l’Etat dans les assemblées argentines peut donc se résumer à une remise en cause de l’importance de l’Etat : l’Etat accomplit un certain nombre de tâches que les assemblées ne veulent pas accomplir ; et ce qui est essentiel dans les assemblées, la parole, le débat, ne peut pas s’accomplir dans l’Etat, ni même avec l’Etat. Implicitement, les assemblées inversaient seulement la hiérarchie actuelle des priorités entre l’Etat et la parole. Même si cette attitude n’a jamais débouché sur une critique explicite, il faut tout de même saluer dans les assemblées argentines le premier mouvement au monde qui affirme que, avant d’être exclu de quoi que ce soit d’autre, l’Etat doit être exclu de la parole publique.

Dans la controverse politique, où s’affrontaient plusieurs conceptions de la gestion de la cité, il y avait une importante et silencieuse fraction qui pensait que la gestion de la cité n’était pas le problème des assemblées. Les assemblées, fort divisées en elles-mêmes sur cette question, cherchèrent là aussi une sorte de consensus. La proposition d’une Assemblée constituante permit de réunir ceux qui voulaient simplement changer le régime et ceux qui voulaient changer l’organisation de la société. Une Constituante pouvait, à tout prendre, constituer une société sans Etat, une règle du jeu qui trouve ses principes et ses idées dans le modèle des assemblées. Mais la fraction qui répudiait toute gestion fit en sorte que la proposition d’une Assemblée constituante ne dépasse jamais le stade de la proposition.

L’Etat est resté perplexe face à cette attitude : il était exclu mais non attaqué. Dépositaire de l’autorité publique, l’Etat argentin ne prit pas le risque de réprimer les assemblées. C’est sans doute les imprévisibles conséquences médiatiques, mais aussi la difficulté technique d’attaquer autant de petits groupes épars, qui fit renoncer l’Etat à toute répression contre ces troubles de l’ordre public d’un genre nouveau. Et, devant l’orgueil des assemblées, qui lui avaient retiré la confiance dans la moindre parole, l’Etat bouda. Il feignit d’ignorer les assemblées à son tour. Il y eut des approches, des tentatives d’infiltration, une surveillance, mais à aucun moment l’Etat ne s’est exprimé sur les assemblées, préférant parier sur leur effritement, qui fut long à se dessiner, mais qui eut finalement lieu.

L’horizon des assemblées n’était pas le monde, beaucoup s’en faut, et il faut ici regretter une composante qui est venue s’incruster dans le mouvement, plutôt par défaut, le nationalisme argentin. Dans les premiers cacerolazos, les drapeaux argentins étaient les seuls symboles visibles, si bien qu’ils ont été vus comme une sorte de pureté d’un mouvement social qui ne se laisse pas imposer les symboles plus politiques, et qui retrouve l’expression fédératrice et unificatrice de tout le « peuple », de toute la « nation ». Si ce nationalisme est resté modéré, bon enfant, et s’est présenté comme une sorte de neutralité, il n’en était pas moins un nationalisme, qui différencie à la frontière, qui s’inquiète de la vente de la Patagonie à des investisseurs étrangers et qui reconnaît implicitement l’Etat. Mais il n’y avait aucune xénophobie, et les étrangers semblent avoir été automatiquement admis, et à égalité, dans toutes les assemblées.

L’internationalisme des assemblées ne trouva pas d’autre prolongement que particulier. Si les degauches avaient réussi à prolonger les cacerolazos dans leur caricature middleclass d’un « cacerolazo global », pour imiter les assemblées argentines en Europe surtout, il manqua toujours à ces parades affadies la source véritable des assemblées que les degauches auraient bien voulu solenniser et coaguler : la déflagration qui était l’insurrection. Plusieurs centaines d’assemblées ne se construisent pas par sympathie, ou par la raison : il faut avoir combattu pour accéder à cette situation d’un débat sans intermédiaires. S’il peut y avoir, comme à Jakarta ou à Tizi Ouzou, une véritable insurrection sans débat, il ne peut pas y avoir de véritable débat sans insurrection.

 

4. Tous les thèmes de discussion tournant autour du « local » ont été à la fois un refus des discussions de politique nationale et le terrain de prédilection de la trivialité politique. L’implication plus grande des « vecinos » dans les affaires de leur quartier paraissait, justement au parti trivial, la justification du mouvement, correspondant à cette idée-doctrine que la politique devait être réformée par le bas, que les « citoyens » doivent prendre les choses en main directement. La gestion du quartier était un ordre du jour sous-jacent. Mais les assemblées de quartier étaient à tel point démunies qu’elles n’avaient pas même de lieux de réunion couverts : sauf à partir de l’hiver austral, lorsque certaines d’entre elles ont occupé des lieux publics désaffectés, elles ont continué à déborder du trottoir, préférant les intempéries à la désertion du carrefour qui leur avait donné leur nom ; et pour l’argent, elles n’avaient d’autres recettes que les contributions volontaires de leurs membres. Il arrivait parfois que la légitimité de l’assemblée était rejetée par son quartier. Dès début janvier, sur Indymedia, des habitants d’Almagro avaient contesté le nom de l’assemblée qui s’appelait assemblée populaire du barrio d’Almagro, arguant qu’il n’y avait là qu’une poignée de militants fort impropres à les représenter, eux, habitants de ce barrio. Mais les assemblées étaient aussi sollicitées comme recours contre les bureaucrates locaux. C’étaient par exemple des écoliers et des professeurs qui venaient, en désespoir de cause, demander à l’assemblée de leur quartier de réagir contre l’effondrement du toit de l’établissement, la municipalité avertie n’ayant rien fait.

L’activité locale était le terrain d’expression de la solidarité. C’était là un vaste champ d’activités minuscules où se déversait une générosité longuement retenue par les herses invisibles de la société de la communication infinie. La solidarité était aussi l’une des formes de l’honnêteté : il y avait propension à la mise en commun des moyens, par confiance, parce qu’on s’était uni dans un but commun, même s’il restait à définir. Mais la solidarité était surtout une façon de sentir l’unité, le fluide si attirant de l’être ensemble, qui se substituait à l’absence d’obligation réciproque formalisée. C’était parce qu’ils étaient dans cette confiance et dans ce don réciproques que les assembléistes argentins ont pu se sentir, quand ils étaient ensemble, plus forts que le monde. Cette solidarité sans emphase fut plus savourée qu’utilisée : c’était des achats communs de nourriture, c’était des rencontres et des « fêtes » en marge de l’assemblée (sous-événements culturels, séances de troc), c’était ceux qui avaient une compétence, avocats, médecins, techniciens, ouvriers, les mettant à la disposition des autres et c’était parfois une expression publique, dans les radios locales ou par des bulletins destinés au quartier, comme ‘La Cacerola de Zapiola’, de l’assemblée de Colegiales.

Puis, vers la fin 2002, la mauvaise conscience middleclass aidant, l’entraide avec des pauvres qui n’étaient pas dans l’assemblée, comme les cartoneros, poussa les assemblées à des activités quasi caritatives, comme ces ollas, qui étaient des soupes populaires, ou comme ces spectacles théâtreux et folkloriques avec lesquels on prétendait amuser le voisinage, et qui ne sont presque toujours que d’impudiques étalages d’une pauvreté qui s’ignore. Cet activisme moral, cet œcuménisme d’arrière-garde, avait aussi pour raison de retarder la démobilisation définitive. La solidarité était devenue une alternative d’entraide opposée à l’assistanat abdiqué par l’Eglise, et repris d’abord par les péronistes, puis plus récemment par les piqueteros. Il s’installe toujours une forme de hiérarchie et de clientélisme lorsque deux groupes s’entraident sans se fondre : les cartoneros ne venaient pas dans les assemblées, et les assembléistes n’allèrent pas ramasser les ordures.

L’horizontalité a été un thème très important, presque un mot d’ordre. Le rejet de la verticalité, l’opposition à la hiérarchie ont été fondateurs du débat. Le rejet du pouvoir d’une coordination était l’une des expressions de cette horizontalité à travers l’idée du réseau informel, par exemple. Mais plus couramment, l’affirmation de l’horizontalité signifiait qu’on voulait se passer d’intermédiaires. C’était d’abord une exigence interne à l’assemblée : que la hiérarchie sociale soit abolie à l’entrée du lieu de débat, que chacun parle en son nom, et que l’autorité ne vienne que de l’argument, pas de celui qui le formule. C’était ensuite dans le rapport entre l’assemblée et les autres assemblées : toutes les assemblées recherchaient, davantage que leur coordination centralisée, l’assemblée voisine. C’est ainsi que se sont créées les Interzonales : il n’y venait que les délégations très restreintes d’un même barrio, et elles décidaient essentiellement ce sur quoi il fallait se tenir au courant, comment marcher ensemble dans les manifestations, comment se prévenir en cas d’urgence. Cette exigence d’horizontalité a contribué à gagner la confiance des barrios pour les assemblées. Elle a aussi contribué à ce que les assembléistes restent suffisamment modestes par leur égalité pour qu’aucune figure, aucune vedette présentable, aucun représentant médiatique ne s’en dégage, résultat suffisamment extraordinaire pour mériter d’être rappelé.

 

5. Les seules résolutions effectives des assemblées étaient celles qui appelaient aux manifestations. Ces appels trop fréquents, mal coordonnés ont contribué à épuiser et à disperser le mouvement. Les cacerolazos, effrités en un mois, étaient devenus, dès fin janvier 2002, une sorte de protestation geignarde qui niait son propre début violent. La plupart des assemblées appelaient à plusieurs cacerolazos par semaine. Pendant toute la première moitié de 2002, il y avait toujours quelques manifestants disséminés qui protestaient quelque part. Mais elles ne portaient plus le danger, le négatif, le tranchant de la critique.

Assez singulièrement, alors que les assemblées agissaient très peu, les assembléistes réguliers – pas seulement les accros – avaient l’impression d’être très occupés tout le temps. C’était, de l’assemblée aux commissions, de l’entraide aux manifestations, de l’Internet à l’Interzonale, de l’Interbarrial aux assemblées vécinales voisines, une immersion dans un tourbillon, assez rapide et assez intense d’alter ego, de pensées nouvelles et de persuasions, d’événements variés et de réflexions imprévues. De là naissaient de nombreuses rencontres amicales. Les assemblées avaient composé de nouveaux cercles d’amis : ils s’étonnaient, ces « voisins », de ne pas s’être connus avant, pourtant si proches dans l’espace et si proches en avis, en opinion, en désir.

Les assemblées appelaient aussi à des escraches. La part négative de ces manifestations violentes a été dissimulée derrière leur part ironique (on renouait là avec la farce brutale des plumes et du goudron ou de la bastonnade de la canaille, qui fait rire, humour féroce qui a été perdu dans les morales aseptisées de la middleclass naissante au XXe siècle), mais elles étaient de vraies atteintes à la corruption, et elles étaient aussi des humiliations en règle pour les gestionnaires qui étaient visés. On escrachait aussi bien les politiciens que les banquiers, mais aussi les institutions, les banques, certaines entreprises. L’escrache a été le seul acte violent et négatif revendiqué par les assemblées, même si c’était dans le déni de leur violence par la plaisanterie. On peut y voir une sorte de justice populaire plutôt douce à une époque où l’humiliation est mieux supportée que la souffrance. De la justice telle qu’elle est mise en scène dans les sociétés étatiques, les assemblées ont essentiellement affirmé la mise au ban. A travers les manifestations contre la Cour suprême, l’ensemble du système judiciaire était réprouvé comme faisant partie du système politique. Il y avait à la fois le rejet indigné d’une justice qui pouvait être corrompue et la vieille idée comme quoi cette justice était un instrument du système. Même s’il y avait de nombreux hommes de loi dans les assemblées, celles-ci se sont toujours senties hors du fonctionnement et par conséquent des principes mêmes de cette justice officielle. Et ceci plutôt parce qu’elles étaient en faveur d’une justice que parce qu’elles auraient été indifférentes à cet antique concept, si ancré dans les émotions et dans la raison.

En dehors des escraches, il y eut un bannissement de la violence. Il est aisé de concevoir que l’enceinte d’un débat doive rester exempt d’agression. Le sens de l’immunité des délégués a son origine dans les biais partisans qu’entraînaient des disputes dans les assemblées. Pendant la révolution en France, notamment, les députés siégeaient dans la terreur des gradins, et Taine rappelait qu’une poignée de tape-dur parisiens faisait voter, selon ses vociférations partisanes, les députés de toute la France. Si le débat est soumis aux pressions d’un groupe armé, il n’est plus possible. Mais dans les assemblées de Buenos Aires, la violence a été peu à peu rejetée par le mouvement lui-même. On en venait à nier sa violence initiale dans les journées de décembre ; on en venait à répudier le pillage. Rétrospectivement, le mouvement des assemblées transformait les morts de ce premier moment en victimes innocentes, et la violence en une violence seulement imputable à l’Etat ; dans cette relecture moraliste, les cacerolazos de décembre apparaissaient peu à peu expurgés des déprédations qui les ont accompagnés. Ainsi, les assemblées se sont coupées de leur propre négativité initiale, et ont rendu impossible de revenir à la fraîcheur de leur source.

C’est tout le négatif qui a été exclu des assemblées. Le refus du négatif a certainement été la faiblesse la plus grande de cette tentative de débat. Trop inquiets à chercher l’accord, les assembléistes n’ont pas cherché le désaccord. C’était comme si contredire quelqu’un était entraver sa liberté de parler. Les débats ne s’exprimaient pas dans l’argumentation et la contre-argumentation systématiques, mais étaient des suites d’exposés divergents. Un orateur présentait ses thèses, son opinion, le suivant pouvait parler d’autre chose, avec un point de vue différent, qui ne serait pas non plus contredit explicitement, mais qui serait neutralisé par un troisième exposé, encore différent, sous un angle encore autre, avec un troisième but portant peut-être encore sur autre chose. L’assemblée restait perplexe, votait tout, n’exécutait rien. Avec ce mode de débat, on ne peut pas en avoir le cœur net, et il semble que les assemblées ne voulaient pas savoir, décider, trancher, faire des choix. Une de leurs plus grandes faiblesses est d’avoir mis en place un dispositif qui protège l’irrésolution au point que celle-ci devienne un recours systématique. Au bout de quelques semaines, chacun connaissait d’avance les discours des uns et des autres, les thématiques s’épuisaient et, au lieu de s’affronter, on laissait l’ennui dissoudre la mobilisation. Le respect mal compris de la parole de l’autre s’est étendu, dans les assemblées vécinales, jusqu’à l’impossibilité de contredire directement, d’essayer de conclure concrètement sur les points les plus controversés. C’est dans le refus du négatif que les deux partis, celui de la visibilité et celui de l’anonymat, se sont le mieux neutralisés. Le dépassement de leurs différends, qui n’était envisageable que dans l’exposé contradictoire, a fait ici défaut.

 

6. Dans leur rapport avec le monde extérieur, les assemblées se sont présentées comme si elles étaient une puissance dans un front allié de puissances. Les assemblées se sont en particulier considérées et posées à égalité avec, pêle-mêle, des corporations, des syndicats, des organisations de pauvres comme les organisations piqueteros, des institutions, des partis politiques, tous ceux qui pouvaient venir s’exprimer à l’Interbarrial. C’est là un assez curieux démenti de leur fonctionnement à l’égard et au contact du monde extérieur, fonctionnement pourtant si jalousement protégé à l’intérieur de la sphère des assemblées mêmes.

Le rapport assemblées-piqueteros a été empreint d’une grande prudence réciproque. C’est comme s’il s’agissait surtout de faire étalage de cette alliance. Mais les assemblées n’ont pas monté des piquets de route (au-delà de ceux qu’elles étaient de fait, dans les carrefours où se tenaient leurs réunions) et les piqueteros ne se sont pas réunis en assemblées générales autoconvoquées, depuis que des organisations de gauche avaient réussi à passer le mors au mouvement d’occupation des routes, pendant l’année qui a précédé l’insurrection. Lors des assemblées convoquées par les organisations piqueteros, il y avait parfois des assembléistes qui s’exprimaient, et lors des assemblées, en particulier l’Interbarrial, des délégués piqueteros venaient prendre la parole : ces échanges, qui paraissaient plutôt des échanges de groupe d’intérêt à groupe d’intérêt qu’une solidarité cordiale, avaient pour but de réaffirmer publiquement l’alliance et parfois d’appeler les uns aux manifestations convoquées par les autres. Mais assemblées et piqueteros restèrent non miscibles, essentiellement par la faute des piqueteros dont l’encadrement avait en effet tout à craindre des principes pratiqués dans les assemblées. Ceci a été particulièrement manifeste lors de la marche piqueteros-assemblées du 28 janvier 2002, relativement peu suivie d’ailleurs, où les piqueteros, partis de la banlieue, ont marché à travers la Capitale fédérale en rangs serrés, avec les assemblées en formation plus relâchée, tout autour. Dans toutes les très nombreuses manifestations suivantes, l’ordre de marche a été le même : les piqueteros en blocs compacts (la principale fédération d’organisations de piqueteros ne s’appelait pas par hasard Bloque Piquetero), physiquement encadrés par des militants qui tenaient horizontalement entre eux des bâtons, à hauteur de ceinture, et portaient des cagoules, rappelant une armée ou une milice, et les assembléistes, regroupés par assemblée, mais épars, sans ordre de marche, presque comme des citadins qui se promènent à la campagne ; et pas de dialogue direct entre les deux groupes.

L’absence de critique des organisations piqueteros par les assemblées marque une limite importante des assemblées : toute leur attention jalouse était portée sur l’intégrité et l’ouverture du débat en elles-mêmes ; et elles s’étaient constituées en opposant leur principe de fonctionnement à celui de la société, et en particulier à celui de l’Etat. Or les organisations piqueteros étaient des organisations tout aussi contraires au fonctionnement des assemblées que les partis politiques ou les institutions. En tolérant des alliés qui niaient dans les faits leur propre principe de fonctionnement, non seulement elles limitaient considérablement ce principe, mais elles le mettaient gravement en danger. Si le principe assembléiste peut tolérer une organisation populiste, alors il peut aussi tolérer une organisation comme l’Etat, parce que ce qui différencie l’assemblée des populistes est la même chose que ce qui la différencie de l’Etat : refus de la hiérarchie, assemblée générale ouverte à tous, débat le plus large possible, et, dans les effets, pas de médiatisation individuelle.

Les piqueteros ont donc été considérés par les assemblées comme un allié stratégique. Il y avait là une attitude qu’avait dénoncée Orwell pendant la guerre de 1939-1945, quand il reprochait à la gauche britannique de fermer les yeux sur tous les crimes de Staline sous prétexte qu’il y avait un ennemi commun à abattre d’abord. De même, toute proportion gardée, quand on voyait les piqueteros débouler en rangs serrés, sous leurs drapeaux et leurs banderoles rouges, sur la place de Mai occupée par les petits attroupements assembléistes épars sous leurs banderoles aux inscriptions noires (une armée de fourmis rouges en train de fendre une tribu de fourmis noires), on avait l’impression que cette formation imperméable était davantage en défensive contre les assemblées qu’en offensive contre l’ennemi commun. Les encadreurs de prolétaires ont vite compris qu’ils ne pourraient pas noyauter les assembléistes ; comme l’Etat, ils sont restés observateurs prudents et attentifs, pariant peut-être aussi sur le dépérissement rapide d’un phénomène dont ils ne partageaient ni les buts ni les méthodes. Et on peut supposer qu’ils redoutaient une contagion de ce plaisir si peu connu, mais si fondamental, qu’est le plaisir de la parole.

Les assemblées ont eu la même tolérance par rapport à toutes les autres formes d’organisations qui se prétendaient contre l’Etat, et même parfois seulement contre le gouvernement en place. Cela a tendu à réduire les assemblées à un petit fief, certes nouveau et dynamique, mais circonscrit, au milieu de tous les autres petits fiefs de la gauche mécontente. Cette autoréduction assumée a, de toute évidence, empêché le développement des assemblées : puisque le principe de l’assemblée n’entrait pas en contradiction avec toutes les organisations de gauche il n’y avait donc pas à choisir entre l’assemblée et l’organisation de gauche, il n’y avait donc pas à critiquer l’organisation hiérarchique, à critiquer le silence institutionnalisé du bas de cette verticalité. Le fait assembléiste, cependant, a traversé et secoué toutes les formes de protestation. Dans les entreprises, il semble y avoir eu des embryons d’assemblées, au niveau des corporations (comme les motoqueros, les cheminots, les chauffeurs de taxi), il y eut des assemblées générales, en marge, en concurrence, ou en dépendance des syndicats. Et il semble ici que les partis politiques, dont les militants allaient dans les assemblées, ont eu au moins à écouter ceux d’entre eux qui avaient pris l’habitude et le goût de parler dans les carrefours de leurs quartiers.

Le principe même de l’assemblée semble avoir joui d’une grande sympathie auprès des non-assembléistes. Un sondage, organisé par une assemblée sur un échantillon peu représentatif il est vrai, montrait que sur la moitié des sondés interrogés sur les assemblées et qui n’avaient fréquenté ni assemblée, ni cacerolazo, ni escrache, il n’y avait pas de rejet. Il y avait bien entendu le fait que les assemblées paraissaient l’expression de l’indignation pauvre et morale, celle de la dignité et de l’honnêteté bafouées, et qu’en ce sens, indirect, les assemblées parlaient au nom de tous ; il y avait aussi le fait que les assemblées n’exerçaient aucun interdit, aucune violence, et qu’elles apparaissaient comme parfaitement inoffensives ; de plus, elles semblent avoir passé pour un recours contre l’incapacité des pouvoirs publics, une chambre d’appel contre les décisions des gouvernants. Mais leur ouverture, leur transparence, la liberté et la solidarité directement inscrites dans leur fonctionnement semblaient mieux destinées à gagner les cœurs que les consciences. Et le thème principal qui, selon ce sondage, devait être discuté en assemblée, de l’avis de la population du quartier, était la sécurité. Bien plus que de vouloir faire de l’assemblée une police, la majorité silencieuse du barrio exprimait par là que l’assemblée lui paraissait elle-même un facteur d’insécurité.

 

 

Ce qui n’est pas apparu du débat des assemblées

1. Même si le fond tumultueux des assemblées argentines contient une prudence et un usage des apparences qui tranchent avec la spectaculaire bousculade des apparences dans l’information dominante, même si la dialectique de l’apparence est l’apparence même de ce mouvement si peu dialectique dans son essence et dans les consciences qui l’ont animé, le labyrinthe de l’apparence n’est pas le grand portail qui permet d’entrer dans ce qui demeure incertain et caché, mais qui tapisse si bien la courte course de ce mouvement. Il s’agit, à travers des suppositions qui apparaîtront peut-être comme dépourvues d’effectivité, privées de vérification, et à travers d’infimes signes, cependant convergents, qui peuvent aussi être attribués à nos volontés partiales de confirmer nos propres présupposés, de tracer la piste, justement, qui serait capable de valider ou d’invalider ces présupposés par leur racine, d’entrer dans le possible en montrant, quand il y en a, ses points de contact avec la réalité, d’évaluer avec respect et attention ce qui, dans un souffle si chaud, dans une conscience si claire, a fini par se brouiller comme une buée, à s’essouffler si vite, si c’est l’histoire qui est notre échelle, comme elle doit l’être pour cet événement qui mérite d’y être rapporté. L’infirmité de l’observation, dans la zone d’ombre où l’observateur sous-tend ses propres projets, conceptions et perspectives aux faits observés, peut se renverser en une force potentielle, en puissance, si on le dit : sans oublier jamais que les faits sont entrelacés par des suppositions, voici en quoi la théorie qui a la téléologie comme négatif conflue avec le mouvement des assemblées, c’est-à-dire en quoi la théorie du monde issu de la révolution iranienne trouve sa poursuite dans l’insurrection argentine et son époque.

Dans la sphère des assemblées, régie par quelques règles simples et beaucoup de générosité, comme le jeu était nouveau, on est tout de suite comme sur du sable qui s’écoule sans laisser de prises. La raison n’est bien que le vestiaire à l’entrée et à la sortie des assemblées : ces quelques règles, d’une part, et des milliers de résolutions, d’autre part, ont absorbé et éreinté toute rationalité. Même l’expression écrite y compris sous sa forme d’inondation de l’Internet n’a montré que les faiblesses, les insuffisances pitoyables, la cacophonie et l’incompréhension ordinaires des pauvres de cette société soudainement attaquée. Et si l’infirmité de l’insurrection argentine, qui ne s’est jamais véritablement élevée à une révolution, est criante par sa naïveté, son honnêteté mêmes, cette honnêteté et cette naïveté sont en retour ce type de signe caché de la grandeur qui pointait là. La vérité du jeu commence au-delà du portemanteau de la raison établie en tyrannie depuis deux siècles, au point qu’on a oublié sa frivolité bourgeoise, son ennui bureaucrate et le caractère transitoire de ses vertus. Toutes les sphères du jeu qui ont le monde pour objet supportent ce paradoxe de l’apparence : de l’extérieur elles sont parfois si plates que leur sphéricité disparaît, alors que de l’intérieur leur immensité est si finement, si richement ciselée qu’elles paraissent être le relief et la couleur qui révoquent le plat et le gris uniques de l’extérieur, qu’elles suppriment l’apparence même d’un extérieur, que la sphère et le monde deviennent identiques, que la sphère du jeu devient monde, que les joueurs prennent le monde pour leur jeu ; et, sans prétendre ici que ce serait leur loi, c’est souvent le contraste entre ces deux perceptions qui indique l’immensité du propos. La petite lueur improbable d’une matière inconnue qui se fond dans la poussière et qui en est le contraire était dans ces assemblées. La dispute que nous voudrions offrir à l’avenir est celle entre cette petite lueur, dont l’éclat peut être si obsédant, et la puissance naturelle de la poussière qui a déjà englouti tant d’idées, d’amours et de vies, depuis que nous connaissons sa propension religieuse, politique, philosophique à tuer, à cristalliser, à égarer dans l’oubli et l’indifférence. Et voilà décrit, du même coup, l’ample lit d’une générosité nietzschéenne où le mouvement des assemblées donnait en grand et en détail. Car le premier élan de l’insurrection, sur le terrain de la victoire, se convertit dans ce don non encore ritualisé, pas encore devenu ce maquillage de l’échange qui oublie le fond et le sens dans les âpres disputes sur les formes.

Le portail des assemblées, pour ainsi dire, est lui-même en sable, c’est-à-dire cette matière dure dont on n’est jamais très sûr parce qu’elle sèche et s’envole au vent. L’entrée de la sphère des assemblées, qui est la vérité générique de l’entrée de toutes les sphères ayant le monde pour objet, est la nouveauté. Mais comme ces assemblées étaient fortement opposées à notre monde, dans leur constitution même, il faut ici distinguer la nouveauté des assemblées de ce qu’on entend par nouveauté dans notre monde ; car ce portail de sable peut être vu comme poussière qui envahit tout de l’extérieur ou comme lueur mate et contraire qui illumine l’intérieur caché dans le mouvement de dissolution de tout extérieur. Le monde de la poussière prétend, depuis que l’apparence du négatif est au pouvoir, à la nouveauté, comme si une poussière pouvait être nouvelle. Nous reconnaissons, au contraire, la nouveauté dans la seule négativité à ce monde, qui dissout la poussière existante. C’est d’abord parce que les assemblées se proposaient une communication qui exclut les moyens de communication dominants que ces assemblées étaient le négatif de ce monde qui est « notre monde », qui est la représentation de tout ce qui est notre époque, celle de la contre-révolution iranienne. La nouveauté dont il s’agit est le contenu de cette communication, alors que tout ce qui précède, de 1890 à l’insurrection de décembre, des piquets de Cutral-Có à l’organisation de l’Interbarrial, en est la forme.

La nouveauté est un signe qui a été largement perçu dans les assemblées mêmes. Et cette nouveauté n’était perçue ni à travers l’angoissante cavalcade plébéienne que les gestionnaires donnent aux changements de forme dans la marchandise, ni sans doute couverte de l’immodeste pourpre impériale dont la revêtent les téléologues lors de ses entrées dans l’histoire, mais avec cette modestie simple et généreuse d’un émerveillement qui ne manquait pas de détermination. Nulle part peut-être cette singulière conscience de la nouveauté n’est mieux ramassée que dans un texte paru sur Indymedia le 7 mars 2003, intitulé « Desde Buenos Aires. critica assemblearia luego de un año, conflictos y problemas », signé Martin, parce que justement cette conception si développée de la nouveauté y est expressément replacée dans les échappatoires particulières que permet le terme de nouveauté :

« Algunas personas se enarbolan en el concepto de novedad y singularidad para negar la historia. “Somos algo nuevo, esto es una forma espontánea ¿por qué repetir viejos esquemas?” señalan. Que se quiere vedar con este tipo de frases huecas? Quizás se quiere dar a entender que uno se desentiende de lo que otros han pensado anteriormente; acaso aya todavía algún miedo en asumir alguna hecho reciente de este país. Escuché esta frase de gente ya grande y la interprete siempre como algo negador del futuro y del pasado. Como una frase sin fundamentos ni perspectivas que quiere ser únicamente en el presente, porque más allá no puede pensar. Como una máxima negadora de toda actitud proyectual. Esta frase lanzada una y otra vez contra los mejores y bien intencionados argumentos constructivos se convierte en algo realmente desconcertante. »

En mars 2003, quand les assemblées n’étaient déjà plus que des vestiges d’un éparpillement silencieux, leur nouveauté était devenue un vieux durillon sous le sable auquel s’agrippaient avec fureur et désespoir ces attardés qui ne voulaient plus quitter le possible humé là. Et, après la bataille, quand la nouveauté s’éternise, elle devient son contraire, elle s’oppose à l’histoire, comme le stigmatise l’auteur, ce Martin pas fiérot.

 

2. Dans l’oscillation incertaine de leurs délibérations, dans les longs plaisirs de l’exposé et de l’approfondissement de pensées individuelles s’affrontant et se complétant, les assemblées argentines se présentent immédiatement comme un jeu.

L’insurrection de décembre, par ses bonds rapides de la liberté au doute et retour, par les vives oscillations entre le plaisir et la peur, était le jeu bien connu de l’émeute étendue au-delà d’un intervalle entre deux sommeils, de la négativité simple qui commence à se prendre pour objet ; la thèse médiatique de la préméditation du pillage avait d’ailleurs été la tentative de réduire le jeu de ce début d’insurrection à un travail de quelques sbires. Dès le cacerolazo, qui est la caisse de résonance du pillage, la nouveauté du jeu se manifeste : le cacerolazo est une mue, une transformation de la forme du jeu déjà expérimenté dans le monde des albanais et de Jakarta : le pillage. Mais en Argentine le pillage n’est plus seulement la première partie d’un jeu dont le cacerolazo est une phase ultérieure : dans le cacerolazo, il y a encore du pillage et on trouve déjà du bruit ; et dans ce bruit, on trouve encore de l’informe et déjà de l’articulé, du métal entrechoqué puis de la parole criée ou chantée, ces formes grossières mais fortes d’un langage qui s’érige. Dans le cacerolazo, on n’entend pas encore les manifestants parler, mais pour eux, les cris et le vacarme ne sont déjà que la ponctuation de leurs phrases, l’écho violent et rassurant de leurs consciences libérées dans les chocs avec les autres consciences présentes. Le cacerolazo est la partie du jeu où la colère passe de la destruction au tapage, et où les sons du tapage commencent à s’organiser en mots : que se vayan todos.

Les assemblées sont la nouvelle mue de cette colère, le bruit devient débat public, le tumulte informe se sculpte en scansion, du cri on maîtrise le volume, de l’émotion se cristallise en pensées conscientes et construites, le riche débit de la pensée corticale libérée s’élève en tentative de discours. Du burlesque au talent, la rhétorique retrouvée souligne ce domptage du refoulement. Le même jeu, à nouveau, a changé de forme. Mais avec les assemblées, il devient quelque chose qui n’existait pas encore dans le monde. A Jakarta, en Albanie, l’insurrection n’avait pas réussi à trouver ce dépassement dans la construction de la parole que les islamistes, les sandinistes et autres catholiques solidarnochiens avaient réussi, non sans peine, à confisquer à la révolution iranienne vingt ans plus tôt.

Si le fait d’avoir été un moment de l’histoire ne dépend pas des assemblées en Argentine, mais de leur avenir, de leur aliénation, de ce qui en sera fait, c’est parce que l’avenir seul pourra dire si le débat s’y est élevé jusqu’à prendre le monde pour objet, ce pour quoi il n’y a aucune apparence et ce pour quoi il y a une très grande probabilité. Mais aucun moment de l’histoire récente, c’est-à-dire au moins depuis la Fronde, que nous connaissons encore si mal, n’avait connu un tel débat public sur le monde qui ne dépend que d’assemblées d’égaux, c’est-à-dire d’assemblées de gueux, sans la médiatisation d’aucun moyen de communication dominant. Jamais encore on n’avait vu des pauvres se réunir librement, sans objet avoué, en public, en bannissant la présence des principaux gestionnaires, des principaux policiers et des principaux informateurs du lieu même où ils se réunissaient. Jamais encore un aussi vaste bavardage n’avait occupé les carrefours d’une capitale, une fois l’insurrection passée.

Les conseils du siècle précédent, de Petrograd jusqu’à Souleymaniah, en passant par Berlin, Munich, Budapest, Canton, Prague, Paris, Addis-Abeba et Téhéran, avaient finalement comme objet de pallier les déficits de gestion de l’insurrection dont ils étaient le filet de secours : leur fonction était davantage celle de la cantine, de l’infirmerie, de l’arsenal, d’assurer les lignes arrière, plutôt que d’imaginer le futur, d’étourdir de propositions insensées, d’avancer la grenade dégoupillée au milieu des salles de délation, des commissariats de la pensée, des banques de l’ignorance, de prendre ces risques de l’offensive qui sont les cicatrices glorieuses de tous les grands accomplissements. Les assemblées en Argentine n’ont pas non plus étendu les limites de la violence négative de l’insurrection dont elles sont issues ; mais elles ne se sont pas compromises, pour l’essentiel, dans l’activité de gestion, cette misère des replis et ce replis de la misère, en temps de révolte. Le balbutiement qu’elles ont installé était pour l’essentiel affranchi du besoin et de la nécessité. Tout y était gratuit. Si remplacer une gestion défaillante et inique était couramment débattu, jamais il n’a été véritablement question de prendre cette responsabilité. C’est dans cette liberté, si riche en doute, que les assemblées ont véritablement oscillé, comme dans le plus grisant des jeux.

Si la critique du travail a manqué à ces délibérations, le fonctionnement même des assemblées propose un dépassement de la forme du jeu qu’est le travail. On retrouvait là une conception oubliée depuis que les valets gestionnaires imposent à l’ensemble de la société cette activité fétiche – le travail – comme activité dominante glorieuse et indépassable : le débat public gratuit, sans argent, sans pouvoir, sans hiérarchie, sans police, sans rapport à l’utilité, sans idolâtrie de l’individu, sans salaire de la renommée. Ceux qui prétendent travailler au débat public, ceux dont le débat public est le métier, les politiciens et les informateurs, en étaient exclus, les premiers par décision des assemblées, les seconds par autocensure ; aucune carrière ne pouvait se construire dans cette incorruptibilité. En introduisant de fait la critique de la publicité laborieuse, les assemblées ont réintroduit dans la publicité la dualité ludique de la critique de l’activité dominante. Le public des assemblées était le public lui-même joueur, lui-même participant au jeu, aucun autre. Si la cohérence théorico-pratique reste un archaïsme situationniste de l’idolâtrie de la conscience, une vieille revendication du théâtre du siècle passé, l’identité entre les acteurs et les spectateurs est tout à fait indispensable au jeu téléologique dont il est ici question et qui a pour but intermédiaire l’assemblée générale du genre humain.

La sphère du jeu des assemblées était comme ce jeu lui-même : publique et invisible, anonyme et animée, probe et riche. Sa meilleure extériorisation est peut-être cette scène de passants qui traversent une assemblée sans s’arrêter : l’extraordinaire paraît l’épaisse cuirasse de ces passants ; mais la réciproque est vraie : la sphère du jeu contient aussi les assembléistes face à ces intrus lobotomisés. De sorte que les assembléistes seraient bien plus surpris qu’un observateur ait remarqué un tel phénomène que les non-assembléistes, qui savaient très bien, eux, qu’ils traversaient un tel jeu, simplement sans savoir que ce jeu était les prolégomènes au jeu des jeux ; et de nombreux participants à l’assemblée n’ont probablement même pas remarqué que leur terrain de jeu était aussi habité et parcouru par ces inessentiels insectes humains, sans regard et sans voix, sans écoute et dont la réflexion était rentrée, renversée en eux-mêmes comme une amputation. La curieuse intensité des assemblées, mélange de sérieux, de pétillant, de remake des années 70, de tribunat romain, de salle de spectacle, de théâtre surréaliste, de rencontre situationniste, de réunion de téléologues, d’accolades latines et de civilités princières, de droiture, de simplicité, de gravité sans tristesse et de tension sans peur, est aussi fort représentative d’une partie en cours. Mais l’essentiel de la sphère du jeu est échafaudé par les règles, qui sont ce fonctionnement ouvert, sourcilleux de la liberté de la parole, et surtout attentif à ne rien laisser entraver de l’intelligence inconsciente de la réflexion.

L’essentiel des règles, ce dont les règles ne sont que la première expression, est dans le contenu des assemblées. Les assemblées n’ont pas réussi à formuler de but, mais leur contenu était de connaître leur but. C’est là le contenu de toute assemblée non mandatée : trouver son sens, son historicité, déterminer la vérité pratique de son être-là, réaliser son existence. Le contenu d’un jeu est toujours la réalisation de son but. Le parti de cette réflexion, qu’on peut aussi appeler le parti du contenu par opposition au parti formel, qui voulait seulement un projet de société ou une organisation efficace des assemblées, n’exprimait pas beaucoup sa position, tant ce parti manquait de mots, de verbe, de temps et de réflexion face à son immense objet, encore à peu près vierge ; mais on entendait parfois, au milieu de projets politiques ou institutionnels, des objections posées, qui venaient du ventre. Quelqu’un disait alors : je ne suis pas là pour discuter de la redistribution des biens ; à vrai dire, je me fiche de la redistribution des biens ; je suis là parce que… je ne sais pas exactement pourquoi ; je suis là parce que vous êtes là, et que c’est ce qui me plaît. De telles sorties informes étaient beaucoup mieux entendues que rapportées par écrit, parce qu’elles exprimaient simplement ce que tous les autres pensaient, et leur laconisme littéral était doublé de multiples profondeurs, aisément perceptibles dans le respect et dans le court moment d’introspection que chacun, même les plus politiques des formalistes, accordait alors à ces sorties. C’était là un aspect particulier de ce jeu subtil : comme les assemblées dans l’ensemble étaient un signal indéchiffrable pour le monde, il y avait parfois, à l’intérieur des assemblées, des prises de parole qui étaient comme des oracles, hermétiques en apparence, résonnant dans les strates ensevelies de l’intimité où leur foudre frappait ces clairières cachées de l’intelligence qui apparaissent alors comme des raisons d’être là, des carrefours de la vérité, de petits concentrés de grandeur et de possible, simplement éructés dans un langage dont il s’avère là combien il est alors mal taillé pour la profondeur humaine ; et comme les assemblées dans l’ensemble, ces phrases en avaient trop dit et pas assez. Le jeu, l’oscillation entre la liberté et le doute, la communication comme règle du jeu, étaient là dans cette hardiesse de l’hésitation, dans ces ouvertures fulgurantes vers ce qui est caché et secret, dans le doigt pointé, comme un éclat de rire moqueur, vers l’avenir.

 

3. Pour expliquer ce qui le retenait à Buenos Aires, alors que sa maison est en Patagonie, César, d’un geste circulaire, désigna la douzaine de participants à cette réunion de commission : « Tu lances une idée, et une semaine après elle revient – et le mouvement circulaire du bras s’accomplissait – mais ce n’est plus la même idée, elle est enrichie, développée, elle a pris une direction inattendue ; et parfois même, ce n’est pas du tout ce que tu as lancé au départ, c’est comme l’inverse de ce que tu avais dit. » Ce qui aurait trop manqué à César dans sa Patagonie, c’est cette pratique de l’aliénation : la libre transformation de la pensée, le jeu qui consiste à explorer les idées, et à modifier leur essence, cette activité fondamentale de l’humain, qui est un plaisir et qui est le creuset de toutes ses divisions, de toutes nos violentes disputes, dans l’élément de l’humain, la pensée.

C’est la principale découverte du débat non policé, dans un monde où la pensée non contrôlée s’est multipliée à grande vitesse, et où la pensée contrôlée est devenue essentiellement un vestige conservateur et barricadé. La première expérience de la libre parole, de la libre pensée aujourd’hui, est la pratique de l’aliénation : on lance une idée et elle revient ; elle revient enrichie, augmentée, développée, déjà autre ; ou elle revient renversée, ayant perdu le sens qu’on y avait mis au profit d’un autre sens, dévoyée, développée aussi, contre la motivation consciente insuffisante qu’on y avait mise, pareille en apparence mais différente dans son essence, autre encore. Dans le monde policé où la conscience et la raison sont d’impitoyables interdits à modifier les édits du passé, l’aliénation passe quand même, mais refoulée, hors de toute possibilité de maîtrise ; dans les assemblées en Argentine, cette capacité à transformer de la pensée, ce jeu avec l’aliénation avait commencé, et les assembléistes faisaient l’expérience du plaisir de se l’approprier. L’activité ludique des assemblées a été essentiellement l’expérience de la pensée collective, pas encore la tentative de maîtrise d’une pensée libérée du cloisonnement de l’individu, mais déjà sa libre mise en œuvre et en commun. Et l’enjeu des assemblées, entre le parti trivial et le parti de la réflexion, le parti politique et le parti non politique, le parti de la forme et le parti du contenu, portait sur l’immense ouverture de ce jeu. Le parti de la forme veut simplement un monde où le refoulement de l’aliénation est mieux organisé que dans la société actuelle ; le parti du contenu veut savoir de quoi cette aliénation est faite : s’y étonner, s’y noyer, s’y retrouver.

Les assemblées se sont en effet comportées comme si la recherche du but était la seule perspective qui méritait d’être soutenue, grande victoire du parti du contenu. On n’avait pas encore vu, dans l’histoire, d’expérience aussi vaste de l’aliénation en un champ délimité consciemment, de tentative concrète de circonscrire un phénomène d’aliénation dans un lieu et un moment qui appartiennent à ceux qui les font et où ceux qui font cette aliénation expérimentale sont aussi ceux qui la subissent aussitôt, mais où ceux qui la subissent ne sont jamais que ceux qui la font. Les assemblées en Argentine sont, sans le savoir, la première tentative pratique de poser collectivement la question du but de l’aliénation.

Comme nous connaissons mal l’aliénation, comme nos consciences sont l’ignorance organisée de ce qui se passe hors d’elles, nous ne pouvons pas mesurer les conséquences de la pensée des assemblées dans le monde, dans l’avenir. Peut-être leur grande concentration a perdu leurs hautes intentions ; et peut-être les idées de demain, la société de l’avenir, trouveront là leurs racines, lorsque nous saurons mieux participer du flot, des retournements et des courants incessants des pensées non détruites, non réalisées, qui se transforment et se transportent alors même que nous les avons oubliées.

 

 

Limites des assemblées

1. Les assemblées n’ont pas seulement joué à l’aliénation, elles sont elles-mêmes une forme d’aliénation, un moment historique où la pensée lancée par le pillage est revenue, transformée, différente de ce qu’attendaient les uns, qui ont vu là un enrichissement, un développement, une direction inattendue de l’insurrection, et différente de ce que désiraient les autres, qui ont eu l’impression que l’idée de leur révolte s’était enlisée et retournée, que son essence s’était transformée.

Les assemblées n’ont pas réussi à étendre la violence dont elles sont issues, mais elles sont la continuité de cette violence ; ce qui était fort, authentique, juste dans l’insurrection ne s’est pas évaporé comme dans d’autres insurrections, jetant des germes épars dont la connaissance de l’aliénation ne nous permet pas de connaître la dérive, mais est resté concentré sous une forme différente. Devant l’insurrection en Argentine, on peut effectivement se demander si son devenir assemblée est sa perte ; ou si la perte des assemblées ne serait pas, en somme, qu’une perte différée de l’insurrection, retenue un moment dans une forme artificielle intermédiaire qui serait la discussion, au carrefour des rues, à heure donnée, avec un tour de parole et un usage très probe et assez inutile du vote. On aurait là quelque chose de fort ressemblant à ce qui s’est passé en Algérie, où l’organisation en assemblées est plutôt une façon d’en finir avec la révolte qu’une façon de pousser les conséquences du négatif de cette révolte.

Il y a ici plusieurs questions importantes : dans quelle mesure les assemblées sont-elles la filiation de l’insurrection ? Est-ce que l’assemblée est nécessairement en retrait par rapport à l’insurrection ? Comment les assemblées peuvent-elles relancer l’offensive ?

A la première question, dans quelle mesure les assemblées sont-elles la filiation de l’insurrection ? il faut répondre que, bien entendu, comme le montre Jussieu, assemblée sans insurrection, et Jakarta, insurrection sans assemblée, insurrection et assemblée ne sont pas nécessairement dans un rapport dialectique ou de causalité ; mais c’est l’hypothèse qui nous intéresse ici : que sont les assemblées issues d’une insurrection ? Il faut d’abord rappeler que l’insurrection en Argentine n’est pas un bloc, mais une succession d’événements distincts, menés par des acteurs distincts. Il semble que trop peu de pilleurs se soient trouvés, par la suite, dans les assemblées : trop furtifs, trop jeunes, trop peu dans la parole posée, trop surveillés et encadrés par les ennemis conservateurs des assemblées, de la police d’Etat aux sbires de l’assistanat partisan, les gueux du 19 décembre n’ont pas trouvé facilement accès à la concentration effrayante des assemblées. Les combattants de la bataille de la place de Mai, les gueux du 20 décembre, en revanche, fréquentaient en grande proportion ces mêmes assemblées : ils sont attirés par les quartiers du centre où bat le cœur des assemblées – travail, richesse, bataille –, ils sont ennemis déclarés de l’organisation sociale en place, ils ont presque l’âge et presque la maturité qui a fini par triompher dans les assemblées ; de même, une partie importante des participants aux assemblées s’était retrouvée dans les cacerolazos des 19 et 20 décembre, même si une partie très marginale des participants à ces cacerolazos s’est retrouvée dans les assemblées, ce qui devrait donner beaucoup à réfléchir. Dans les assemblées il y a eu aussi des participants qui n’étaient pas dans la rue en décembre : les absents, les hésitants, les retardataires et tous ceux qui ont vu dans le discours libre aux carrefours des rues quelque chose de radicalement autre que cet autre discours libre du carrefour des rues qu’étaient le pillage, l’émeute, le cacerolazo. Mais la majorité des assembléistes ont bien participé aux journées-creuset de décembre 2001.

 

2. Dans les assemblées mêmes, hors résolution, le thème de la continuité entre l’insurrection et l’assemblée était évoqué fréquemment. La position dominante semble avoir été que les assemblées étaient « autre chose » que l’insurrection. Il y avait là cette idée de la nouveauté qui aurait été une rupture avec l’insurrection, moins nouvelle ; cette idée était d’ailleurs surtout ancrée dans l’espoir que les assemblées étaient un dépassement de l’insurrection et, en tant que tel, qu’il s’était développé en elles des forces qui avaient manqué à l’insurrection : parole, participants différents, effort sur la durée, capacité de réflexion qui pouvait contenir l’insurrection alors que l’insurrection n’avait pas pu contenir la capacité de réflexion sur ses propres causes. Mais il y avait aussi une répudiation pacifiste et middleclass de la violence, qui peu à peu a pris le dessus dans les assemblées, désavouant l’insurrection comme leur racine, ou bien – version pernicieuse du même – attribuant toute la violence de l’insurrection à l’ennemi, y compris le pillage, innocentant et victimisant les insurgés et les assembléistes. Cette question de la continuité entre insurrection et assemblée est la question même de l’aliénation : de l’une à l’autre des formes de révolte une modification s’est accomplie, comme un nuage devenu autre et dont on n’est plus très sûr qu’il est bien issu de ce premier nuage qu’on avait pourtant clairement identifié. Si l’essence du mouvement a changé entre l’insurrection et les assemblées, il est bien trop difficile de nommer l’essence du mouvement dans les assemblées pour établir avec précision et certitude la filiation, si importante pour comprendre ce moment historique et, nous l’espérons, ceux à venir.

Les assemblées correspondent à un double manque : celui du dépassement de l’insurrection, et celui du besoin de parole dans la société de la communication infinie. Mais il y a évidemment une grande différence entre ces deux manques, qui semblent avoir été confondus en Argentine : c’est en Algérie qu’on a vu comment l’organisation hiérarchique et conservatrice de la parole dans la société permet de se substituer au manque de dépassement de l’insurrection, comme si la parole, par essence, était opposée à l’insurrection, adaptation de cette vieille thèse de la résignation qui prétend opposer victorieusement la raison dominante à l’émotion de la révolte. En Argentine, c’est plutôt le mouvement inverse qui a eu lieu : le manque de dépassement de l’insurrection est venu se substituer au manque de parole dans la société. On peut voir les assemblées en Argentine comme un lac d’écoulement d’une explosion de barrage : elles ont irrigué, mais elles ont aussi retenu, puis elles se sont lentement écoulées. C’est notre deuxième question. Est-ce que l’assemblée est nécessairement en retrait par rapport à l’insurrection ? En Argentine même, elle est certainement en retrait, autant qu’un lac d’écoulement est en retrait de l’explosion qui l’a constitué, mais elle est aussi en aval, elle inonde des contrées inconnues de cette explosion, avec des conséquences inédites. Les assemblées en Argentine semblent s’être montrées trop confiantes dans le flot impétueux issu de l’explosion, auquel elles se sont adonnées avec cette magnanimité inconsciente qu’on a pour les ennemis qu’on croit parfois anéantis alors qu’ils ne sont que battus. La colère a permis la tentative de discours, mais la tentative de discours a empêché la colère.

Il faudrait, de cette expérience, au moins tirer cette règle : le premier soin d’assemblées issues d’une insurrection, donc d’une victoire partielle sur un ennemi non anéanti, devrait aller à pousser l’offensive ; ou tout au moins à garder à l’esprit que les occasions offensives sont précieuses même quand elles paraissent abondantes, et que les laisser passer a, pour les assemblées, des effets d’autant plus irrémédiables qu’ils sont rarement perceptibles, ne restant observables qu’avec le recul de la durée et de la distance. Pour ne pas dilapider, comme en Argentine, l’intensité de la négation, il faut que les assemblées issues d’insurrections mesurent leur intensité à l’insurrection et non à ce qu’elle est devenue dans les assemblées ; il faut veiller à pouvoir toujours relancer l’offensive, ce grand effort, ce grand plaisir. L’approfondissement, que les assemblées apportent à la bataille de rue, ne doit pas oublier que la bataille de rue est ce qui libère l’approfondissement ; il appartient donc à l’assemblée de promouvoir et d’entretenir la bataille de rue, non comme ce qui lui est essentiel, mais comme ce qui lui est vital. Ce n’est pas dans cette forme d’offensive que peut se définir l’objet de l’assemblée, mais c’est assurément sa respiration, sa coudée franche, tant que la définition de son objet n’est pas accomplie. Les assemblées de Buenos Aires avaient d’ailleurs partiellement compris cette nécessité si on se réfère à la débauche de manifestations auxquelles elles appelaient : ces manifestations permettaient de se voir, d’occuper la rue, de porter le danger sous les fenêtres, sous les vitrines, sous les zooms ennemis ; mais il y a eu baisse d’exigence sur l’intensité de ces manifestations : toutes les manifestations issues des assemblées n’avaient plus que l’intensité des assemblées, alors que c’est l’inverse qui aurait dû être le cas, à savoir que l’intensité des assemblées aurait dû avoir l’intensité des manifestations, comme apparemment en décembre 2001, lorsqu’elles sont nées.

Comment les assemblées peuvent-elles relancer l’offensive ? est certainement la question la plus difficile parce qu’elle est précisément une des principales limites des assemblées en Argentine, mortes d’asphyxie avant d’avoir déterminé leur objet ; elle est donc cruciale. Il faut déjà que les assemblées issues d’insurrections se pensent comme un moyen pour relancer l’offensive, veuillent relancer l’offensive, et c’est bien ce qui a manqué en Argentine. S’il n’a pas manqué dans les assemblées de commissions de santé, il a manqué cruellement de commissions de l’offensive. C’est qu’il y a aussi et surtout manqué des commissions de critique, ou commissions du négatif, qui auraient pris pour objet leur propre mouvement, leurs propres assemblées, et qui auraient analysé et exposé à leurs assemblées le manque d’armes, conceptuelles et létales, la faiblesse au jeu de joueurs il est vrai inexpérimentés, l’invraisemblable galop de la pensée, sur lequel s’appuie l’ennemi et sur lequel il faut s’appuyer aussi pour combattre l’ennemi au lieu de combattre ce galop de pensée en s’appuyant sur l’ennemi, ce qui est ce vers quoi les assemblées ont glissé. Il a aussi manqué de rappeler l’urgence du temps, dans une situation historique, surtout au meilleur moment, où l’on pense avoir gagné du temps : mais le temps gagné par les pauvres dans l’histoire l’est toujours sur le quotidien et rarement sur l’ennemi, et c’est ce qu’ils confondent. Une commission du négatif aurait surtout rappelé l’importance de mener un débat à son extrémité, et appelé à ne pas confondre la polémique et la critique dès qu’on est capable d’aller au-delà du respect formel de l’avis de l’autre : l’écoute ne peut pas se substituer à la critique, voilà beaucoup ce qui a empêché les assemblées en Argentine de même poser la relance de l’offensive qui avait été crue acquise pour toujours. Avec cette volonté plus tendue d’aller à l’extrémité, au but, il y aurait eu des tendances dans les assemblées, dont l’une, probablement, aurait prôné que l’assemblée se proclame le relais entre deux insurrections, une sorte de site préparatoire d’une insurrection au moyen de la précédente : lieu de repos, de dispute, accélérateur et aiguilleur de pensée, transformateur expérimental de pensée individuelle consciente en esprit, dépôt de munitions, poste avancé dans les lignes ennemies, capitale du rire, carte du possible, mutation de l’orgasme en moyen, introduction à la critique de la publicité, enquête sur la nature et les causes des troubles de la parole, rapport sur l’état des illusions de la partie en cours, révélations sur le principe du monde comme représentation, contenu véritable de la prochaine insurrection, décret universel de l’abolition de l’Univers, congrès féroce sur le dépassement de la téléologie, naissance d’une idée.

Contrairement à ce que croyaient les assembléistes du parti du contenu, l’impulsion autonome née dans les assemblées a été très faible par rapport à la colère majestueuse de l’insurrection. Que ce soit en émotion ou en pensée, les assemblées vivaient sur une substance fournie par l’insurrection, et pas par les conditions auxquelles s’oppose l’insurrection, qui sont la grisaille de la société économiste, la poussière de son temps, la pléthore révulsée de son esprit. La pénurie de négatif dans les assemblées mêmes a sans doute été leur perte, ce qui les a cantonnées dans cette figure du lac d’écoulement ; pas le déluge, mais ce qui empêche le déluge. L’incapacité de se contredire formellement, ouvertement, l’incapacité d’aller au bout des différends a rendu stérile ce qui était si fécond. En ne poussant pas les idées avec toute la vigueur du combat de rue, le respect de l’écoute s’est dégradé en politesse, en hypocrisie ; l’antagonisme des idées est devenu une juxtaposition de lieux communs, parce qu’il y avait là des commencements de mouvements d’idées qui se sont arrêtés à la simple joie d’être formulés, sans aller jamais à la totalité, avec le mouvement de ce qui est, arrêtés net par la prochaine idée avancée, comme la liberté de la propriété privée s’arrête net à la clôture du voisin : le mélange des pensées individuelles et collectives, la furie de la pratique de l’aliénation ont été, somme toute, modérés par rapport au vaste champ découvert. Leur refus du négatif a fait des assemblées un territoire neutre, pas cette terre brûlée par la rage de la révolte dont on sait qu’elle n’est que le désert à traverser. Ici, on a voulu peupler le désert, on a pris l’extrême volubilité, si probe et si variée, pour une oasis dans laquelle on pourrait vivre toujours. L’absence de négatif a empêché de même envisager le dépassement des assemblées. C’est une des illusions majeures lorsque la sphère du jeu est confondue avec le monde : cette vieille idée religieuse de Terre promise, ce nauséeux mirage qu’on appelle le bonheur, et qui présuppose une vie de satisfaction infinie, mais qui n’est que l’un des plus vastes cimetières du possible.

La véritable modestie des assemblées est dans cette autocensure du négatif. C’est une modestie insupportable : voilà un moment historique dont les acteurs ont vu petit. Au moment où leur propre oscillation leur avait fait quitter l’enclos, ils ne se sont pas tenus pour responsables de cette sortie d’enclos. Ils n’ont pas revendiqué ce qui eût été la moindre des choses : la critique de tout ce dont ils étaient issus. Philosophie, sciences, activité humaine, passé, présent et futur, tout devenait radicalement différent dans la perspective de leur tribune. Mais non : ils n’ont même pas signifié à leurs « alliés » piqueteros que leur retard, en terme d’embrassade du possible, ne leur permettait pas de monter sur leur estrade, qu’ils ont laissé envahir par tant d’agents conservateurs ; ils n’ont pas su exclure dans leurs propres rangs ; ils n’ont rien choisi ni tranché. Ils ont épuisé le négatif accumulé en décembre 2001, comme s’il s’agissait d’une rente acquise en douce, eux qui, hypocritement, se disaient ennemis de la corruption. Leur pruderie devant le négatif, leur timidité à se confronter entre eux a trahi leur être-là. Ils ont d’abord oublié, puis condamné la violence même dont ils sont issus, donnant raison à la grande frange d’entre eux qui n’avait pas participé à l’insurrection.

On peut sans doute se réjouir et s’émerveiller que cette expérience de la parole publique ne se soit jamais posée en double pouvoir, parce que tout simplement elle n’était en rien un pouvoir, un double de l’Etat. En cela elle a dérouté toutes les attentes et elle a pu durer, trouver son ampleur et atteindre les limites dont il est ici question. Mais on doit aussi s’étonner d’une telle faiblesse : si l’Etat était rejeté, les assemblées pensaient-elles qu’il tomberait par le mépris et l’indignation ? Que l’essentiel n’ait pas été la chute de l’Etat honore cette expérience, lui donne une élévation et révèle une profondeur dont on n’avait pas eu d’exemple depuis deux décennies. Mais que la question de l’Etat ne soit pas réapparue au détour de la question de la communication, que la destruction de l’Etat n’ait pas été résolue, même en tant que détail, est cette même infirmité qui fait que jamais les assemblées n’ont su conclure, trancher, choisir, décider, en un mot se débarrasser des scories éternelles de leur passé. Finalement, le fait que les assemblées n’aient jamais été en opposition directe avec l’Etat en tant que tel révèle plutôt leur faiblesse comme étant un affaiblissement de l’insurrection, qui était si clairement et nettement opposée à l’Etat.

 

3. La société attaquée par l’insurrection en Argentine secrète ses propres défenses, relativement inédites. La middleclass, qui est une forme de maladie reichienne, une mue immunitaire, un pourrissement des organes, une noyade de la décision et de la précision dans le culte de l’individu et dans la représentation, a paralysé et empêché d’envisager un dépassement des assemblées en Argentine. En décembre 2001 et janvier 2002, elles ont été envahies par un afflux de cette « classe moyenne », plus nettement désignée dans ce pays que dans les contrées où le terme de « classe » est trop effrayant ou trop répugnant. Cette « classe moyenne » argentine n’était pas la « middleclass » américaine d’Europe et des environs ; elle était sincèrement opposée à la société qui s’insinue à travers l’information dominante, à travers la gestion libérale, à travers un exécutif corrompu. Mais cette population-là a d’abord envahi et occupé les assemblées, et cet afflux soudain, hardi au début, complaisant assez rapidement, en a exclu, de fait, les gueux, les pilleurs, les tape-dur, les enfants qui, dans la Pampa, attrapent les chevaux sauvages pour les manger. Les insurgés, certainement, sont venus dans les assemblées ; mais ils y ont été marginalisés et n’y sont pas restés. Vainqueurs dans la rue, les émeutiers de la bataille de la place de Mai ne l’ont pas été dans le discours public qui se construisait là. Les assemblées ont donc été très vite ankylosées par une « classe moyenne » plus prudente qu’enragée, plus raisonnable que sensée et plus souvent poussée là par sa curiosité consommatrice que par cette imagination si fertile dans les révolutions.

Partout, cette « classe moyenne » s’est alors retrouvée devant les choix qui ont fait cette pourriture du vivant qu’est la middleclass ; et dans la plupart des cas, les assemblées ont fait les choix qui intègrent la classe moyenne dans la middleclass et non ceux qui la combattent : refus du négatif, rejet de la violence, neutralité contre l’Etat, moralisation du débat, tolérance du nationalisme. Les thèmes mêmes des résolutions des assemblées, même si elles sont inopérantes et que leur fonction semble surtout avoir été la mise en trompe-l’œil du parti trivial, sont presque exclusivement des préoccupations de la middleclass : économie, politique, et diverses prises de positions sociales, rien qui se projette en dehors du cadre actuel de la société, un cahier de doléances pour des réformes, un pronunciamiento de l’inoffensif. L’attitude des assemblées par rapport aux médias en a fait un stage accéléré de middleclassisation : rejet des médias classiques, mais au profit de l’Internet, qui s’y substitue sans critique ; développement accéléré, par conséquent, de la « pensée en réseau » de toute la « classe moyenne » argentine. On peut dire, de même, que la vision du monde par les assemblées porte la trace réformatrice de la middleclass : le drapeau argentin au centre, aucun contact, pas même une recherche de contact avec les insurgés dans le monde, comme ceux d’Albanie, d’Indonésie, d’Algérie, mais de fréquents soutiens à toute la racaille moderniste ou degauche, comme Porto Alegre, la gauche française qui manifestait contre Le Pen, et, sinon, une vision déjà éclatée et parcellaire des différentes révoltes d’Amérique latine, annexées selon des parentés idéologiques plutôt que selon la sympathie des faits, comme des soutiens honteux au « peuple cubain », cette abstraction stalino-castriste.

La répudiation implicite du négatif, autant parce qu’elle a immobilisé le débat que parce qu’elle en a évincé les gueux, a fait que les assemblées en Argentine ont aussi été, et c’est peut-être leur principale limite, une transformation accélérée de l’ex-classe moyenne, cet hybride honnête, prude et petit-bourgeois, en middleclass, ce ventre mou qui se prétend jouisseur et tempéré. Si les assemblées sont, sans doute, un lieu de prédilection pour la couche des valets inférieurs de cette société, la couche des valets inférieurs de cette société est le terreau fertile de la middleclass, cette corruption des pauvres. Et le fait de n’avoir pas poussé l’avantage se paie ensuite : pour échapper au virus, il ne faut pas le laisser vous rattraper ; si on court plus vite que lui, si on prend en charge l’histoire, alors on le dissout ; sinon, c’est lui qui vous ronge. Comme on l’a vu dès Jakarta, la middleclass aujourd’hui se nourrit des révoltes, dès qu’elles sont battues, si elles restent isolées. En Argentine la défaite a été plus longue à se dessiner qu’en Indonésie, mais c’est principalement une victoire de la midlleclass.

 

4. Depuis la révolution iranienne, nous savons que ce qui manque aux pauvres de ce monde n’est pas le courage dans le corps-à-corps, mais le courage dans le tête-à-tête. Le renforcement absurde, qui est en cours, des moyens de coercition de la société middleclass – de l’emprisonnement massif à la surveillance active en passant par le matraquage d’une image du monde comme mosaïque déformée et éclatée à travers l’information dominante, le tout sans opposition audible – ne semble pas avoir permis une diminution significative de la révolte ouverte, sur la période après la fin de la dernière grande vague de cette révolte, en 1993. Mais depuis la dissolution du mouvement ouvrier, cette révolte manque de sens et de but, comme si la révolte n’était, selon la fable de l’information dominante à laquelle se sont ralliés de nombreux résignés récents, qu’une réaction épidermique, colère, humeur, caprice ou fait divers. D’avoir permis aux actes négatifs d’être dégradés à une telle interprétation officielle indique les conséquences du manque de courage des idées, dans la durée. Emeutiers et insurgés semblent aujourd’hui incapables de formuler leurs projets pour l’humanité, que ce soit sous l’effet de leurs propres divisions ou que ce soit comme résultante de leur ignorance et de l’habitude à penser petit.

L’insurrection en Argentine a exprimé la perception de ce manque, à défaut d’en être déjà la conscience. Ces assemblées, si faibles et si imparfaites, ont rappelé les deux conditions sine qua non d’un débat sur l’humanité dans le monde actuel : la probité, qui est le préalable indispensable à la recherche de la vérité, non pas une question morale, mais une question technique de règle du jeu qui permet une base d’accord minimum et une confiance nécessaires pour que le débat s’émancipe justement de ces questions de forme dans lesquelles il s’enlise si souvent ; et l’anonymat, qui présuppose que la satisfaction est dans le but seul, même si ce but n’est pas encore connu, et qui permet surtout d’invalider la suprématie de l’individu, de la conscience, dans le phénomène de la pensée, c’est-à-dire d’utiliser l’aliénation et d’introduire, dans le cours du débat, la puissance sans limite connue de la pensée collective.

Couronnement d’un processus de révoltes dans le monde, dont les acteurs s’ignorent réciproquement (ce qui est devenu la règle, antihistorique, depuis la dissolution du vieux mouvement ouvrier), les assemblées en Argentine ont fini sans finir. De même, l’assemblée générale de Jussieu s’était peu à peu évanouie, et si le debord of directors avait eu une fin soudaine, il a trouvé sa suite interminable dans un site qui lui ressemble, le Debord(el), où une petite partie des mêmes acteurs continue apparemment d’éterniser le même embryon de débat. Mais dans la rue aussi ce sont des évanescences qui remplacent les défaites franches de jadis : ce n’est pas la répression qui a mis fin au vigoureux mouvement des albanais et au grand pillage de Jakarta ; en Algérie aussi la révolte s’est épuisée, érodée, sans que sa défaite n’ait été, sur place, rapportée à une bataille particulière sur le terrain. C’est désormais une caractéristique de l’époque, caractéristique que ne connaissaient pas les bataillons du prolétariat, toujours battus en batailles ouvertes, des grandes révoltes du XIXe siècle, dont l’apogée a été la Commune de Paris, en passant par la guerre d’Espagne, les révoltes contre les staliniens en 1953 et 1956, et dont le Mai 68 parisien – où les situationnistes ne s’expliquaient pas le « peu » qui avait permis d’échapper à une répression massive – a été le contre-exemple avant-coureur : la répression s’égare, les révoltes se dissipent en tournant en rond sur des champs de bataille sans trouver la sortie, alors que l’ennemi n’en trouve plus l’entrée.

Ces défaites non causées par la répression directe se sont donc multipliées – et ce sont désormais les carnages d’insurgés, comme celui encore largement occulté d’Irak en 1991, qui constituent les exceptions qui confirment la règle. Depuis la lente dégradation de l’insurrection de Mogadiscio qui, déjà très affaiblie par le retour de la hiérarchie clanique et par les buts marchands de nombreux partis en présence, avait pourtant réussi, après avoir dissous durablement l’Etat, à chasser l’armée américaine, la police de la middleclass elle-même ne s’aventure que rarement hors du champ de l’information dominante. La société de cette information ne comprend plus elle-même les révoltes qu’elle suscite. Lorsqu’une révolte l’emporte, partiellement, remporte une bataille, les insurgés se retrouvent entre eux, et l’ennemi leur cède cette communauté, parce qu’il n’en comprend ni l’intérêt ni le danger. Cette faiblesse ennemie est identique à la faiblesse des insurgés, qui eux-mêmes sont alors arrêtés au milieu de leur progression, comme frappés de cette stupeur d’avant-garde dans une offensive militaire, quand l’avancée à travers le territoire ennemi a été si rapide que la liaison avec le ravitaillement et les lignes de communication est perdue. Notre vision des choses, simple dans la négativité de l’affrontement, se perd dès que la perspective est à construire, et à remplir. Dans ces moments où tout est à faire, brèves tangentes avec l’histoire, où resurgissent et s’imposent l’indécision et le manque de confiance, la timidité dans les idées et dans les théories, les recours aux vieilles idéologies du monde dépassé, une autre peur triomphe, qui est la peur de ce plaisir de l’indécision, cette peur qu’on prête aux aventuriers des siècles passés avançant en frémissant dans un avenir inconnu de tous et hostile de tous les côtés. Les gueux sont capables aujourd’hui d’embrasser une telle carrière, mais pas des valets mécontents qui, face aux éclaircies du possible, reconstituent les comportements issus du passé non maîtrisé où leur petitesse même n’était pas en cause : arrivisme, soumission, mise en cause de la réalité de la révolte, rêves petits-bourgeois de richesse matérielle, de satisfaction, de bonheur, de paradis, tout le grand roman que la middleclass se chante quotidiennement à plein volume à en saturer tous les supports d’information.

C’est encore l’aliénation qui est venue s’enrouler dans l’antagonisme puissant entre les hommes conscients de leurs intérêts opposés. Soudain, cette curieuse tempête de sable a effacé les frontières entre les lignes, les clivages entre les idées, les intolérances de principe, les objectifs posés par-dessus quelques obstacles visibles. Dans un brouillard shakespearien où le minuscule et l’énorme se côtoient et s’inversent, où les pensées courent plus vite que les cervelles, et où les épées dressées ont oublié de quitter leur fourreau, c’est une espèce de cacophonie donquichottesque, un surplace effréné, une overdose d’idées indigestes, un fracas inutile, une clameur dont l’articulation reste incompréhensible comme une langue étrangère, un sourire féroce auquel il manque le sang.

La mise en cause de la réalité de la révolte dans un mouvement de révolte qui l’emporte est certainement l’un des tributs que nous devons payer à notre insuffisante connaissance de ce jeu qu’est l’histoire. Les assemblées en Argentine ont perdu le jeu qui les animait à force de vouloir le conserver. Le rapport de force entre ceux qui étaient dans la sphère et ceux qui étaient en dehors s’est inversé : les passants blindés qui traversent les carrefours pressés par leurs obligations quotidiennes y sont à nouveau plus nombreux que les humains assemblés en assemblées générales, qui y discutent du mouvement de la pensée dans le monde, et qui, en menant cette discussion, font ce mouvement. Ce jeu paraît alors avoir été comme la société marchande, mercantile, utilitariste, la société de la division infinie du travail, l’a toujours voulu : seulement un jeu. La triste réalité de ce monde, sa poussière, l’emporte à la longue sur l’accomplissement projeté, sa lueur sauvage, qui n’est rien d’autre que la réalisation du jeu, superbe réalité.

(Extrait de 'Nouvelles de l'assemblée générale du genre humain', 2004)