Naggh

Argentine 2001-2002
[Partie 1/4]

I – C’est où l’Argentine ?

A – De 1890 à 1989 (ou De Martín Fierro à Maradona)

1. L’Argentine est un Etat à la périphérie du monde. C’est un Etat dont la participation à l’histoire est discutable ou, tout au moins, confidentielle. Dans l’histoire du monde, qui est le mouvement du négatif dans le débat des humains, la présence de l’Argentine a été jusqu’à maintenant plus anecdotique qu’essentielle ; dans l’histoire officielle de la société des gestionnaires, l’Argentine est également hors de la visibilité ; elle n’a même pas participé aux deux grands conflits, dits mondiaux, du XXe siècle, qui sont les événements majeurs de cette histoire officielle. C’est pourquoi le passé de l’Argentine, largement inconnu dans le monde, prend une place dominante dans la tapisserie du couloir de références de la révolte en Argentine. Ailleurs, il faudrait parler davantage de ce qui se passe dans le monde au même moment ; pour comprendre la révolte en Argentine, il faut s’intéresser à quelques convulsions qui y sont restées fondatrices des façons de penser, de parler.

C’est un Etat de l’hémisphère Sud, dont les saisons sont donc inversées par rapport au gros de la planète sur lequel se sont calées l’histoire réelle et l’histoire officielle : décembre y est l’été, le Nord y est tropical, le Sud y est polaire. C’est un pays de grande superficie, avec une densité de population très faible. L’agglomération de la capitale, Buenos Aires, qui est une des quinze villes les plus peuplées du monde, regroupe le tiers des habitants de l’Etat. C’est un pays de Blancs, sans Noirs, et où il reste assez peu d’Indiens, nettement discriminés. La plupart des habitants sont d’origine européenne – essentiellement venus d’Espagne ou d’Italie – et leurs ancêtres proviennent d’une immigration plus récente que celle des Etats-Unis. C’est pourquoi il n’y a pas de Noirs : l’esclavage était déjà aboli.

Si on choisissait de représenter l’Argentine par des personnages, ce serait, en remontant le temps, Maradona, Che Guevara, Evita Perón et Martín Fierro. Le premier est en vie, si l’on peut dire, mais il a connu son zénith entre 1986 et 1990, le second a connu son zénith depuis sa mort, en 1967, le troisième au moment de sa mort, en 1952, le quatrième à partir de sa naissance, en 1872. C’est dire qu’à travers ses principales figures, l’Argentine tient en cent cinquante ans. En suivant le fil de ces quatre emblèmes, qui s’apparente à une grosse corde, on peut tracer une épopée des troubles de la parole, pas seulement en Argentine, mais dans le monde. On verra, avec ces quatre arrêts sur image, la fulgurante progression de la célébrité à travers l’époque dont nous sommes issus, et sa principale fonction : combattre et masquer la révolte. On peut y lire les progrès du discours dominant, depuis le balbutiement bourgeois de la conscience jusqu’au délire d’aliénation de ce curieux langage synthétique de notre temps, sans individus, qui parle à tout le monde.

 

2. Martín Fierro est le personnage le plus argentin. C’est un personnage imaginaire, le héros d’un grand poème éponyme, beaucoup plus connu que son auteur, José Hernández. Ce gaucho, pauvre et rebelle, macho et chanteur, fier et dur au mal, a des rues et des places à son nom. Singulièrement et insidieusement, ce héros populaire est une figure d’identification pour les hommes argentins : « Un homm’ qui manie les boules, et qui au lasso s’débrouille, et sait monter un poulain sans avoir peur d’en descendre, même au milieu des indiens, il peut toujours se défendre. »

Dix-huit ans après la naissance de Martín Fierro a eu lieu ce que les Argentins ont appelé abusivement une « révolution ». A cette époque, où ce mot qui désigne le bouleversement de la société était appliqué à la moindre tentative de renversement de régime, l’Argentine était déjà aux prises avec une faillite d’Etat, consécutive à des années de bombance de la part de quelques dirigeants plus gloutons que prudents, plus contents d’eux-mêmes que responsables de leurs charges.

De 1887 à 1889, l’Etat argentin se trouva face à quelque chose qui y était encore principalement inconnu : une vague de grèves. Le phénomène procédait d’une mécanique toute simple, vue sous l’angle des gestionnaires : le peso avait été dévalué, l’or montait, l’inflation montait ; les salaires, par conséquent, baissaient d’autant et, par conséquent, les ouvriers et les employés, pas contents, cessaient de travailler. « Aquí no hay nihilismo, ni hay socialismo, ni hay communismo. Lo que hay es que ha subido el oro, y por tanto bajado los sueldos. Éste es el secreto de la huelga de ayer, y de la de hoy, y de las que se preparan », disait ‘El Nacional’ le 3 octobre 1889. La jeunesse de la vertueuse bourgeoisie, grande et petite, s’indigna, non sans raison, de la gestion des affaires qui avait conduit à cette banqueroute de l’Etat : en septembre 1889, une Union civique de la jeunesse avait été fondée au creux de ce noble courroux. Elle se trouva rapidement un leader et idéologue en la personne du quadragénaire Leandro Alem, ce qui eut pour conséquence d’ôter le mot « jeunesse » derrière Union civique. Pendant tout l’été austral suivant, l’Union civique débattit beaucoup et s’indigna souvent, notamment lors de la présidentielle de décembre, où elle ne put présenter de candidat. L’élection de Juárez Celman prolongea comme si de rien n’était ces institutions vermoulues qui avaient amené l’Argentine au bord de la faillite et la création de l’Union civique, et qui avaient acculé de nombreux Argentins dans une misère que, dans l’évolution de la civilisation, on avait voulu croire révolue. « Pourquoi s’étendre, tonnerre, sur ces garces de misères ? Il naît et veillit, l’gaucho, sans que son sort s’améliore, jusqu’au moment où la mort se paie gratuit’ment sa peau. »

Alors que les grèves continuent, que l’or monte toujours, l’audience de l’Union civique augmente comme le prouve le grand meeting qu’elle tient à Buenos Aires le 12 avril 1890. Le 18, le gouvernement est remanié, et le 27 avril, dans la province d’Entre Ríos, une manifestation se termine en affrontements.

Mais la tragédie grotesque des classes moyennes, comme quarante ans plus tôt à Paris, eut besoin d’aller se donner dans les rues de Buenos Aires : dans les trois mois qui suivent, alors que les grèves décroissent, une fois qu’elle ne risque plus d’être débordée par un mouvement social, l’Union civique décide de passer à l’action, mais évidemment, sans l’appui de ceux dont elle craint le débordement. Dans de fiévreux contacts avec quelques militaires se forme une conspiration et une « Junta Civil ». Avec le slogan « La patrie ou la mort », le 26 juillet 1890, elle lance sa « révolution », c’est-à-dire que des bataillons de ligne rebelles prennent position dans le Cuartel del Parque, au centre de la capitale. Les généraux Levalle, Capdevila, Pellegrini et Sáenz Peña organisent la défense loyaliste avec des troupes de vétérans. Dès le soir du 26, la rébellion est bloquée et ne peut plus s’étendre. Le 27 juillet, alors qu’on est toujours dans ce face-à-face peu sanglant, la Junte civile propose une trêve, puis capitule le 29. La patrie oui, la mort non.

C’est une de ces défaites qui sont singulièrement retournées. Les chefs des rebelles ne sont pas arrêtés, et c’est au contraire le président Juárez qui démissionne, le 5 août. C’est ce qui a fait dire cette célèbre phrase au député Pizarro : « La revolución está vencida, pero el gobierno está muerto. » Et le 10, l’Union civique vaincue dans la rue dirige même une manifestation pour fêter la victoire de la révolution.

Le récapitulatif est simple : l’Union civique a gagné le droit d’exister officiellement. Le régime n’a changé que le nom de son président. L’or continue de monter. En 1891, les Anglais prêtent 75 millions de pesos au taux usurier de 6 % et au mois de mars de cette année, l’Argentine se trouve en cessation de paiement : elle ne trouve que 28 millions sur les 50 qui arrivent à échéance. Le 12 mars, l’Union civique gagne les élections dans la capitale. Et le 14 juin 1891, une scission de ce parti en pleine progression voit la création d’une Union civique radicale.

Ce sont finalement les Etats-Unis qui sauveront l’Argentine d’une invasion britannique en 1892, en échange d’une aide contre le Chili.

La rébellion de l’Union civique a ceci en commun avec la tentative de discours qu’est Martín Fierro : le verbe chatouille, et on essaie de maîtriser, en mots, le chant intérieur ; on n’essaie pas encore de parler au monde et du monde, on veut seulement maîtriser, par la parole, ce qui est libéré, par l’émotion. Et une fois dans le vaste monde, le beau poème, la pureté d’intention, la longue mélopée de l’opprimé se retournent dans le rêve de gloire de l’étroite vision dominante : littéraire ici, politique là, les arrivismes de la parole parlaient au nom de l’individu et de la conscience. Depuis la révolution française, la parole avait ainsi trouvé une échappatoire et un lac d’inondation apparemment inépuisable pour le discours des pauvres. Martín Fierro et la « révolution » de 1890 sont le lointain écho de la révolution en France, une des premières grandes vagues de l’immigration que les classes moyennes naissantes ont fait subir dans l’esprit de la bourgeoisie, dont l’enthousiasme commençait déjà à s’assombrir dans la corruption.

« Attention au silence et silence à l’attention : je vais, dans cett’ circonstance, si la mémoir’ me répond, vous montrer qu’à mon récit manquait la meilleur’ partie. »

 

3. Juste avant et après la révolution russe, le monde a expérimenté diverses formes, toutes concordantes, pour créer une classe ouvrière et l’encadrer efficacement, si bien que la révolution russe paraît même le laboratoire de la mise en classe des pauvres. Des dictatures stalinienne et fasciste au zèle des syndicats dans les Etats dits démocratiques, de nombreuses variantes concourraient à bipolariser la société selon le dogme économiste, et à parquer les pauvres dans des bataillons populaires fortement hiérarchisés, où la parole, qu’ils avaient menacé de prendre en Russie, leur est confisquée d’urgence. En Argentine, depuis 1890, ce travail s’effectue sur les ouvriers, dont d’importants effectifs sont importés d’Europe. Cette croissance a même connu une convulsion, bien peu connue dans le monde, la « Semaine tragique ». Le moment de cette brève explosion est déjà symptomatique du parallélisme des idées dans le monde. Car cette semaine eut lieu au mois de janvier 1919, en même temps que la défaite du mouvement spartakiste à Berlin, ce que les ouvriers insurgés de Buenos Aires ne pouvaient pas savoir.

Le 7, le port est paralysé par la grève. L’armée intervient : il y a 4 morts. Le 9 janvier 1919, en hommage aux victimes, c’est la grève générale lancée par les anarchistes, et suivie par les autres syndicats. Les obsèques, ce jour-là, seront sanglantes, avec des escarmouches le long du cortège, mais aussi dans plusieurs quartiers de la capitale : il y a plus de 20 ouvriers morts. Dans la semaine qui suit, la semi-insurrection ouvrière sera violemment réprimée par les forces de l’ordre, mais aussi par des milices de la classe moyenne. Il sera même question de plusieurs milliers de tués. Et, vingt ans avant sa défaite mondiale à Barcelone, c’est l’anarchisme argentin qui livra là sa bataille décisive, avec le même succès.

En Argentine, l’échelle industrielle du travail d’encadrement des pauvres, pour parler gestionnaire, a été accomplie par le péronisme. Le péronisme est une dictature populiste, avec le général Perón comme chef. Evita Perón, née pendant la « Semana trágica », est la femme du dictateur Perón. Sa popularité a éclipsé celle de son dictateur de mari, ce qui n’a pas été un mince exploit, dans un pays aussi macho que celui de Martín Fierro. Eva Perón, dont l’alter ego masculin le plus célèbre a été Hitler, représente l’égérie féminine enflammée des grands discours de masse, si courants dans la première moitié du XXe siècle, et que la télévision a dépassés depuis dans une démagogie adoucie.

Perón, encore colonel à l’époque, s’est fait connaître en transformant le département du Travail en secrétariat du Travail et du Bien-Etre social dans un gouvernement qui, en 1943, avait renversé un régime oligarchique par un coup d’Etat militaire. Quelques mesures sociales, une dispute avec l’ambassadeur américain, et la personnalité voyante de son actrice de compagne conduisirent, le 9 octobre 1945, à la démission forcée de Perón de son poste de vice-président et de sa participation au gouvernement. Le 13 octobre, il fut même arrêté. Mais le 17 octobre 1945, des foules de pauvres des quartiers populaires convergèrent vers la place de Mai, devant le palais présidentiel, la Casa Rosada. Ces « sans-chemise », les « descamisados », exigèrent la présence de Perón. La première fois que les ouvriers apparaissent sur la scène argentine, c’est encore pour qu’on leur rende un chef. A 23 heures, ce soir-là, le colonel libéré put promettre des élections depuis le balcon du palais. Ce fut le début du péronisme. Eva Perón semble avoir pris une part négligeable dans cette journée fondatrice. Le couple se maria cinq jours plus tard ; et fut élu à la présidence après quatre mois d’une violente campagne électorale.

Le péronisme a toujours été une dictature singulièrement controversée. Les degauches ont souvent applaudi à cette démagogie ouvriériste, l’opposant sans grande raison au stalinisme et au nazisme, dont elle est une variante simplement moins meurtrière. Les années Perón ont été les années où les pauvres d’Argentine se sont laissé organiser par leurs ennemis, et de nombreuses structures bureaucratiques et d’assistanat que le péronisme a installées sont encore en vigueur aujourd’hui. Elles sont restées des freins essentiels à la révolte. « Pero sobre todo el pueblo estuvo representado por la señora Eva Perón, Evita como la llamaba el pueblo. Ella siempre marcó el camino, señalo enemigos de adentro y de afuera y jamas perdió la fe y el coraje de una humilda de alma. »

Avec le péronisme, l’Argentine est devenue un Etat moderne, occidental, intégré. La meilleure critique d’Eva Perón a par conséquent été fournie par l’industrie hollywoodienne, qui diminue tout ce qu’elle touche sauf la célébrité et la honte. Il y eut un film sur Evita, et l’actrice choisie fut la Maradona du cinéma, Madonna. On n’a pas toujours les caricatures qu’on mérite, et ici, le dernier maquillage de la pasionaria argentine a creusé profond dans la cruauté avilissante et dans la bêtise rassurante.

Les politiciens péronistes, eux, se sont modernisés avec une souplesse qui contraste avec la rigidité prolétarienne des pauvres qu’ils contrôlaient. Ils sont devenus essentiellement des gestionnaires corrompus, aussi courbés de l’échine avec leurs maîtres étrangers que caudillos brutaux avec leurs administrés. Les deux partis politiques argentins sont donc si vieux : d’un côté, l’Union civique radicale est l’avatar méconnaissable du parti de la révolte de 1890 ; de l’autre, le Parti justicialiste est l’avatar méconnaissable du parti des descamisados du 17 octobre 1945, qui se laissaient représenter par les Perón. Enfin, quand je dis méconnaissable : la statue, telle qu’elle est sculptée, est déjà dans la masse informe de la pierre. Ou non ?

Et, en passant à Eva Perón, le discours de Martín Fierro est devenu de la rhétorique, un discours pour les masses, comme disent les emprolétariseurs, où il s’agissait de ne pas laisser ces masses parler autrement qu’à travers de tels discours dominants, scandés désormais derrière des micros. Ici le pathos remplace le chant, et l’intention d’agir sur l’autre se transmet maintenant, non plus à travers le livre, mais à travers la radio, qui va plus vite et qui parle aux émotions avant de parler à leur traduction consciente. Le discours de ce temps est confisqué, mais on le présente comme libéré ; la conscience bourgeoise y est déjà socialisée, c’est-à-dire déjà aliénée. La poésie est devenue une poésie d’Etat, destinée à faire taire, à usurper la parole. C’est déjà un discours raboté, rigide et trompeur, qui est nécessaire pour faire taire : « que nadie intenta levantar la mano contra el general Perón, porque ¡guay de ese día !, Ese día, mi general, yo saldré, con las mujeres del pueblo, con los descamisados de la Patria, muerta o viva ¡para no dejar en pie ningún ladrillo que no sea peronista ! » (1er mai 1952).

 

4. C’est à l’époque où la révolution russe est devenue respectable qu’elle a commencé à être dépassée. C’est à l’époque où les staliniens étaient la bonne conscience du monde que cette bonne conscience a commencé à être attaquée. C’est l’époque aujourd’hui précédente, celle de la révolution iranienne. Et comme chacun sait, la révolution iranienne commence en 1967, avec la vague de révolte de 1968.

1967 est l’année de la mort de Che Guevara. Che Guevara est né à Rosario. Tout ce qu’il a fait jusqu’en 1967 est sans intérêt : ce n’était qu’un petit soldat stalinien, accessoirement ministre cubain, un bureaucrate qui a essayé d’étendre la bureaucratie jusqu’à la jungle, un idéologue de la guérilla, que des titres de honte. Che Guevara commence à devenir digne d’intérêt en 1967, à travers son image, qui est l’image policière la plus accomplie de son temps, qui va encore durer un quart de siècle. Elle est le visage même de la fausse conscience, de la fausse révolte, du passé rajeuni et modernisé éternellement, de l’étudiant qui se croit ouvrier, de l’ouvrier qui se croit étudiant, du pauvre piégé qui se rêve encore héros. Il y a du Martín Fierro et de l’Eva Perón dans l’image de Che Guevara. Après le mythe de la poésie de la révolte, après le mythe du discours de la révolte, voici le mythe de l’image de la révolte.

C’est au moment où les images de Che Guevara commencent à glorifier la révolte passée que la révolte moderne commence aussi, mais sans treillis ni étoile sur le képi. A quatre cents kilomètres de Rosario, où est né le Che, à Córdoba, deuxième ville d’Argentine, où il a passé la meilleure partie de son enfance, commence une révolte fort peu connue : car quand les gueux de ce Cordoue des Andes se sont soulevés, le vieux monde s’est retranché d’abord derrière la distance de l’Argentine au monde. C’est une constante : chaque fois que les pauvres d’Argentine ont critiqué leur pauvreté, le rempart le plus infranchissable qui leur a été opposé est leur éloignement du centre de la gestion de la planète. Le Cordobazo est dans la queue de la comète de la grande vague de révolte qui a eu 1968 comme épicentre. Mais qui le sait ?

En 1969, c’est une dictature militaire qui gouverne l’Argentine depuis trois ans. Le mois de mai de l’année précédente s’est propagé en images véloces, plus prégnantes que les ondes radio des trémolos d’Evita, et les étudiants commencent à descendre dans la rue, parallèlement à une mobilisation ouvrière qui menace de déborder la vieille CGT péroniste. A Córdoba, en mars 1969, les étudiants forment une Junta Coordinadora de Lucha, et après une loi qui supprime le paiement double des heures supplémentaires du samedi, le 12 mai, la CGT est obligée d’organiser une manifestation pour le 14. Une assemblée se forme, elle devient manifestation qui se termine par des affrontements dans le centre-ville. Le 15, dans la ville de Corrientes, près du Paraguay, une autre manifestation se termine là aussi en affrontements, mais il y a 1 mort. Le 16 mai, Córdoba est en grève.

Le 17 mai, c’est à Rosario que le centre de gravité de cette agitation s’est déplacé : un manifestant reçoit une balle dans la tête et décède le lendemain. Le 21, mille cinq cents manifestants renversent des voitures, dressent des barricades et occupent une radio. Il y a à nouveau 1 manifestant tué, un lycéen de quinze ans. Le lendemain, l’état d’urgence est décrété pour Rosario.

Le 23 mai, les affrontements gagnent le barrio Clínicas à Córdoba, en grève générale en l’honneur de la dernière victime de Rosario, qui n’est provisoirement plus Che Guevara. Le 26, à Córdoba, les étudiants ne reviennent dans leur faculté fermée depuis une semaine que pour se déclarer en « mobilisation permanente », et leur Junte de coordination, ainsi que la CGT, toujours attentive à garder les rênes, appellent à une grève de trente-sept heures prévue à partir du 29 mai à 11 heures.

Le 29 mai, avant 11 heures, les ouvriers des principales industries de la ville débraient et forment des cortèges qui tentent de rejoindre le centre-ville. La police s’efforce immédiatement d’empêcher cette progression, mais elle n’y parvient pas, d’autant que dans le centre-ville de petits groupes d’ouvriers réalisent des attaques surprises, prennent à revers les forces de l’ordre, qui reculent. A 11 h 30, les cortèges étudiants se mettent en marche depuis la Cité universitaire et le barrio Clínicas.

A midi, les unités de police font leur jonction place Vélez Sársfield. Très rapidement, la poussée adverse les fait passer des lacrymogènes aux balles de plomb. A 13 heures, au carrefour Bas et San Juan, un manifestant est tué. Cet événement, fort prévisible, a pourtant semblé décupler la colère des manifestants. Le premier pillage semble avoir été celui de la Confitería Oriental, dont la nourriture est distribuée dans la rue, mais dont la caisse est épargnée. Sur la place Colón, en particulier, d’autres entreprises, comme Xerox, un concessionnaire Citroën, un magasin de téléviseurs, subissent la vengeance de ces destructeurs d’échange marchand, probablement moins inconscients qu’organisés.

Une assemblée s’improvise au milieu de l’émeute, et c’est une des rares insurrections dont un tel acte de concertation et de parole publique est connu. Voici comment la raconte Luis Rubio, « dirigeant » étudiant : « Cuando llegamos a la plaza Colón ya estaban rotas las vidrieras de la Oriental y de Xerox ; también ardía uno colectivo de los “loros” y algunos autos de una concesionaria Citroen. Entonces se hizó una asamblea en la plaza. Hubó dos mociones : o seguir quemando autos o no provocar más destrozos. La votación se hizó a mano alzada y la que ganó fue la mía : la de detener la violencia. » On se serait étonné que quelqu’un d’aussi collaborateur dans la dénomination ne soutienne pas le retour au calme et, comme il le souligne, au respect des objectifs de la manifestation, qui n’ont pas été déterminés par les manifestants, comme il ne le souligne pas. Il y eut cependant de nombreuses attaques et destructions de bâtiments publics : la Société nationale du gaz, une antenne du ministère des Travaux publics, le Cercle des sous-officiers. Mais entre-temps, on n’en est plus à savoir s’il faut ou non respecter les consignes, parce que la police a abandonné le centre-ville aux insurgés. Même Rubio, partisan de la thèse de la spontanéité de la révolte (contre les accusations de manœuvres et de manipulation, qui n’ont pas manqué), y trouve son Mai parisien : « Creo que lo que se respiraba era euforia, une sensación de libertad, de haber derrotado a la represión, diría que era casi festivo. »

A 16 heures, le IIIe corps d’armée annonce qu’il va intervenir. Une heure plus tard, la troupe marche sur le centre-ville. Alors que la nuit tombe, les ouvriers sabotent la centrale électrique, plongeant le champ de bataille dans le noir. Les tirs de mitraillette de l’armée ripostent désormais aux balles de 22 des francs-tireurs insurgés. Au petit matin, l’armée a repris le centre de Córdoba. Le général Lanusse prend le commandement de la répression. Pendant la matinée du 30 mai, il y a encore des barricades dans les banlieues, et des coups de feu au barrio Clínicas. La gendarmerie prend d’assaut les sièges des entreprises dont les ouvriers sont réputés les plus combatifs. Un conseil de guerre immédiat juge les trois principaux organisateurs syndicaux de la manifestation qui a conduit à l’insurrection : les condamnations, de huit et dix ans ferme, montrent à quel point le régime a eu peur.

C’est bien l’époque où la classe ouvrière se greffe une aile estudiantine, et où les beaux bataillons du prolétariat se fissurent, ce qui se voit mieux quand ils attaquent que quand ils subissent. Cette fissure est aussi et d’abord une fissure de l’encadrement : malgré Rubio, qui se vante de la victoire des dirigeants au pic de l’offensive, l’assemblée qui en discute la perspective et l’existence même d’une telle assemblée révèlent que le leadership n’était plus indiscuté. C’est bien le monde de l’image du Che, mais c’en est exactement le négatif : vitrines, autorité, gauche traditionnelle, la fissure traverse tout.

Officiellement, cette crevasse du Cordobazo est généralement considérée comme ayant coûté, comme à chaque grande révolte en Argentine, sa place au président, qui était alors le dictateur Onganía. Comme le disait son Bluthund Lanusse, qui deviendra président à son tour : « El gobernio de Onganía jamás pudo, en verdad, reconstruir la autoridad que perdió el 29 mayo de 1969. » Et le 29 mai 1970, la fin de ce régime manifeste un nouvel aspect de l’époque qui commence : ce jour anniversaire est celui choisi pour sa naissance publique par le groupe terroriste péroniste de gauche, les Montoneros, dont les principaux chefs pactiseront plus tard avec la dictature militaire suivante, et qui commet ce jour-là un premier enlèvement qui le rendra célèbre.

Trois ans plus tard, le vieux Perón est revenu aux affaires. Pour montrer que rien n’était sérieux, il a amené avec lui sa nouvelle femme, une Isabel, qui tenta d’imiter Evita avec des moyens plus limités. Elle survécut à son mari, qui creva enfin en 1974, et resta présidente d’un Etat et d’un parti en déliquescence accélérée jusqu’à ce que les militaires la chassent, en 1976.

Mesquine jusque dans les pires cruautés, cette nouvelle dictature dut, à la fin, attaquer pour se maintenir. Mais elle s’attaqua à plus fort qu’elle lorsqu’elle prétendit libérer l’archipel des Malouines, qui était aux mains des Britanniques, sous le nom de Falkland. Pas de chance pour les galonnés argentins, plus bureaucrates que soldats, et qui ne purent faire longtemps les Fierro : Margaret Thatcher, Premier ministre boutiquier du Royaume-Uni, avait autant besoin qu’eux d’une guerre, mais plus de moyens, d’appuis et une armée en meilleur état. Et l’Etat argentin connut une faillite de plus, lors de la défaite en 1982. L’année suivante, les despotes tortionnaires à képi et moustache, mais à cheveux courts et sans barbe, s’en allèrent la queue entre les jambes.

Des élections appelèrent la vieille Union civique radicale au pouvoir, parce qu’on voulait surtout éviter les péronistes. Un Alfonsín devint président, de droite donc (l’UCR était considérée comme plutôt à droite et les péronistes comme plutôt à gauche), jusqu’aux élections de 1989. L’un des faits principaux de son règne (il est presque touchant de voir combien les politiciens argentins rêvent de cette présidence) est qu’il approuva toutes les dettes contractées par la dictature.

 

5. Bernard Tapie, gestionnaire français, qui dirigea l’Olympique de Marseille, disait qu’un jour il ferait signer Maradona dans son club, parce que Maradona était la personne la plus connue au monde. Au fin fond du Vietnam, dans toutes les banlieues et bidonvilles du monde, à part aux Etats-Unis, tout un chacun savait que Maradona était le meilleur footballeur de son temps ; jamais encore il n’y avait eu un homme sandwich plus fluorescent. Court sur pattes, très rapide, avec un toucher de balle étonnant, el Pibe de oro est une sorte de monstre, inconscient et mis en avant. Si Che Guevara est une icône, Maradona est une icône mobile. Maradona est à Che Guevara ce que le cinéma est à la photo, ce que la télévision est au cirque.

Il faudra dire un jour pourquoi et comment le football, qui est une sorte de sphère séparée dans le monde, a pu devenir plus intéressant et fédérateur pour les pauvres que la politique, qu’ils se sont résignés à abandonner. Tous ceux qui connaissent les jeux que pratiquaient respectivement Che Guevara et Maradona savent de quoi je parle. Dans le vaste monde où se joue la direction de la cité, les pauvres ne sont admis que devant les écrans, en silence. Dans l’enclos du football, l’insulte ouverte et audible au moins est permise. En politique, les pauvres comptent très exactement pour rien : même leurs votes, qui sont souvent obligatoires, comme en Argentine, ne peuvent aller qu’à leurs ennemis. En football de « haut niveau », leur vraie influence dans le monde est strictement mesurée : ils sont le « douzième homme ». Tous ensemble, ils valent pour un douzième du jeu et du résultat. C’est là, semble-t-il, une assez juste proportion de ce que notre société appelle démocratie : la foule, le public, l’opinion, la plèbe comptent pour un douzième du tout. Frustrante, étroite, médiocre, la place des pauvres dans le football est au moins leur vraie place. Et leurs cris diffamés et assourdis sont leurs vrais cris de rage, alors que même lorsque la politique devient émeute, l’ennemi peut éteindre le son ou le mixer à sa mélodie du bonheur retrouvé.

Mais le football représente aussi et surtout une sortie des pauvres de ce prolétariat dont le principe était l’activité qui rejette la vie au-delà de la survie, le travail. Quand on est organisé par clubs, par groupes de supporters, au moins on est organisé en fonction d’une identité qui échappe à la religion dominante, l’économie. Et l’époque dont Maradona est le héros est l’époque où les gueux commencent à se révolter exclusivement hors du prolétariat. C’est en 1988 que les pauvres de Birmanie se sont insurgés contre une dictature militaire qui les a finalement contenus, et le lendemain de leur défaite, ce sont les adolescents d’Algérie qui on fait leur Octobre ; et c’est au milieu de cet automne que les gueux argentins se sont manifestés pour la première fois en tant que tels : le 9 septembre 1988, alors qu’à l’appel de la CGT péroniste se tient une douzième grève générale en six ans (on voit l’efficacité), et que ces syndicalauds tiennent meeting sur la place de Mai, devant le palais présidentiel à Buenos Aires, un affrontement éclate entre quelques-uns des trente mille spectateurs et les policiers ; tout cela se développe assez vite en pillages, ce que le journal ‘Libération’, nommant la journée « vendredi noir », racontera en dramatisant pour vendre, presque un an plus tard (8 juillet 1989) : « Pillages de magasins, course poursuite dans les rues de Buenos Aires, bataille rangée entre policiers et grévistes, la capitale argentine est mise à sac. »

C’était le hors-d’œuvre. Dès le début de cette année d’insurrections qu’a été 1989 eut lieu le grand Caracazo de février à Caracas, qui restera certainement une des plus grandes vagues de pillage de l’époque actuelle. En voir déferler l’équivalent sur l’Argentine n’était donc une surprise que pour ceux qui n’avaient pas conscience de la montée d’une vague de révolte, identique sur tous les continents, sans encadrement et sans références, sans intermédiaires et sans discours, avec les perspectives les plus grandes, soudaines et surprenantes, c’est-à-dire que ce dribble soudain qui offre une position de tir est un imprévu incompréhensible pour à peu près tous les défenseurs du monde, UCR et péronistes, marxistes et léninistes, chrétiens et postsitus (qui pourtant ne s’étonnent jamais d’aucune révolte), gestionnaires et gérés ; les moins surpris ont sans doute été les hinchas de Boca à River, qui, elles, connaissaient le jeu.

Il y avait bien déjà deux tracés historiques parallèles qui s’ignoraient profondément. Les politiciens et les informateurs taillaient leurs petites routines autour de leurs événements fétiches : le 14 mai 1989, le péroniste Menem est élu président contre le radical Angeloz. Le 23, Alfonsín, le sortant qui doit quitter son poste six mois plus tard, annonce pour l’intervalle un « gouvernement de crise » et une « économie de guerre ». Car les économistes ont un peu perdu le contrôle de leur gestion, dans cette Argentine championne du monde : l’inflation est à 70 % par mois et il y aurait neuf millions de pauvres sur trente millions d’Argentins, soit trois fois plus qu’à la fin de la dictature militaire, six ans plus tôt. Mais les adeptes de la religion économiste sont tellement tranquilles qu’ils n’hésitent pas à ancrer profondément dans l’irrationnel déiste leurs discours désormais pessimistes : « Il ne nous reste plus qu’à prier », confiait en avril un ex-ministre de l’Intérieur ; et un journal français affirmait que dans « les cathédrales de Buenos Aires », « des ex-voto économiques ont fait récemment leur apparition, demandant au Ciel une meilleure situation économique, de meilleurs salaires et la fin de la crise ». Au moins la majuscule à Ciel est du journal, qui s’appelle bizarrement ‘Libération’.

Les premières émeutes et pillages ont lieu le 25 mai, principalement à Córdoba, dit-on, mais on sait peu de choses sur ce début sans but, parce que ces pauvres ne sont pas encadrés, et que les informateurs ne sont pas en province, et que le 25 est un jeudi, ce qui fait que l’information ne parvient dans le monde qu’après le week-end, où ce décalage permet de minimiser l’événement. Ainsi, on peut lire encore le 30 mai dans le même ‘Libération’ cette badinerie : « Nouvelle mode argentine : le pillage des supermarchés dans les grandes villes. Avec l’assentiment de la police. »

Entre-temps, en effet, les émeutiers ont beaucoup ruiné ce ton désinvolte et décalé : le dimanche 28, à Rosario, « la situation risquait d’être totalement incontrôlée », pas pour les émeutiers bien entendu. Dix mille manifestants se sont livrés des batailles avec la police, dont l’assentiment a beaucoup fléchi : 3 morts, des dizaines de blessés, et au moins 500 arrestations. L’Argentine se réveille avec 33 nouveaux supermarchés pillés.

Pour le 29 mai, vingtième anniversaire du Cordobazo, les journalistes relèvent plus de 100 « incidents » dans tout le pays, si bien qu’ils feront de ce 29 seulement le premier jour des « troubles sociaux ». A Rosario, il n’y a apparemment plus un seul supermarché à saccager, et on s’attaque maintenant aux petits commerces. Les épiciers, stupéfaits, défilent dans la presse pour se plaindre que les pilleurs sont des gens qu’ils connaissent, leurs clients habituels, comme si le pillage était forcément le fait de gens d’ailleurs, pas comme nous qui, du plus rebelle au plus mouton, en rêvons tous. L’origine des pilleurs a d’ailleurs donné lieu à des typologies plus instructives que fiables, dont le meilleur résumé est fourni par la langue de bois du président Menem lui-même lors d’une interview dix jours plus tard : « Sur les 1100 personnes qui ont été arrêtées à Rosario pendant les troubles, 500 étaient des délinquants de droit commun, 500 étaient sorties dans la rue parce qu’elles avaient faim et une centaine étaient des agitateurs professionnels appartenant à des partis politiques de gauche. » On sait que sous le choc l’ennemi dit un mélange de vérité et de fantasmes, parce qu’il se prononce alors avant d’avoir tranché sur l’interprétation à donner mais ni les politiciens ni les journalistes n’ont pris le risque de faire une typologie des insurgés du Grand Buenos Aires, qui, en particulier à La Matanza, à Quilmes, à Almirante Brown, ont imité ceux de San Miguel, où une véritable bataille a eu lieu contre tout ce qui représente l’Etat (2 chauffeurs de bus seraient morts après avoir refusé la réquisition de leur véhicule pour défoncer des supermarchés), et dont les informateurs, les cheveux dressés sur la tête, résument pudiquement toute l’horreur : « Les pires étaient les femmes, elles étaient déchaînées, c’était non seulement la faim, mais aussi la colère. »

Evidemment, on ne saura jamais contre quoi ces femmes étaient en colère, car aucun journaliste n’a soupçonné publiquement que cela aurait pu être, par exemple, contre l’état de siège décrété par le hijo de puta Alfonsín sur tout le pays pendant trente jours, contre la marchandise comme moyen de communication dominant, contre l’impuissance à s’exprimer, contre les troubles de la parole, ceux que nous imposent les professionnels de la parole, et ceux auxquels nous convient les amateurs de troubles. La faim provoque l’hébétude, l’abattement, et la plainte ; la seule faim qui peut provoquer la colère est la faim des autres, mais c’est là encore une apparence : ce n’est pas la faim, à ce moment-là, qui provoque la colère, mais l’injustice. Il faut donc répéter avec force que des « émeutes de la faim » sont une invention de journalistes, de curés, de marchands et de politiciens, destinée à tromper les émeutiers et ceux qui pourraient le devenir, et à rassurer les autres.

Le 30, de nouvelles émeutes et pillages ont lieu dans le Grand Buenos Aires, et le régime, tremblant de terreur comme le montre l’alliance impromptue de l’ex et du futur président pour soutenir l’état de siège, méprisé assez souverainement dans les banlieues, attend avec angoisse que les émeutes gagnent les quartiers des classes moyennes de la Capitale fédérale. Mais on en sait déjà moins sur cette journée parce que les journalistes, eux, respectent l’interdit de l’Etat : partagés entre la curiosité et l’effroi, ils commencent à être aussi évasifs que par rapport aux premières journées de la vague de pillages. Il y a officiellement 11 morts, 100 blessés et 2 000 arrestations. Le gouvernement donne ordre de tirer sur les pillards. On signale de nombreuses coupures de route sur l’autoroute entre Rosario et Buenos Aires, par des barricades en bois et des feux de pneus. Que ce soient les émeutes et les pillages, ou ces coupures de route, ce sont là d’importants signes avant-coureurs de l’Argentine d’aujourd’hui.

La réponse des autorités est aussi une réponse de notre temps : trois bombinettes explosent dans le centre des affaires, plus une au siège du Parti communiste, et une au siège du Parti radical. On sait que le terrorisme, même timide, est un des outils du détournement d’attention, et comme les politiciens sont plus soudés que jamais devant ce qui est l’annonciation de leur mort violente, de telles manœuvres prophylactiques passent, par-delà les frontières, comme des signes de maturation gestionnaires.

Le 31, les informations deviennent encore plus floues, comme pour montrer que le mauvais rêve sera combattu par la prière silencieuse en attendant de trouver la bonne formule de calomnie, qui sera finalement « émeute de la faim », où il ne s’agit pas de tromper la faim, mais de tromper par la faim. On sait seulement qu’il y a eu ce jour-là 100 supermarchés pillés, joli score pour un jour de fermeture, car après cette date-là, il faut attendre le 21 février suivant pour entendre parler de nouveaux pillages en Argentine, à nouveau à Rosario. Du 25 au 31 mai, il y aura eu officiellement 19 morts.

Le gouvernement a choisi d’affirmer que les gauchistes, cette gauche de la gauche essentiellement trotskiste, ont manipulé les émeutes, et les auraient même causées (après avoir même tenté d’accuser la CGT, peut-être en souvenir du 12 septembre précédent ; mais les péronistes et Menem n’ont pas été d’accord pour qu’on fasse cet usage de leur syndicat ouvrier, et l’accusation, comme une girouette, a donc cherché un bouc émissaire plus consensuel quoique encore plus improbable). Le 3 juin, d’ailleurs, la direction d’une chapelle léniniste qui s’appelle Parti ouvrier sera arrêtée en bloc. Cette fantasmagorique accusation de manipulation par la gauche, qui n’est évidemment pas démentie par les minuscules groupuscules trop contents de se grossir les cules, est elle aussi une technique qui joue sur l’ignorance de ce que sont ces groupuscules et sur la crédulité d’un public tout préparé à des thèses de complot. On verra qu’en 2002 ces arguments, de manipulation d’émeute et de manipulation par les gauchistes, renaîtront, mais dans d’autres bouches que celles du gouvernement ; avec tout aussi peu de justification, de démenti et avec un pouvoir de conviction resté intact.

La razzia de mai 1989 a largement disparu des mémoires. C’est pourtant un bel exemple d’une société qui se rompt, tout du long, d’une frontière qui se trace, dans la destruction de marchandises et dans les incendies qui sont la première lueur de cette profonde rupture. Sans doute l’ennemi en a effacé les traces comme pour une vulgaire attaque de sauterelles qui, une fois repues, se seraient éparpillées dans cette Pampa où il n’y a pas de traces. Le silence obstiné sur cet événement, qui est resté depuis, est aussi dû au fait que ses acteurs éphémères étaient résolument ennemis de tous les gardes-mémoire qu’emploie la société de l’infini marchand, au moyen des bornes de l’Etat et de l’information, et qu’aucun ne sait donc comment traiter ces cinq jours de négativité sans discours. L’Etat et toutes les gauches sont complices dans cette occultation ; le PO même, accusé d’avoir été la main noire des événements, passera sous silence les coupures de route entre Rosario et Buenos Aires, utilisées comme armes offensives par les insurgés de mai 1989, dans un ouvrage de référence sur l’histoire des coupures de route douze ans plus tard. Mais le silence n’était pas si complet : ces actes eux-mêmes, attaque frontale contre la marchandise, piquets de route, parlent d’un monde à venir, et d’une rupture possible avec un passé odieux et un présent complice.

Dans la visibilité désormais étriquée qu’autorise chichement le monde de l’information, on pouvait avoir l’impression que ces journées de mai n’avaient eu pour seul résultat que celui de la « révolution » de 1890, ou du 17 octobre 1945, ou du Cordobazo : le président Alfonsín ne quitta pas son poste le 10 décembre comme prévu, mais déguerpit dès le 30 juin. Une fois de plus la révolte n’aurait donc eu que la chute du président comme conséquence, en surface. Mais en souterrain, les émeutes de 1989 allaient manifester leur onde de choc jusqu’à aujourd’hui. Rapides, courtes sur pattes, au toucher incomparable, elles jouaient comme Maradona, totalement universelles, mais simplement de l’autre côté du miroir sans tain de la célébrité, presque totalement ignorées, Bernard tapies dans l’obscurité. Ce dont Maradona était le positif, elles étaient le négatif. Et comme après la conscience fragile de Martín Fierro, la tentative de conscience collective d’Eva Perón, l’aliénation spectaculaire de Che Guevara, Maradona est la communication qui dribble, qui shoote et qui score, dans le pays où 1890 avait été le négatif comme apparence, la « révolution » péroniste le positif qui contrefait le négatif, et le Cordobazo le négatif qu’on peut mettre en images, les jours de mai 1989 ont été une longue transversale qui cherche le but, l’innommable du monde qui parle sans qu’on l’entende. Rien n’est plus étonnant que tant de brèches ouvertes par le flot de la pensée, réprimées par tous les moyens, mais non fermées. C’est là que se forment, généralement, les plus beaux éclats de rire de l’avenir.

B – De 1989 à 2001

Critique de l’économie

1. L’économie est la théorie de la gestion. La gestion est l’activité de gérer. Gérer c’est administrer, organiser, répartir, distribuer, dépenser, « utiliser au mieux » ce qui est là. On ne gère pas en soi : on gère quelque chose qui est là. L’objet de la gestion est indispensable à la gestion.

Puisque gérer dépend de l’objet qui est géré, et qu’il s’agit d’employer cet objet de la manière la plus efficace, ou la plus profitable, l’activité de gérer comprend une tendance systématique à vouloir conserver l’objet de la gestion au point que gérer est parfois utilisé en tant que synonyme de conserver. De ce fait, la gestion est une activité qui a tendance à s’autonomiser par rapport au but qu’on pouvait attribuer à son objet, à occulter la question du but : conserver l’objet tend à devenir le but de la gestion.

La gestion peut se caractériser par une sorte de tempérance, de raison, de maîtrise sur ce qui est géré. Il s’agit de comprendre en entier des possibilités et des réalités de l’objet à gérer qui vont au-delà de la perception immédiate. La gestion procède donc, en principe, d’une planification ou d’un calcul ou d’une forme de préméditation, et c’est pourquoi elle est souvent associée à la raison. C’est une somme d’opérations destinée à maîtriser une somme de possibilités complexes. Cette cristallisation de l’objet et de l’activité de son exploitation en a fait une activité particulière, autonome, qui tend à être en soi.

Contrairement au travail, auquel elle est souvent associée à tort, la gestion n’est pas une activité nécessaire. Elle participe d’une façon de considérer l’objet. On peut la rapprocher de la dialectique, qui est une autre façon de considérer l’objet, une autre logique de l’observation. Mais tout comme la dialectique, la gestion n’est qu’une proposition sur la façon de considérer les objets ; elle peut être utilisée ou non. Tout comme la dialectique fait partie du monde, la gestion fait partie du monde, et tout comme le monde n’est pas dialectique, le monde n’est pas gestion.

 

2. L’économie est une théorie récente. Elle semble, selon les économistes eux-mêmes, n’apparaître qu’au XVIe siècle, et prendre son essor au moment où le débat sur le monde est déménagé vers le salon, après 1650. Si le mercantilisme peut être considéré comme le premier courant de pensée qu’on peut appeler économiste, l’économie naît donc de la prise pour objet, dans la théorie, du rapport de la gestion à l’Etat. C’est la réflexion d’une profession spécialisée dans une activité qui s’autonomise, la gestion, sur l’Etat et la société. En même temps que se pose la question de l’Etat comme gestionnaire, sous forme de question de la richesse des « nations », se pose la question du rapport de l’Etat aux particuliers, comme défenseur de la gestion des particuliers, qu’on n’appelle pas encore citoyens, ou individus.

Depuis la « révolution » anglaise, les marchands et les commerçants arrivent au pouvoir, dans l’Etat. Les marchands et les commerçants sont des gestionnaires. Dans la société organisée autour du besoin alimentaire, ce sont eux qui gèrent le besoin alimentaire. Les seigneurs discutent ou non, les pauvres mangent ou non. L’élimination de ceux qui discutent (et parfois de ceux qui ne mangent pas), à la suite des grandes discussions qui semblent avoir eu lieu jusqu’aux environs de 1650, s’est faite au profit de ceux qui gèrent. Cela a eu pour conséquence, d’une part que la discussion sur le monde n’a plus lieu dans le monde, qui est la rue, mais dans une partie du monde, qui est le salon, d’autre part que cette discussion a tendu à devenir une discussion sur la gestion, une discussion de comptoir. Par un renversement qui marque bien la croyance dans l’éternité de l’organisation du moment, le monde est désormais cru salon, et pas seulement depuis le salon. Les gestionnaires, eux, le peuple domestique de la cuisine, viennent d’investir la salle à manger. Ils vont alors se raconter le monde, autour de la grande table, comme si le monde était, non plus le salon, mais cette salle à manger ; salle à manger et salon vont, du reste, bientôt fusionner, l’un se déversant dans l’autre par la discussion de comptoir. L’économie devient ce délire de la gestion qui prend la gestion pour l’activité générique du monde. Ce glissement à la fois nombriliste et pharaonique intervient au moment où l’athéisme commence à apparaître publiquement dans la pensée occidentale. Comme lors du passage du polythéisme au monothéisme, le passage du déisme à la religion athée peut se raconter comme une crise de l’infini : l’univers du monde gestionnaire est plus grand que l’univers expliqué par le déisme, l’en et pour soi est un infini plus grand que l’infini de Dieu. Ce qu’on peut dire encore ainsi : la représentation dominante, déiste, de la totalité a explosé dans le mouvement de l’aliénation ; une autre représentation de la totalité, un nouveau système du monde devient nécessaire devant les progrès de la marchandise, d’un côté, et devant l’imprévisible colère des gueux, de l’autre.

A partir d’Adam Smith, 1776, on trouve, de manière accrue, dans l’économie, la tentative de prétendre que des hypothèses gestionnaires seraient des réalités. Ces sortes d’usurpations se sont multipliées et maintenues jusqu’à aujourd’hui. Un certain Jérôme de Boyer peut par exemple affirmer, dans l’Encyclopædia Universalis de 2002 : « Pour Smith, la nature de la richesse est réelle. » Ce qui ne veut absolument rien dire : aucune nature n’est réelle ; la richesse n’a pas de « nature » à moins d’utiliser une allégorie ; et Adam Smith ignore évidemment tout de la richesse, si on en croit de Boyer : « La richesse se compose des marchandises tant industrielles qu’agricoles, qui sont produites par le travail » ; ou plus exactement : Adam Smith ramène seulement la richesse à la richesse dans la gestion.

Cette violente colonisation des termes et des idées, pour leur conférer une permanence, provient aussi de l’essor des « sciences ». La tendance à transformer la gestion en science contient la tentative de prétendre immuables certains objets de la gestion : valeur, usage, échange, monnaie, prix, offre et demande, croissance, travail, changent de « nature » et, de catégories éphémères de la conscience, hypothèses de travail en quelque sorte, ils sont importés dans la gestion, où ils sont traficotés par les économistes, après quoi ils sont réexportés, ainsi transformés, en catégories économiques éternelles du monde. Si bien que les différentes opérations de la gestion ne sont pas des opérations secondaires et endossées seulement par ceux qui gèrent, mais la gestion, devenant l’activité du haut de la hiérarchie sociale, prétend désormais trouver ses fondements dans la réalité et dans le monde.

 

3. Marx a été le principal accélérateur dans la mise en place d’une religion économiste. C’est Jean-Pierre Voyer le premier qui avait fait remarquer que ce que Marx avait appelé la critique de l’économie politique n’était en rien une critique de l’économie politique. C’est en effet seulement la mise en cause d’une économie politique particulière au profit d’une autre. Prétendre, par contre, qu’on fait la critique de quelque chose en voulant simplement réformer cette chose, comme l’a fait Marx avec l’économie politique, renforce généralement cette chose : comme avec Luther la religion chrétienne – au moment où elle allait cesser d’être religion – s’était scindée pour rester religion dominante, la religion économique – au moment où elle devient religion – s’est scindée pour devenir religion dominante : d’un côté, l’économie politique classique, de l’autre, l’économie politique de Marx, qui prend pour objet le monde. Marx a non seulement ramené la négation sociale dans la religion économiste, il a étendu l’économie à l’ensemble de la société, puis à l’histoire entière. A partir de Marx, qui lui-même a tenté de réécrire l’histoire selon la gestion, comme si le débat de l’humanité était déterminé par la gestion, non seulement en son temps, mais de tout temps, à partir de Marx donc, on peut dire que l’économie devient une religion.

C’est parce que, depuis Marx, tout devient objet de gestion, c’est parce que la gestion peut désormais prendre pour objet la totalité même, que l’économie est apparue comme religion. C’est à la fois un croire infini dans la gestion et une gestion infinie du croire. C’est, après la faillite du déisme, une nouvelle gestion du croire, mais qui prend en compte un infini plus grand que celui du déisme. Croire et gérer peuvent enfin être posés dans un rapport réciproque infini. Tout a toujours été économique et sera toujours économique. La moindre chose est économique, et tout devient la somme algébrique des moindres choses. Les « concepts » économistes sont maintenant présentés comme des réalités du monde : de la valeur d’échange à la valeur d’usage, en passant par l’accumulation du capital, ou la force de travail, on oublie qu’il s’agit d’une façon de diviser ce qui est perçu par l’observation, et on prétend qu’il s’agit de la réalité. Dans cette croisade, la réalité elle-même est transformée d’un aboutissement de la pensée en un donné essentiel, du non-pensé en une pensée de la substance, de la matière. La matière elle-même devient la nouvelle hypostase divine, l’équivalent du Dieu monothéiste transplanté dans l’économie, son principe du monde. Et même les classes sociales, qui sont la division de l’humanité jusque-là dépendant du mode d’organisation politique hérité de la Grèce et de Rome, sont reformées en fonction de l’analyse économiste : bourgeoisie et prolétariat sont des divisions économistes de l’humanité, que les gestionnaires ont ensuite tenté de réaliser, c’est-à-dire de rendre vraies dans le monde, en organisant les pauvres en prolétariat, et en appelant bourgeoisie ceux qui possédaient la richesse d’Adam Smith et étaient opposés à cette organisation économiste des pauvres, qui ne la possédaient pas.

Alors que la contre-révolution en France avait mis en cause la religion déiste, la contre-révolution en Russie a intronisé l’économie en religion dominante. C’est pourquoi le léninisme est la véritable restauration, qui a mis fin à la crise de la religion, pendant tout le siècle pragmatique de la bourgeoisie triomphante et du prolétariat mal encadré. La division spectaculaire entre un monde capitaliste et un monde socialiste est l’unité enfin réalisée par la division, dans la gestion économiste du monde.

 

4. La critique de l’économie comme religion commence à l’époque de la révolution en Iran. La critique en Iran est d’abord la critique du monde de la gestion comme projet pour l’humanité. C’est pour refuser cette insuffisance que les anciennes religions déistes ont dû reprendre du service partout, de l’Iran chiite à la Pologne catholique en passant par le bouddhisme pour middleclass occidentale. Car les domestiques de la gestion, arrivés au pouvoir, n’ont pas véritablement de projet pour l’humanité, à part le très improbable paradis sur terre qu’est le communisme, qui fait un pendant au bien-être pour tous de la propagande capitaliste, aussi peu probable, mais si minable et peu attractif qu’il a mieux soutenu le socialisme que toutes les rêveries communistes ; les vieilles religions déistes, au contraire, ont les tiroirs pleins de métahistoires, de félicités infinies, d’orgasmes spirituels collectifs. C’est parce que les pauvres ne se suffisent pas des débats sur la gestion que les vieux déismes peuvent s’imposer comme l’apparence de la critique : leurs discours et leurs programmes vont au-delà. Cette révolution qui, au sens large qui est le sien, va de 1967 à 1993, dans le monde entier, est une tentative de critique encore informe de la religion. En cela elle reprend le projet de ses deux devancières modernes, la révolution en Russie et la révolution en France.

La contre-révolution iranienne est en cours. En théorie elle s’est manifestée de deux manières, contrefaisant une division spectaculaire, comme cela semble être le schéma de chaque contre-révolution. La contre-révolution officielle est celle qui affirme la victoire de l’économie sur la révolution en Iran. C’est la voix qui affirme non seulement que tout est économie, laissant même croire que l’économie serait une réalité, mais que l’échec de la révolution iranienne en est la preuve. Cette croyance, en la réalité de l’économie, est très largement partagée aujourd’hui par les pauvres, qu’ils soient gestionnaires ou non.

La contre-révolution officieuse est celle qu’on trouve dans la théorie de Voyer. Voyer a été le premier à montrer qu’il n’y a rien de réel dans le monde qui soit « économie ». Mais il a voulu réduire l’économie à ce qui serait hypostasié dans l’économie. En prétendant que « l’économie n’existe pas », il veut faire croire ensuite que l’économie serait seulement une superstition, comme Dieu pris comme lieu commun, et non une façon de voir le monde, de gérer le croire, de se résoudre à l’infini, c’est-à-dire de résigner sur le tout accomplir, comme toutes les religions. La suppression de l’économie comme « hypostasie » ne supprime pas l’économie, parce que l’économie n’est apparue comme cette « hypostasie » que parce qu’elle est la religion dominante. L’essence de l’économie est d’être la religion de la gestion et non pas d’être aussi une « hypostasie », qui n’est qu’un de ses périphénomènes caractéristiques. Pour parler comme Reich, le fait de croire en la réalité de l’économie dans le monde est la tumeur, non l’origine de cette maladie qu’est la religion. On l’a vu avec la négation de Dieu : on renforce la religion quand on pense avoir fait la critique de la religion en affirmant seulement que Dieu n’existe pas. C’est pourquoi, en faisant fort justement remarquer qu’il n’y a pas d’économie qui puisse être considérée comme une réalité, et en affirmant seulement que l’économie n’existe pas, Voyer ne critique pas davantage l’économie que Marx ne l’avait fait avec ce qu’il appelait, à la suite des économistes de son temps, l’économie politique. Et, comme la théorie communiste de Marx, la théorie que Voyer a fait de la communication infinie, où le principe du monde de la gestion est seulement privé d’économie, n’est qu’une proposition de réforme de la religion dominante, une scission spectaculaire, une tentative pour réformer et sauver la religion dominante.

L’idéologie dominante depuis la révolution en Iran, notamment à travers les progrès de l’information dominante, correspond davantage à un monde qui pense que tout est communication plutôt que tout est économique. La révolution en Iran a vérifié la dissolution du prolétariat, la fin de la guerre froide (qui était la cristallisation spectaculaire de la révolution russe), la montée d’une information dominante, véritable parti de la communication infinie. Mais le fait de savoir si tout est plutôt économique, ou si tout est plutôt communication, procède de la même vision du monde où la matière serait la réalité, où la réalité serait un donné, équivalent à l’existence, et où le croire et l’infini procèdent l’un de l’autre à travers un concept cohérent, que ce soit économie ou communication. La communication infinie de Voyer n’est que le nouvel habillage de l’économie, débaptisée et désacralisée, en apparence. En réalité, c’est le même discours, dans lequel est introduit le négatif produit par la critique sociale. La négation de l’économie de Voyer déniaise l’économie et renforce son principe, en mutant son concept. L’écran visible de la communication est entré dans le « living » qui associait salle à manger et salon, sous forme de téléviseur, spectacle, puis d’ordinateur, communication « totale ». Que l’infini puisse être maîtrisé par le concept d’économie ou par celui de communication est la même croyance. Que l’infini puisse étendre l’économie ou la communication en soi et pour soi est la même croyance.

Dans ces théories de la contre-révolution, officielle comme officieuse, le monde ne change plus. La révolte, forcément condamnée à échouer éternellement, n’est plus que le révélateur d’un principe. Toute révolte est ramenée à une simple révélation d’un dysfonctionnement, ou moquée comme une pseudo-révolte. Le négatif devient imaginaire, est refoulé dans l’imagination. L’histoire, qui devient perpétuelle préhistoire, s’évapore dans l’oubli et dans le cynisme, ou se cristallise dans le fait divers, qui est bien l’histoire, sans majuscule, selon la middleclass, où se manifeste par intermittence sa ferveur sous-économiste, sa dévotion à la communication, son fanatisme religieux.

Si la révolution en Iran a laissé peu de traces dans les consciences, il n’en va pas de même dans le monde : les classes sociales économiques ne se sont pas maintenues face aux furieuses offensives gueuses, et n’ont pas été restaurées. La critique du travail comme activité dominante, parce que le travail est l’activité fétiche de la gestion, est apparue. Le besoin de parler est réapparu, malgré la débauche de sons coupe-son et de bruits coupe-bruit, malgré la censure, malgré la falsification, malgré l’instauration d’une troisième unité de gestion, à côté de l’Etat et de la marchandise, l’information dominante, qui gère la parole mais qui ne la contrôle plus parce que son contenu lui échappe. L’aliénation ridiculise désormais l’individu à tous les coins de rue. La matière commence à être mise en doute en tant qu’unité de ce qui est. Et la critique de l’économie, comme dernière religion, est commencée.

 

 

A propos des prétextes des émeutes

1. Dans l’émeute moderne, le prétexte est un moment très particulier. C’est, d’abord, la cause alléguée par l’ennemi de l’émeute. En effet, seul l’ennemi de l’émeute parle, dans notre monde, et les émeutiers eux-mêmes ne disent jamais pourquoi ils se sont émus.

En de si bonnes mains, le terme même de prétexte de l’émeute a toujours oscillé entre les deux sens du terme prétexte, à savoir « Raison invoquée, mise en avant, pour cacher le vrai motif d’une action » et « Occasion pour faire une action ou pour s’autoriser à faire quelque chose ». Le premier sens contient déjà un jugement : on accuse le prétexte de dissimuler la vraie raison, et par là on accuse celui qui parle du prétexte, tout en laissant entendre l’existence d’une autre raison. Le second sens, au contraire, désigne sous le mot de prétexte une sorte de déclencheur, inessentiel, mais qui a la qualité d’être repérable.

La Bibliothèque des Emeutes (1989-1995) était passée insensiblement, dans sa description du prétexte, du premier sens au second, de la cause alléguée par l’ennemi au déclencheur visible et justement dépassé par l’émeute. Ces deux sens se recouvraient d’ailleurs souvent. Mais l’usage de prétexte pour l’émeute contenait encore bien d’autres ambiguïtés. En tant que cause alléguée, on trouvait aussi bien des faits ponctuels, comme l’attitude provocatrice de la police, que des raisons sociologiques, comme le chômage ; un exemple typique étaient les émeutes de la faim : est-ce qu’il y avait émeute parce que les prix avaient augmenté, ou parce qu’on avait vraiment faim ? La même difficulté de cerner l’événement déclencheur avait également été constatée dès le départ : le « prétexte » de l’émeute était-il la cause de la manifestation, les termes de l’appel à la manifestation, la manifestation elle-même, ou quelque événement déclencheur pendant cette manifestation ? Et dans ce dernier cas, on pouvait aussi bien appeler « prétexte » l’idéologie casseuse ou émeutière de certains manifestants, l’attitude provocatrice de la police ou encore l’attitude provocatrice de la marchandise dans les vitrines le long du cortège et le long de la torpeur des survies. Bref, le seul usage clair du « prétexte » qu’a fait la BE, c’était d’attribuer à l’ennemi, et notamment à l’information dominante, la volonté de réduire la cause à un prétexte, d’arrêter un prétexte (dans le premier sens du terme), pour éviter que la révolte ne s’étende. Et, de fait, l’information a bien trop souvent réussi à canaliser une émeute en lui assignant un prétexte coupe-feu, et en la confinant à ce prétexte. Cette activité réductrice, allant souvent jusqu’à la manipulation (la « démocratie », par exemple, a souvent été une cause alléguée, injectée après coup par l’information dominante, et non contredite ensuite par les révoltés rescapés – en Birmanie en 1988 et en Chine en 1989, en particulier), a beaucoup nui aux émeutiers, et continue de détourner et récupérer de nombreuses révoltes.

Quelle que soit la définition du « prétexte », par rapport à une émeute, il y a deux choses importantes dans ce moment : le premier est ce qu’en fait l’ennemi, puisque le prétexte y est souvent promu cause, et la cause, par le même procédé de promotion abusive, devient le but affiché de la révolte ; et le second, celui qui correspond au second sens, et vers lequel nous avons glissé, probablement et en partie par opposition au sens dominant, c’est qu’il est le premier moment de la visibilité, une sorte de signal de l’émeute, par lequel elle peut commencer à être identifiée au-delà du lieu et de l’instant où elle se déroule.

 

2. Tant que le terme de prétexte s’applique aussi largement, il est donc souvent impropre. Et comme nous n’avions pas établi son sens précis, nous l’utilisions de manière anarchique, mais surtout lorsque nous ne l’utilisions plus que dans le second sens, c’est-à-dire « occasion pour faire une action », cette « occasion » réfléchissait aussi nos propres préjugés. Comme, plus ou moins inconsciemment, nous voulions diminuer le rôle et la présence de l’économie, par exemple, dans nos discours, nous avions tendance à éliminer toute raison économiste des « prétextes ». Avec la révolte qui s’est produite en Argentine, et même celle à laquelle elle a le plus ressemblé dans ses causes immédiates, l’insurrection en Indonésie en 1998, c’est évidemment une action de gestionnaires, et même une série d’actions de gestionnaires qui sont à analyser comme constitutives de ces déflagrations soudaines. Il n’est pas possible de donner une explication satisfaisante, même des journées de décembre 2001 en Argentine, sans examiner les actes gestionnaires des gestionnaires. Ce qui est compliqué dans cet examen est de scinder la part religieuse de l’économie, telle qu’elle est reproduite par l’information dominante, de la part active, pratique et réelle des actes commis d’abord dans la gestion par les gestionnaires, ensuite dans la révolte par les révoltés. Car, malgré notre répugnance à le reconnaître, les causes gestionnaires de la révolte en Argentine dominent largement les causes non gestionnaires. Ce n’est pas, comme on va le voir, que les Argentins se seraient révoltés contre un décret religieux des économistes au pouvoir, mais ils se sont indignés de conséquences pratiques d’une gestion, assurément néfaste pour eux, par les gestionnaires à la direction de leur Etat depuis près de trente ans.

Ce type de cause ressemble fort à celles qui provoquaient des révoltes peu avant le schisme du christianisme : on s’y révoltait contre la corruption de l’Eglise, sa fourberie et sa cruauté. Même si ce dégoût pour les prélats a provoqué de l’athéisme, c’étaient surtout des révoltes de pauvres probes, indignés par la mauvaise gestion du christianisme, la mauvaise religion, tout comme les Argentins, et à un degré moindre les Indonésiens, se sont révoltés contre la mauvaise gestion de l’économie ; mais pas contre la mauvaise religion, parce que l’économie n’est pas encore reconnue dans le monde comme une religion. Il en va un peu ici comme le cardinal de Retz l’avait signalé pour la Fronde, où le Parlement de Paris avait déclenché la révolte, lui si loin en dessous de la noblesse et du peuple de Paris, autant pour la grandeur de vue que pour la capacité pratique. C’est le dysfonctionnement d’un rouage de notre société, quelque chose de profondément secondaire dans la vie, dans le monde et dans l’histoire, un trouble à l’intérieur de la religion dominante, qui est ici au centre des causes, déclencheurs et prétextes de la révolte argentine. Et nous verrons comment cette révolte a largement dépassé ce prétexte, au sens « raison invoquée pour cacher un vrai motif » ; mais aussi comment elle y est restée curieusement attachée.

 

3. Les économistes pensent beaucoup à travers cette curieuse figure graphique qu’on appelle la courbe, alors qu’elle n’a absolument rien de courbe. La courbe est censée être toujours ascendante, et ce qui justifie les économistes, ce sont les innombrables accidents de cette ascension. En Argentine, à chaque manifestation du négatif, les économistes nous ont montré qu’on était dans un accident grave de l’ascension, mais jamais leur information ne nous a véritablement montré l’ascension dont le négatif aurait été l’accident soudain. On a presque les mêmes discours sur la situation catastrophique de l’économie argentine en 1989, en 1993, 1997, 2001 et 2002. Une autre particularité des grands médias occidentaux racontant l’économie, c’est qu’il est presque impossible d’entendre des économistes dominants exposer des arguments. On n’entend pratiquement que des moqueries et des rejets, des contre-arguments, et des condamnations – stériles – à partir de « désastres ». Mais il est très difficile d’entendre des aveux d’échec, des remises en cause, des analyses a posteriori par ceux qui ont mal géré.

Tout allait si mal avec la veuve Perón qu’il fallut les militaires pour redresser l’économie. Tout alla si mal avec les militaires, qui quintuplèrent la dette du pays, qu’il fallut le libéralisme de l’UCR d’Alfonsín pour redresser l’économie. Mais on a vu que l’UCR et Alfonsín avaient triplé le nombre des Argentins qui étaient sous le seuil économiste de pauvreté, et que ce gouvernement, manifestement corrompu, avait permis une inflation record (pendant l’année des émeutes de 1989, les prix furent multipliés par cinquante). Il fallut donc le retour des péronistes avec Menem.

Menem confia la gestion à un ministre ultra-libéral, c’est-à-dire parfaitement soumis aux thèses dominantes aux Etats-Unis et dans les principaux organismes financiers de la communautés des Etats, comme le FMI, Domingo Cavallo. Ce ministre prit six ans pour arrêter l’inflation en arrimant la monnaie argentine, le peso, au dollar américain, jusque dans la Constitution. En même temps, Cavallo dénationalisa à peu près toutes les grandes entreprises nationales argentines, c’est-à-dire qu’il les vendit à des groupes étrangers. On ne pouvait faire une rupture plus radicale avec les principes mêmes du péronisme, si profondément national-bureaucratique. Cette double reconnaissance de soumission de l’Argentine au monde fut applaudie bruyamment par tout ce que le vieux monde avait de crapules dirigeantes et de gestionnaires modernistes. L’Argentine, dont les taux d’intérêt dépendaient maintenant de ceux de la Banque centrale des Etats-Unis (et dont les fluctuations ne dépendent, elles, que des nécessités des entreprises américaines, pas des petits soucis conjoncturels de l’Argentine), devint même « l’élève modèle du FMI ».

Cette gestion applaudie – mais pas dans les grands médias d’information – trouva son renversement dès 1995. La crise mexicaine, et l’évasion de capitaux qui l’accompagna, annula pratiquement tout ce qui avait été gagné entre-temps, notamment les bénéfices des privatisations, et entama puissamment les réserves en dollars nécessaire pour soutenir la parité. En 1996, la montée du dollar, auquel le peso argentin était indexé, massacra les exportations argentines. Il fallut augmenter le gigantesque emprunt qui courrait par de nouveaux emprunts pour reconstruire les réserves.

De plan d’austérité en plan d’austérité, Cavallo essaya de réduire les dépenses en taxant plutôt les salariés que la libre entreprise et en ménageant particulièrement les grands groupes étrangers qui avaient bénéficié de ses privatisations, et qui participaient de manière accélérée à l’évasion des capitaux. Mais la dette avait pris une ampleur incontrôlable (considérée comme exorbitante, quoique parfaitement approuvée par le FMI, en 1992, la dette publique avait doublé de 1992 à 1998, toujours avec l’accord du FMI, alors que la dette privée était multipliée par dix) et l’Etat était désormais obligé d’emprunter pour rembourser les intérêts, ce qui tourna à une variante moderne de l’usure, et agrandit donc la dette.

Chaque crise de la gestion dans le monde joue maintenant contre les gestionnaires argentins : c’est le cas de la crise du Sud-Est asiatique de 1997 à 1998, avec l’insurrection en Indonésie ; c’est le cas de la crise russe en 1998 ; puis de la crise brésilienne, en 1999, qui dévalue la monnaie brésilienne encore au détriment des exportations argentines, dont le Brésil est le principal partenaire commercial. Depuis 1998, l’Argentine est entrée en récession, ce qui est une calamité pratiquement honteuse dans le jargon des Etats et qui signifie que l’année suivante l’activité baisse et que le niveau de vie, les bénéfices, l’emploi, l’investissement, tout est menacé. En 1999, lorsque Menem et Cavallo perdent les élections, le nombre de pauvres et d’indigents statistique a doublé pendant les dix ans de leurs jongleries, dont la corruption n’aura été qu’un des facteurs aggravants. Leur remplaçant, De la Rúa, se distingue aussitôt par une fidélité canine au mode de gestion de ses prédécesseurs.

Désormais, la monnaie nationale, toujours égale au dollar, est considérée comme surévaluée, les puissantes provinces, qui ont largement contribué à l’endettement, émettent des bons (monnaie à crédit appelée patacón, lecop, etc.) pour payer les fonctionnaires, et l’Etat, « en virtuelle cessation de paiement » en décembre 2000, n’est sauvé que par un énième montage financier, plus qu’onéreux, par le FMI. Ce n’est là qu’un bref répit. A l’automne suivant, deux ministères de l’Economie sautent l’un après l’autre. De la Rúa rappelle Cavallo, qui devient donc ministre de l’Economie d’un gouvernement néo-UCR après l’avoir été du néopéronisme, bel exemple vivant de l’indifférenciation des deux tendances politiques dominantes. Le 4 juin, Cavallo obtient un rééchelonnement à long terme d’une partie de la dette à court terme (ce qui se paie en intérêts) et le 15 juin 2001, il accepte une dévaluation virtuelle du peso de 8 %, pourtant indexé au dollar en instaurant un « peso commercial ».

En Argentine, la tentative officielle de restructurer maintenant l’ensemble de la dette est le signal comme quoi on a intérêt à se débarrasser de ses pesos à un contre un, puisque la monnaie commence à être lâchée. Et après les multinationales ce sont maintenant les classes moyennes qui tentent, massivement, de réfugier leurs économies dans le billet vert. Cette nouvelle fuite massive de capitaux menace tout le système bancaire, qui voit soudain apparaître le spectre de la banqueroute. Le 1er décembre 2001, les liquidités des banques sont épuisées, et le gouvernement décide d’instaurer une limitation des retraits qui porte le nom de « corralito ».

Jusqu’à présent, on pouvait attribuer les crashs et les faillites à une conduite des affaires hors des règles du jeu, ou à un dysfonctionnement du système de gestion dans le monde, l’un des derniers en date étant celui de l’Indonésie, où les monnaies locales s’étaient trouvées attaquées par des investisseurs géants mais nouveaux, les fonds de pension. Le FMI, qui jusque-là présentait l’Indonésie comme une sorte de modèle, n’avait reconnu ce dysfonctionnement que trop tard, mais ses remèdes enfin avancés avaient été refusés par le dictateur Suharto, et pas parce qu’ils étaient trop tardifs. Du coup la morale était sauve : il y avait d’abord un dysfonctionnement imprévu – personne n’y peut rien (le seul reproche, c’était de ne pas l’avoir vu venir) – et ensuite une obstruction à la meilleure gestion de la part de l’Etat en danger.

Rien de tel en Argentine. Les deux partis au pouvoir depuis 1989 ont poursuivi la même gestion, à travers l’homme lige de l’autorité internationale, Cavallo. A aucun moment, le FMI ne leur a demandé de changer de politique, bien au contraire. Il n’y a eu aucun dysfonctionnement et l’Etat en banqueroute s’est toujours conformé servilement aux recommandations du FMI. On ne trouve aucune trace de reconnaissance d’une faute par cette instance financière. Et même un Cavallo affirme en 2002, envers et contre tout, qu’il était sur le point de redresser la situation, et qu’il fallait continuer dans l’effort qu’il avait exigé des différentes couches de la population (qui là ne sont pas des classes). L’Argentine était donc comme un bolide, auquel la direction de l’équipe – le FMI – assure que le moteur est en pleine forme, et que rien ne s’oppose à l’accélération, c’est-à-dire à des emprunts de plus en plus lourds. Même lorsque le mur est déjà visible au bout de la ligne droite, et qu’on sait depuis longtemps que le servile pantin au volant n’est pas Fangio, mais un embarqué volontaire dans ce qu’il ignore être un crash-test, les fonctionnaires new-yorkais l’encouragent encore à accélérer, à emprunter, à accélérer, à emprunter, mais surtout à ne pas dévier d’un centimètre de la trajectoire.

Le FMI est d’abord un gendarme sans autre arme que la crédibilité. C’est lui qui décide qui peut emprunter et qui ne peut pas emprunter. Car si cette instance décide qu’un Etat est insolvable, ou simplement puni, aucun autre ne lui prêtera, parce qu’il n’y a, alors, en cas de faillite, aucun autre moyen de se faire rembourser qu’une guerre, qui risque évidemment d’être beaucoup plus onéreuse que le remboursement qui, en cas de victoire du créditeur, augmenterait l’insolvabilité du débiteur. Mais les vieillards du FMI sont des bureaucrates bornés et étroits, qui appliquent une gestion selon des principes circonstanciels, c’est-à-dire selon des choix idéologiques arbitraires, qui varient au cours des époques. Il faut se rendre à l’évidence, après leur double échec en Indonésie et en Argentine, qu’ils sont eux-mêmes de très mauvais gestionnaires, pas cyniques mais aveugles, comme les bureaucrates le sont souvent dans l’application de leurs principes, et absolument dépourvus de crédibilité. « Le FMI continue de prouver qu’il est une institution obtuse, sans imagination et incapable d’autocritique », peut-on entendre, dans ‘Libération’, le 13 décembre 2001, de la bouche d’un chef de division d’une banque d’investissement new-yorkaise.

L’Argentine a été laissée à sa faillite. La raison principale en est que la seule solution – annuler la dette, ce que même les créditeurs pourraient financer sans trop de peine compte tenu des intérêts qu’ils ont encaissés – est impraticable par l’administration de tutelle, le FMI, parce que l’exemple serait immédiatement contagieux, tant il y a d’Etats nécessiteux. C’est donc pour maintenir ce système qu’il fallut faire emballer le Cavallo, faire accélérer l’Argentine transformée en dragster, et c’est pour maintenir ce système qu’il faut laisser les morts sur place, passer l’Argentine par pertes et profits, œuf cassé de l’omelette. Cette logique brutale n’en est pas moins logique : le crash-test est nécessaire dans beaucoup de domaines marchands ; malheureusement, en économie, on ne sait pas encore faire de crashs-tests sans personne à bord. Il n’y a donc que vue de gauche et d’Argentine que cette « gestion » apparaît comme absolument inique, cynique, absurde et profondément injuste.

 

 

Ce que sont les piqueteros

1. Pendant les grandes révoltes des années 1988-1993, l’information dominante dans le monde a opéré une première division dans la façon de parler des émeutes et des mouvements négatifs : tout en accordant autant de place aux révoltes qu’avant, elle en surévalue certaines, ce qui contribue à les mettre hors de portée de leurs alliés, comme l’émeute de Los Angeles en 1992 ; et elle sous-évalue ou passe même complètement sous silence d’autres événements similaires, comme les émeutes de Kinshasa, fin 1991, ce qui contribue également à les vaincre. On pourrait avoir l’impression qu’aux époques antérieures elle produisait le même clivage. Mais les révoltes qu’elle mettait alors en exergue étaient celles qui touchaient au plus près les centres de décision du pouvoir et elle ne taisait que ceux qui, dans l’ordre du monde, avaient lieu sur des continents ou dans des régions hors de visibilité de la domination occidentale. Aujourd’hui, la localisation géographique des centres de décision ennemis a perdu son caractère impératif, s’est « nomadisée » – selon un terme middleclass –, et une révolte à Kinshasa peut autant menacer l’ordre de la société qui se manifeste à Los Angeles qu’une révolte à Los Angeles. La différenciation stroboscopique de l’information à leur égard ne correspond donc pas au degré d’importance des révoltes dans la société, mais essentiellement à la protection d’un discours dominant. Il s’agit de séparer ces événements, de médiatiser leur unité et de rompre leur identité. Dans cette optique, il est remarquable que, depuis 1991 lorsque cette tendance à l’éclairage contrasté sans justification a été observée pour la première fois, il y a beaucoup plus de révoltes occultées et minimisées que de révoltes montées en spectacle. Parce que le sur-éclairage est une arme lourde et complexe à manier, elle ne sert finalement qu’à masquer par contraste un renouveau de la censure, dont l’information avait su se passer, pendant le dernier demi-siècle, où elle était essentiellement une presse.

C’est parce qu’il y a eu un décembre 2001 qu’on apprend maintenant dans le monde ce qui s’est passé en Argentine dans la décennie qui l’a précédé. On s’aperçoit ainsi d’une succession d’événements et de la formation, d’abord lente, puis accélérée, d’un mouvement de révolte nouveau, qui avait même échappé à l’attention d’une Bibliothèque des Emeutes. En effet, la lente prise d’élan qui commence n’a pas sa source dans l’insurrection de mai 1989, mais dans son avenir, même si ce mouvement a été freiné et récupéré par des fossiles antérieurs à 1989, qui lui ont donné une partie de son habillage, et qui ont encapuchonné de leurs trivialités économistes le danger du négatif qui trouvait là de nouvelles formes d’expression.

L’une de ces manifestations de récupération est la manie de nommer les révoltes en leur apposant le suffixe azo, comme dans Cordobazo, ce qui a pour principal effet de mythifier, c’est-à-dire de cristalliser dans une appellation vénérable un mouvement qui était fluide et insaisissable, et pour effet secondaire de réserver le nom, qui ne pourra donc plus être utilisé, ou alors en lui donnant un numéro d’ordre comme jadis pour les monarques. Ainsi, on verra un Santiagueñazo, un premier et un second Cutralcazo, un Tartagalazo, un Jujeñazo (l’azo est disputé ici, comme si la révolte qui a obtenu ce nom n’avait pas mérité ce titre), le tout aboutissant finalement aux journées de décembre 2001, que, faute de plus grand, certains ont voulu affubler du titre nationaliste d’Argentinazo – Cacerolazo, qui aurait été au moins plus juste, était déjà pris, en effet, par la révolte de février 1989 au Venezuela. Il est tout à fait remarquable, à ce propos, que l’insurrection de mai 1989, qui avait pour épicentre Rosario, ait échappé à cette officialisation, signe supplémentaire de son occultation qui signifie surtout que tous les récupérateurs qui ont tenté de parler des révoltes qui ont eu lieu en Argentine depuis, en les reliant au Cordobazo, n’ont pas osé endosser cette vague de destruction si sauvage, brusque et inquiétante, qui a donc gardé, dans son anonymat même, toute l’immédiateté de sa menace.

 

2. A la fin de la vague d’assaut mondiale de 1988-1993 a eu lieu en décembre 1993 à Santiago del Estero, une ville à quelques centaines de kilomètres au nord de Córdoba, une émeute qui, par sa brusque vivacité, sa négativité simple, appartient encore entièrement à cette vague d’assaut (l’exagération précipitée du ‘New York Times’ qui, le 18 décembre, parlait de « la pire révolte sociale depuis des années » en atteste) avant que les dernières clameurs de 1993 dans le monde soient éteintes.

En novembre, il y aurait déjà eu des manifestations dans Santiago, avec des affrontements violents avec la police (35 blessés). Et le 10 décembre 1993, une foule d’employés, d’étudiants, de syndicalistes, de retraités est venue réclamer le paiement des salaires et pensions, protester contre la politique d’« ajustement structurel » et exprimer son mécontentement de la corruption généralisée du gouvernement de la province dont Santiago est la capitale. La police qui gardait le palais du gouverneur répliqua brutalement après avoir été longuement et consciencieusement insultée par les quinze cents à seize cents personnes présentes. A cette charge suivit une contre-charge, et les manifestants, devenus émeutiers, pénétrèrent dans le bâtiment, débordant cette police particulièrement stupide, le saccagèrent et le pillèrent. Comme la foule n’était plus contrée, le tribunal et la législature puis une quinzaine de demeures de dignitaires subirent le même sort. La police ne se battit plus et, dans les quarante-huit heures pendant lesquelles il fallut attendre que des renforts de l’armée prennent la relève, cette ville d’un quart de million d’habitants resta aux mains de cette foule, qui n’étendit cette domination qu’à sa voisine, dans la même agglomération, La Banda. Le bilan officiel après la reprise a été de 9 morts, 120 blessés et 170 arrestations.

Ce fut tout. Le Santiagueñazo, dont les apologistes gauchistes voulurent faire le dépassement du Cordobazo, était terminé. Mais cette grosse émeute fut connue en Argentine, où elle montra, principalement par l’impunité consécutive (les habitants de Santiago ont gardé depuis les objets pillés, non comme du butin, mais avec plus de solennité, comme des trophées), la vulnérabilité du régime si corrompu de Menem. Il était donc possible de mettre des bornes à l’arrogance de l’Etat et à la suffisance de ses petits potentats locaux qui promenaient impunément l’étiquette de « démocrates ». Si le Santiagueñazo peut faire partie depuis de l’épopée piquetero revue et corrigée par toutes les gauches officielles, contrairement à mai 1989, c’est parce qu’il y avait là une révolte facile à interpréter et dont l’acte hors la loi était une sorte de prolongement de la revendication, alors qu’en 1989 le pillage des marchandises chez les marchands ne peut pas être endossé par tous ceux qui ont des prétentions dans la gestion. De même, jusqu’à aujourd’hui, les degauches nient farouchement que « Les supermarchés [ont été] pillés, non seulement dans le centre de Santiago, mais aussi dans ses environs, l’un d’entre eux entièrement par des enfants » (‘Echanges’ no 77, janvier-juin 1994). Alors que les attaques contre l’Etat et ses symboles font partie de ce qui est acceptable pour les gauchistes et la gauche traditionnelle, les attaques contre la marchandise en tant que moyen de communication dominant leur sont encore un tabou, qu’ils cherchent au mieux à excuser et, plus souvent, à diffamer.

D’autres affrontements et émeutes ont marqué la fin de cette époque. Pour 1994 le même numéro d’‘Echanges’ rapporte : « Les 4, 5 et 6 avril, de violentes bagarres se déroulent à San Salvador de Jujuy, province jouxtant celle de Santiago del Estero, exactement pour les mêmes raisons qui avaient amené dans cette dernière ville les salariés de la municipalité à en prendre le contrôle. » Et pour 1995 on trouve trois événements répertoriés par la Bibliothèque des Emeutes : à Ushuaia, les 11 et 12 avril, la police et l’armée attaquent une usine occupée par les ouvriers, ce qui entraîne deux jours de combat dans toute la ville : 1 mort et 25 blessés ; les 22 et 23 juin à Córdoba, après l’annonce du gouvernement UCR de la province du paiement des salaires des fonctionnaires en bons du Trésor, la grève et les manifestations deviennent des affrontements, culminant dans le sac du siège de l’UCR : 150 blessés ; enfin, l’annonce de la baisse des salaires des fonctionnaires provoque des affrontements à San Juan, à trois cent cinquante kilomètres à l’ouest de Córdoba : « Une vingtaine de personnes ont été blessées. »

 

3. Mais entre-temps, déjà, la nouvelle forme de lutte qui avait été expérimentée en mai 1989 entre Rosario et Buenos Aires, la coupure de route, avait commencé à faire des émules dans ce vaste pays où l’importance des routes avait crû en proportion à la vitesse moyenne du déplacement exigée dans le monde de la gestion. La CGT de ce San Lorenzo qui est dans la grande banlieue de Rosario utilisait dès 1992 le piquet et la coupure de route comme un moyen pour organiser la lutte syndicale, et comme arme offensive d’une grève qui a duré cent cinquante jours, selon Luis Oviedo, l’auteur d’‘Una historia del movimiento piquetero’, publié à la fin de 2001, juste avant les journées de décembre, principal ouvrage de référence sur ces nouvelles figures de pauvres modernes, en dépit des longues allégeances à l’obèse et vétuste pensée politique trotskiste, qui ont surtout pour effet un grand manque de clarté sur les faits, quelques points de vue caricaturaux sur le négatif de ce temps, et d’interminables mises en relief des pseudo-stratégies des différentes organisations de gauche. C’est seulement après son expérimentation par les émeutiers indistincts de 1989 et les salariés cégétistes en grève de 1992 que cette forme de lutte a tendu spécifiquement, mais jamais uniquement, à être associée aux chômeurs.

Dans la province de Neuquén, haut lieu de l’YPF, qui est la compagnie nationale du pétrole, les chômeurs avaient vu leurs effectifs considérablement accrus après la privatisation de l’YPF par le gouvernement ultralibéral de Menem. C’est à la fin de 1994 qu’ils organisèrent leur premier piquet de route dans la cité dortoir de Senillosa, qui se termina en une assemblée populaire qui décida d’une grève générale. A San Martín de los Andes, ce sont des réunions en assemblées qui ont formé des commissions et ont fini par se doter d’un « conseil délibérant » avec un fonctionnement sous contrôle de l’ensemble des participants : « Pusimos como condición que todo compañero que fuera electo para une Comisión tuviera mandato revocable. » Ce conseil décida ensuite des formes d’action à mener, et en particulier des coupures de route. Dans ces deux localités, et à Neuquén ville, où s’était formée une coordination de délégués de chômeurs de vingt barrios, des lieux publics furent occupés au cours de l’année 1995. L’Etat, aussi bien que les syndicats, était débordé par cet activisme au sens et au fonctionnement incompréhensibles. Et lorsqu’une ou deux têtes de la coordination furent arrêtées, ceci fut retourné par le mouvement naissant en une sorte de fil rouge : il se développa, dès ce début, un attachement profond aux victimes, arrêtées ou tuées, de la répression, qui devint presque une sorte de martyrisme. Mais comme nous le savons depuis la révolution en Iran, la mobilisation autour des martyrs, à côté de son caractère odieux et religieux, de son fétichisme de l’individu, de sa parodie de dignité, représente aussi une vitalité et une combativité qui ne se sont pas démenties en Argentine, où les noms de Horacio Panario, Alcides Christiansen (arrêtés à Neuquén en 1995), puis de Teresa Rodríguez, Aníbal Verón, Raúl Castells ou Emilio Alí sont devenus des étendards.

En avril 1996, à Neuquén, cinq mille « travailleurs » coupent les routes, en rappelant donc dès le début de son usage massif que cette forme de combat n’est pas l’apanage des seuls chômeurs. Le 24 mai a lieu le premier Congrès des chômeurs de la province de Neuquén, qui appelle à un congrès national et à une manifestation dans la capitale homonyme de la province, contre « la faim et le chômage », le 21 juin. Ce jour-là, à cent kilomètres à l’ouest, dans les villes jumelles de Cutral-Có et Plaza Huincul, la route 22 est occupée. La gendarmerie attaque le piquet, mais ses occupants (il y aurait eu jusqu’à cinq mille personnes) repoussent l’assaut ennemi. Après ce fait d’armes victorieux, les ponts qui unissent les provinces de Neuquén et de Río Negro, et plusieurs routes dans des localités voisines, sont occupés. Ce « soulèvement » de la population locale va durer une semaine, et le gouverneur de la province est obligé de venir négocier sur les barricades, qu’il parvient, en promettant beaucoup, à faire lever. C’est ce qui a été appelé le premier Cutralcazo.

Le véritable acte de naissance des piqueteros, en Argentine, est cette victoire dans le combat direct, sur la route, avec les gendarmes à Cutral-Có. Ce combat n’était pas une attaque surprise contre des policiers ou une caserne à la suite d’une colère d’un soir, non, c’étaient ces militaires, professionnels de la guerre, mieux armés, équipés et entraînés que leurs adversaires, qui avaient attaqué après avoir eu le temps de préparer leur opération contre une position insurgée, et qui en avaient été repoussés. Ce combat a permis de comprendre d’abord que la victoire, sur le terrain, était possible ; que la pugnacité, physique, avait un sens ; qu’une position offensive pouvait être tenue ; que les chômeurs pouvaient s’organiser hors des bureaucraties, et par conséquent les autres aussi ; que le piquet de route était suffisamment embarrassant pour l’Etat pour l’obliger à contre-attaquer, puis même à s’abaisser à négocier avec des ennemis si indistincts, sans représentants ni idéologie affichée.

A cette ouverture suivit l’extension. Le 6 septembre eut lieu la première manifestation de mille « piqueteros » sur la place de Mai à Buenos Aires. Dans le grand cordon de banlieues de la capitale, les organisations de chômeurs commencèrent maintenant à ébrécher le pouvoir des manzaneras, qui constituent le contrôle des pauvres mis en place par le vice-président péroniste Duhalde et surtout sa femme, Chiche. Les quartiers des banlieues sont en effet divisés en « pommes », en manzanas. La manzanera est une femme qui distribue les aides alimentaires du parti péroniste dans sa pomme, mais surtout désigne ceux qui y ont droit. Ces femmes, premier rang hiérarchique du contrôle clientéliste des banlieues, étaient rarement payées d’autre chose que de la position sociale de cette activité de kapo ; si bien qu’on commença à voir des manzaneras se joindre aux chômeurs, et réclamer un salaire, ou une indemnité. Mais surtout, le mouvement naissant montrait l’insuffisance de l’assistanat en cours, et offrait une alternative offensive à sa mainmise par le vieux parti péroniste si gangrené.

 

4. De mars à octobre 1997, c’est toute une série de manifestations contre l’Etat et les gestionnaires qui a traversé l’Argentine. « National highways were blockaded by pickets, students demonstrated and confronted the police, workers struck as did farmers, and the colla Amerindian community in Salta province besieged a huge tract of land bought by a U.S. corporation. » « In most upheavals, people, when faced with repression have fought the police instead of backing down. That is why in late March 1997 members of the Rio Negro provincial government were armed by the police to “insure their protection from social danger”. » Le creuset de cette révolte est à nouveau la province de Neuquén, avec pour épicentre Cutral-Có. Là, neuf mois d’atermoiements de l’Etat pour satisfaire les revendications promises ont maintenu une forme de mobilisation, renforcée par une grève des enseignants contre des réductions de salaires et des licenciements, largement soutenue.

Le 24 mars, c’est une grève générale de toute la province, rendue visible par l’occupation de tous les ponts avec sa voisine de Río Negro, et par une manifestation de dix mille personnes. Mais le 26, les ponts sont toujours occupés, et lorsque la gendarmerie avance pour en reprendre le contrôle, conformément à un accord avec syndicats et enseignants, les jeunes du barrio Sapere de Neuquén ville refusent cette reddition sur laquelle ils n’ont pas été consultés, et s’affrontent pendant des heures à la police : « Groups of young men from the townships, learning from the teachers, set up barricades on the highways connecting most of the province. To differentiate themselves from the earlier piqueteros, who were regarded as having sold out to the provincial governor, they called themselves fogoneros, after the fires (fogones) set near the barricades. »

Cela oblige les syndicats à décréter une continuation de la mobilisation, puis une nouvelle journée d’action « marchando sobre las rutas », dans toutes les localités de la province, pour le 9 avril. A Cutral-Có et à Plaza Huincul, ce 9 avril 1997, les chômeurs et les jeunes, soutenus par quinze mille personnes, construisent des barricades et bloquent les routes. « After several days, the governor sent the Gendarmery to clear the highways. The result was a violent battle between 400 Gendarmes and 100 youths armed with slings and sticks, which ended in the death of a woman. » Ce cadavre du 12 avril, Teresa Rodríguez, devient ensuite un des noms-clés des piqueteros, repris jusque dans la dénomination d’une de leurs principales organisations.

Le second Cutralcazo, comme on appelle cette révolte de 1997, eut des répercussions bien au-delà de Neuquén, puisque même ‘le Monde’ y consacra, le 19 avril, un article qui commence par « On aurait dit la prise de la Bastille » et qui tourne au confusionnisme dès la phrase suivante « Cela ressemble au Chiapas » ; il n’y a évidemment aucun rapport ni avec la Bastille ni avec le Chiapas. Ce sont donc trois « historiens » universitaires argentins, Camarero, Pozzi, Schneider, dans la revue ‘New Politics’, qui en livrent l’intérêt dans leur article intitulé « Unrest and repression in Argentina », publié à la moitié de 1998. On y voit en effet le début d’un mouvement piquetero fort différent de l’irrésistible progression présentée dans l’ouvrage de Luis Oviedo à la fin de 2001, où il est déjà ce monolithe incritiquable qu’il a été depuis que les partis de gauche ont réussi à usurper sa direction.

Il y a d’abord cette véritable scission entre piqueteros et fogoneros, où les piqueteros seraient ceux qui ont pactisé avec l’Etat. Cet embryon de débat, entre les jeunes et les aînés, montre avec quelle rapidité les organisations constituées ont tenté de récupérer et de contrôler les piqueteros, et comment les émeutiers les plus énergiques ont refusé jusqu’à l’appellation de piqueteros : « The fogoneros were youths between ages 14 and 20, who numbered no more than 100. They did not accept a leadership role, and had no easily recognizable ideology beyond repudiating politicians, government functionaries, and trade union leaders. » On reconnaît bien là les gueux, c’est-à-dire les pauvres modernes à l’offensive des trente dernières années dans le monde, hostiles à tout ce qui est là, et désemparés devant leurs propres succès.

Il y a ensuite le fait que le piquet est une émanation de l’assemblée populaire. Si en 1996 les délégués de la coordination étaient des délégués révocables, en 1997 une certaine institutionnalisation semble avoir dénaturé cette organisation de la parole, au point que les fogoneros ne semblent pas avoir trouvé là un terrain pour leur expression : « Though they sent representatives to the coordinating committee they rarely participated in town meetings. At the same time, the rest of the population was mobilized through the asamblea popular (people’s assembly). People participated directly in these asambleas or else through elected representatives. In addition, both town notables and local politicians (councilpersons and legislators) also participated. » Ces notables et politiciens ont rapidement réussi à s’installer dans ce nouveau cadre institutionnel : « In addition, the asamblea popular was a form of popular democracy which contrasted favourably with the formal democracy promoted by the government. Still, the control of the asamblea was always firmly held in the hands of the elite – both politicians and town notables. » Les fogoneros, dont le nom a disparu depuis, se sont donc comportés comme la critique radicale de la velléité négociatrice et de la résignation des autres pauvres, ce que nos trois historiens racontent ainsi : « Though the residents had enough sympathy with the intransigence of the fogoneros to waver in the asamblea that decided to negotiate, they were also conscious that the goal was immediate relief for the area. In this sense, faced with a political system that has proven impermeable to popular demands the townspeople turned to the streets as the only way to make their needs felt and obtain a response. » Cette sorte d’exaltation de la sagesse populaire, qui s’appuie tour à tour sur la violence de sa jeunesse radicale et sur la nécessité de négocier, lucidement identifiée comme seule voie possible, réconcilie de manière très middleclass les profonds différends du mouvement. On n’aura plus, par la suite, la confidence d’une telle dissension à l’intérieur d’un mouvement qui, par son caractère violent, toujours en marge de la légalité, souvent offensif, n’a pas dû en manquer au long de son irrésistible ascension. Dans la province de Neuquén, en attendant, un état de « soulèvement latent », où les coupures de route et les affrontements alternent avec les négociations, va durer jusqu’en octobre 1997.

 

5. Juste après, dans la province septentrionale de Salta, frontalière avec la Bolivie, apparaît le deuxième grand foyer des piqueteros : les deux villes de Tartagal (àlarécré) et General Enrique Mosconi (appelé Mosconi tout court), respectivement cinquante-cinq mille et vingt-deux mille habitants. C’est d’abord une manifestation pour protester contre la mort de Teresa Rodríguez, qui réunit « plus de mille vecinos », puis un appel à une assemblée populaire, lors de la manifestation du 1er mai, pour le 7 mai. Le 7 mai, l’assemblée réunit deux mille personnes à Tartagal, et décide de couper la route 34, sept kilomètres au sud, à Mosconi.

L’assemblée populaire était, d’après ce qu’en dit Oviedo, une assemblée absolument ouverte : « En la Asamblea Popular participaba todo el mundo y cada uno podía hablar en nombre propio. » Mais cette assemblée s’était donné un exécutif, une commission « multisectorielle », où siégeaient des représentants de secteurs déterminés. Ainsi, Oviedo se plaint de ce que « la jeunesse » ou les piqueteros de Pocitos ou Cornejo n’y étaient pas représentés, alors qu’entreprises et chambres de commerce y participent à l’égal des chômeurs et travailleurs. Le 13 mai, alors qu’une centaine de piquets bloquent toute la région, les délégués du gouverneur de la province viennent négocier avec la commission. La commission convoque l’assemblée, qui aurait été une assemblée de dix mille personnes. De nombreux points de l’accord sont rejetés ou soulèvent des questions. Ce n’est que le lendemain que l’assemblée finit par décider de lever les piquets. Mais la dispute, que l’auteur trotskiste met en évidence, à l’intérieur même de la commission multisectorielle, s’imagine aisément amplifiée dans l’assemblée. Et il a donc raison de conclure qu’en une fois et pour toujours les révoltés du Nord Salta (qu’il appelle « la direction » des piqueteros) ont dépassé l’impasse des multisectorielles : cette organisation trop large avait laissé trop de champ à ceux qui freinaient le mouvement ; les militants de gauche, débarrassés des partis traditionnels, les péronistes et l’alliance UCR-Frepaso, ne savent pas encore qu’ils devront travailler dur pour imposer leur ennui et leurs méthodes dirigistes à des pauvres plus libres, qui n’hésitent pas à se battre.

Le 22 mai, dans la même province et sur la même route, près de Jujuy (dans les pavés), la gendarmerie tente de déloger un piquet (50 blessés), ce qui provoque l’arrivée de mille cinq cents voisins, et en une semaine il y a six piquets de plus et une grève générale. C’est l’Eglise qui finit par négocier la fin du mouvement. Le 27 mai, à Cruz del Este, à cinquante kilomètres au nord de Córdoba, l’assemblée populaire rejette l’accord négocié par sa commission multisectorielle, et la révoque, hue l’envoyé de l’Etat, et insulte l’évêque. Le 28 mai, quatre mille assembléistes votent à l’unanimité la poursuite des piquets. Le 30 cependant, c’est encore l’Eglise qui parvient à mettre fin au mouvement.

Cet hiver austral est aussi le moment où le piquet prend pied dans le Grand Buenos Aires. En juillet, c’est dans sa plus grande banlieue, La Matanza, que la route 3 est coupée pendant trois jours. En août, un piquet du MIJP, mouvement des retraités, bloque le pont Pueyrredón pendant une heure avant de faire une petite balade au Wall Mart de Avellaneda, où le leader de ce mouvement, Raúl Castells, est arrêté.

En octobre 1997, lorsque les piquets de Neuquén se dissolvent lentement, il apparaît pourtant que les représentants de la société en place n’ont pas trouvé la parade contre l’articulation entre assemblées et piquets improvisés, l’un procédant apparemment de l’autre comme la poule et l’œuf. Pour récupérer les assemblées, il faut leur donner une direction, mais il faut d’abord que cette direction suive le mouvement qui se radicalise sans se laisser manœuvrer facilement ; réprimer les piquets échoue devant l’importante mobilisation des vecinos (voisins) qui viennent les soutenir, en assemblée, en soutien logistique ou en personnes. C’est un de ces moments étranges dans les conflits où tout contribue à renforcer un camp : la répression physique, les arrestations mêmes transforment les piqueteros en héros, en modèles ; taire ce mouvement lui donne raison, le dénoncer lui fait de la publicité. Le criminaliser montre la corruption du régime, le louer est apparenté à une grimace hypocrite. Aucune mesure contraire ne parvient à dissimuler que la coupure de route est efficace pour toute revendication, pour toute catégorie de pauvres qui tenterait de s’en servir. C’est un moyen simple, qui gêne l’ennemi et qui, de plus, est un exutoire direct de la violence et de la frustration dont cette société a abondamment chargé chacun et tous, pour peu qu’on soit prêt à le tenir. Ces assemblées et ces piquets sont aussi la manifestation d’une pratique retrouvée qui contraste violemment avec les vieux rites « démocratiques » usés et moqués : pendant les élections partielles d’octobre 1997, dans la province de Córdoba, un certain « Silvio » obtint cinq mille voix. Ce « Silvio » est un singe du zoo local.

 

6. En 1999, après deux années pendant lesquelles le mouvement piquetero a manifesté partout ce mélange de suivisme et de spontanéité qui est en même temps la terreur et le terreau des récupérateurs de gauche, ce sont de nombreuses organisations qui tentent de se partager ce gâteau instable. Dans plusieurs régions, les piquets isolés ont réussi à arracher des concessions. Ils tendent maintenant à s’homogénéiser, de la Terre de Feu à Tartagal, par l’intervention de militants degauches, certains venant de l’extérieur du mouvement, comme ceux du PO, Parti ouvrier trotskiste qui a contribué à constituer un Pôle ouvrier, destiné à encadrer toutes ces révoltes qu’il encourage, d’autres issus plus directement des piquets eux-mêmes, comme ceux du MTR, Movimiento Teresa Rodríguez. Mais il y a maintenant beaucoup de petits chefs à rôder autour de cette turbulence qui ne se laisse pourtant pas saisir et dominer si facilement.

A Corrientes, par exemple, se réunissent des assemblées « autoconvoquées » de chômeurs en avril et mai 1999, qui forment, en juin, une coordination indépendante de tout parti politique ou de toute expression gouvernementale et décident que « solamente reconoce como decisión soberana el mandato que viene desde las asambleas de base ». A partir de juillet, le pont qui sépare Corrientes de la province d’El Chaco sur le Paraná est occupé de façon intermittente par les assembléistes. Mais le 10 décembre, jour de l’arrivée au pouvoir de l’Alliance de De la Rúa, ce sont dix mille personnes qui ont occupé le pont, réclamant des salaires impayés ; et une semaine plus tard, comme il est toujours occupé, l’Etat lance la gendarmerie pour le reprendre. Plusieurs heures de combats, 2 morts et des dizaines de blessés plus tard, le mouvement de Corrientes est vaincu et convaincu des intentions du nouveau gouvernement, inaugurées avec autant de doigté.

A la mi-décembre 1999, la route 34 est coupée en plusieurs points autour de Tartagal, un mois après la mise à pied de cent soixante-deux employés municipaux. Ce n’est plus une assemblée populaire qui décide d’un piquet, c’est un piquet qui se constitue en assemblée. Mais cette assemblée interdit encore la parole aux partis politiques et à l’Eglise. Le 13 décembre, l’affrontement avec la police se termine par la déroute de la police. Le 23, le gouvernement de la province accepte de réintégrer les fonctionnaires mis au chômage et les piqueteros obtiennent d’autres avantages.

Cette victoire, qui n’a pas été poussée, débouche, au début de l’hiver, sur un débordement plus offensif. En mai 2000, les piqueteros sont bien obligés de s’apercevoir que les promesses qui leur ont été faites ne l’ont été que pour réussir ce en quoi la police avait échoué le 13 décembre : les déloger. Un nouveau piquet se forme donc sur la déjà célèbre route 34. Le 13 mai, la gendarmerie tente alors de forcer ce piquet isolé, qui durait depuis douze jours. Mais, à 5 h 30 du matin, il faut quand même une heure et demie à six cents militaires pour remporter cette victoire à la Pyrrhus contre trois cents piqueteros. Ensuite, cette police tente de poursuivre cet avantage dans la ville de Mosconi, en attaquant des maisons et même l’hôpital pour capturer des fuyards. Le résultat est la mobilisation de la population, pas seulement de Mosconi, mais aussi dans les autres localités du département, d’abord sous forme de procession qui promène l’image de la Vierge de Fatima, mais très rapidement, après ce renversement d’ambiance qui décontenance et interrompt l’offensive policière, de manière plus furieuse. La grève est immédiate et totale. Dans la ville, la mairie est prise, pillée et détruite. Des vitrines volent en éclats. A 9 h 30, c’est la mobilisation générale dans la ville voisine de Tartagal, dont les habitants viennent en renfort. « Durante cuatro horas hubo guerra. » Devant vingt-cinq mille personnes en colère dont beaucoup de femmes selon Oviedo, les forces de l’ordre, débordées, doivent reculer de deux kilomètres. Vers 13 heures seulement, l’Eglise parvient à établir une trêve qui sauve la police d’une vengeance depuis si longtemps méritée. Les gouvernements national et provincial sont contraints de négocier et de promettre plus qu’ils ne peuvent tenir à une commission de délégués élue par l’assemblée populaire qui tenait la rue. Le bilan officiel sera de 40 blessés et 40 arrestations.

 

7. La façon dont Oviedo raconte le piquet de La Matanza un mois plus tard montre comment on coupe les dents et les griffes à un mouvement qui est pourtant encore en pleine expansion : « En junio, 1.500 desocupados de La Matanza, organizados por la CCC y la FTV-CTA, cortaron la ruta 3 y arrancaron la promesa de 9.000 “planes Trabajar”, 650.000 kilos de comida fresca, 70.000 kilos de alimentos secos y tres unidades sanitarias. » Les piqueteros du Grand Buenos Aires n’ont pas la maîtrise de leurs piquets, il n’y a plus d’assemblée populaire, et le piquet n’émane plus de la population, mais ce sont des organisations de gauche qui « organisent » les chômeurs. Avec une direction aussi cadenassée, on ne peut pas attendre que le but du piquet de route soit autre que bassement économiste : des plans Trabajar, qui sont des pseudo-emplois d’Etat provisoires, et des tonnes d’aliments. Emplois, salaires, indemnités, bouffe en poids, libération des prisonniers et travaux publics, jamais les assembléistes coupeurs de route n’ont dépassé ces revendications si banales en regard de leur propre originalité et de leurs forces, surestimées dans la rhétorique propagandiste des groupuscules, mais sous-estimées dans l’usage de leur possible. Cette modestie, pour ne pas dire cette débilité extrême dans la revendication, cet utilitarisme triste et chiant sont bien la mesure indélébile du manque d’assurance des groupes léninistes devant un mouvement dont ils abaissent ainsi, systématiquement, la radicalité. Les deux grandes disputes de ces timides avant-gardes autoproclamées, à ce stade, sont de savoir si les plans Trabajar sont des pièges à cons, et comment contrôler en un mouvement national toutes ces révoltes éparses, problème presque insoluble pour des sectaires aussi bornés, puisqu’ils devront alors pactiser avec leurs concurrents, tout aussi sectaires et bornés qu’eux.

Il y a maintenant des coupures de route partout : à Las Mercedes, dans le Santa Cruz à Las Heras et à Río Gallegos, autour de Rosario, dans les banlieues de Buenos Aires, à Plottier près de Neuquén ; les chômeurs de Neuquén s’allient avec ceux de Río Negro, et à Córdoba il y a un congrès régional avec 80 % de délégués élus par des assemblées de barrios (Oviedo ne dit pas qui sont les autres 20 %). A Jujuy, en septembre, après la répression d’une manifestation pour réclamer des arriérés de paie, c’est une mobilisation massive, des coupures de route en six points, et la prise d’une Intendance. Et à La Matanza, en novembre 2000, on remet ça : pour quelques plans Trabajar, et quelques tonnes de nourriture en plus, trois mille chômeurs tiennent la route 3 pendant trois jours. Et puisqu’on peut donc arracher ces promesses, l’agglomération de la capitale, encore si léthargique, s’y met doucement : huit autres coupures de route ont lieu dans le Grand Buenos Aires, plus une à La Plata, et c’est reparti dans le Nord Salta.

Le gouverneur de la province de Tartagal-Mosconi a en effet eu l’idée de faire d’une pierre deux coups : utiliser les plans Trabajar pour faire construire une nouvelle route qui rendra les coupures plus difficiles. La population reprend donc la vieille route 34, tout en rappelant respectueusement que quelques promesses n’ont pas été tenues, bien entendu. Mais l’encadrement de gauche a passé le mors à la bête, comme s’en réjouit notre militant du PO : « Al frente, se encontraban nuevos dirigentes, activistas natos y organizadores clasistas. » Le 10 décembre, une fois encore à Mosconi, la police, pas découragée, essaie de déloger ce qui est déjà la cinquième coupure de route au même endroit, à 4 h 30 du matin. Un piquetero est tué (Aníbal Verón). Ce décès déclenche une colère qui va durer dix heures. A Mosconi, les émeutiers prennent le commissariat, emmènent la garnison en otage, et brûlent l’édifice. A Tartagal, après avoir détruit et pillé un hôtel, les enragés s’en prennent aussi au poste de police, libèrent les prisonniers, y mettent le feu, puis mairie, maison de la culture, bibliothèque, assurances, banques, études judiciaires, agence pour l’emploi, agence pour l’action sociale subissent le même sort ; le dépôt judiciaire est pris, avec trois cents armes et des véhicules. Et pour que cette colère noire ait quelque chose de festif, pour la première fois en Argentine pendant une émeute les journalistes, photographes et cameramen sont attaqués.

Le trotskiste qui est notre principale source se récrie : « Los piqueteros denuncian que el ataque a cinco casas comerciales fue obra de provocadores, vinculados a dirigentes políticos del oficialismo. » Une direction mature, comme le disent ces récupérateurs, se doit toujours de vociférer contre les destructions et les pillages de commerces, car il faut respecter la marchandise et les marchands. La thèse de la provocation – comme si dans une journée où la police est débandée, et où tout ce qui est haï est mis à sac, les partis officiels se disaient : tiens, on pourrait faire cinq petits pillages de boutiques, ça serait mauvais pour l’image des piqueteros, et pour leur mature direction classiste, non ? – devient ici le leitmotiv de récupérateurs qui mentent avec l’aplomb goguenard des sous-chefs qui paniquent quand ils perdent le contrôle et quand les gueux démentent en actes leurs propres préjugés religieux.

Dans la fumée des incendies, la gendarmerie reprend le contrôle de la région. Le 13 décembre, après deux semaines, l’assemblée générale des piqueteros de la région dissout le piquet en échange de quatre cents plans Trabajar au lieu de mille demandés initialement et quelques subsides. Grande maturité, se réjouit le trotskiste de service, devant cet échec, on ne pouvait pas obtenir plus. Et victoire toujours se réjouit cette plume servile : car le gouvernement a échoué dans son objectif stratégique qui était d’éradiquer la nouvelle direction classiste des piqueteros. Ouf ! Le révolution mondiale a eu chaud ! Et les piqueteros sont désormais bien encadrés par des organisateurs de classe ouvrière. On comprend pourquoi le gouvernement a échoué dans cet objectif « stratégique ».

Les petits carriéristes des partis de gauche, comme à chaque fois qu’ils sont inquiets de la turbulence de ceux qu’ils prétendent représenter, organisent une grève de trente-six heures qui s’accompagne d’un festival de coupures de route. Cette parade voit ces piquets, sans revendication et sans menace, désigner à tous ceux qui veulent les récupérer ou les réprimer ses meilleures têtes, de Neuquén à Tartagal, en passant par Rosario, Mar del Plata, Córdoba, La Matanza et de nombreuses banlieues du Grand Buenos Aires, et pour la première fois dans la Capitale fédérale même.

 

8. Au début de l’année 2001, les organisations de gauche sont de plus en plus pressées d’encadrer le mouvement, parce que sa croissance leur promet enfin une base qui sinon leur fait cruellement défaut, et parce que cette croissance est aussi une menace directe contre ce monde dont ces partis de gauche sont un premier rempart. Deux statistiques illustrent cette accélération du phénomène piquetero : au début 1996, il y avait trois cents poursuites judiciaires pour rébellion sociale, en 2001 il y en a deux mille huit cents. Et ‘La Nación’ établit cette courbe des coupures de route : 1997 : cent quarante ; 1998 : cinquante et une ; 1999 : deux cent cinquante-deux ; 2000 : cinq cent quatorze ; et 2001 : mille trois cent quatre-vingt-trois. Par rapport à l’hiver austral de 1997, où eurent lieu le second Cutralcazo et la première grande révolte de Tartagal-Mosconi, il y a donc, quatre ans plus tard, dix fois plus de coupures de route, une avalanche.

L’année 2001 va donc être une série de réunions et d’unifications, comme le premier Congrès des travailleurs et chômeurs du Nord Salta, le 9 décembre 2000, et l’apologie des coupures de route maîtrisées, comme celle de La Matanza, le 12 janvier 2001, où les six mille piqueteros, le double de novembre, tiennent six jours, le double de novembre, et qui sera surtout le théâtre des dissensions entre les deux principaux organisateurs de gauche, FTV et CCC.

Cette forêt de sigles, reflet inversé du mythe du parti unique de l’avant-garde du prolétariat, est désormais regroupée en trois grandes mouvances :

 La CTA, qui associe la FTV, que dirige Luis D’Elía, émanation de l’ex-Frepaso, parti de gauche allié avec l’UCR du président De la Rúa et le Movimiento Barrios de Pie, affilié au parti Patria Libre.
 La CCC (Corriente Clasista y Combativa), qui est l’aile syndicale et piquetero du Parti communiste révolutionnaire trotskiste.
 Le Bloque Piquetero, qui rassemble quasiment tous ceux qui peuvent être rassemblés, avec le Polo Obrero et le Futrade (Frente Unico de Trabajadores Desocupados), tous deux des émanations du Partido Obrero trotskiste, avec le Movimiento Sin Trabajo Teresa Vive, émanation du MST (Mouvement social des travailleurs), avec une Agrupación Tendencia Clasista 29 de Mayo, affiliée au Partido de la Liberación, avec un Movimiento Territorial de Liberación, affilié au Parti communiste, et avec deux groupements indépendants : Movimiento Teresa Rodríguez (MTR) et CTD - Coordinadora Aníbal Verón.

Il faut cependant noter que la domestication n’est pas encore complète, et que les gestes offensifs ne sont pas encore définitivement figés en poses défensives ni revendicatives. C’est encore dans le Nord Salta que la turbulence offensive reste la plus vive : après vingt-trois jours de piquets, avec jusqu’à cinq piquets devant les compagnies pétrolières, qui finissent par céder sur toutes les revendications, en février 2001, la coordination départementale organisa en avril son deuxième Congrès avec cent quatre-vingts délégués, où est notamment dénoncée la « trêve » conclue entre syndicats officiels et gouvernement. La coordination départementale est reconnue officiellement par le gouverneur de la province en des termes qui réjouissent le chroniqueur trotskiste : « Les dirigeants politiques sont effacés par les dirigeants piqueteros. » Bien que le caractère politique des nouveaux dirigeants ne soit pas encore reconnu, leur qualité de dirigeant l’est désormais. Mais il est bien difficile, dans cette revendication, de dire si à l’intérieur de la coordination même le rôle de dirigeant est reconnu, ou si c’est seulement une imputation sécuritaire que partagent les partis de gauche et l’Etat argentin.

A Jujuy, en mai, des centaines de chômeurs encadrés par la CCC assiègent l’agence pour l’emploi pendant huit jours. La police les attaque et les disperse le 5 juin 2001. Mais dès le lendemain une manifestation tente de prendre la ville. Le cortège s’en prend aux voitures et aux vitrines (d’après Oviedo, ce sont des policiers déguisés en piqueteros, et il s’agit d’une vile provocation !). L’affrontement avec les policiers non déguisés fait plusieurs dizaines de blessés, et 23 manifestants sont arrêtés, dont la starlette Carlos Santillán, qui, après une manifestation devant la prison le lendemain, sera relâchée avant les autres.

A la fin de mai 2001, une grève hospitalière se termine en piquet sur la route 34, rapidement rejoint et encadré par cette coordination départementale dans le Nord Salta. Le 17 juin, la gendarmerie prend d’assaut les piquets qui bloquent Mosconi et s’empare de la ville. Il y a 2 morts, dont Carlos Santillán. Razzias, arrestations, et brutalisations de journalistes, occupation de l’hôpital, la gendarmerie prend sa revanche des défaites de novembre et mai 2000. Mais comme alors, à 10 heures du matin, les pauvres de Mosconi sortent dans la rue et reprennent la cité, expulsent la gendarmerie, qui doit se contenter d’encercler la ville. La coordination départementale est le seul pouvoir antérieur à cette révolte à l’intérieur du périmètre assiégé. Le 9 juillet, cette coordination reçoit à Mosconi un congrès de deux cents délégués de tout le pays. Cette rencontre échoue, cependant, selon Oviedo, à cause d’une organisation qui s’appelle « Democracia Obrera » et qui voudrait former une « coordination nationale » sur le modèle de celle de Mosconi : le militant du PO y voit une expropriation par les Mosconites de tous ceux qui ont patiemment construit leur carrière sur le mouvement piquetero depuis quatre ans. Democracia Obrera subit donc l’anathème de tous les adversaires des vaillants militants du trotskisme, le même quolibet que la police : « provocateurs ».

En contrepoint à cette tentative d’unification, celle des partis de gauche non issus directement de la rue, mais qui l’ont ralliée par l’odeur alléchée, a lieu le 24 juillet 2001 la première Assemblée nationale piquetera, lieu de divergences idéologiques des petites stars degauches, qui montrent ainsi qui a la parole, et de quelle parole il s’agit désormais : dans le duel des deux petits patrons de chapelle, Lozano (CTA) contre Altamira (PO), ce dernier parvient même à soutenir qu’il y a, au même moment, trois cent mille piqueteros européens réunis à Gênes ! Cette absurdité, non contredite, montre que le terme même de piquetero n’a que les contours que sont en train de lui donner ceux qui en profitent. L’assemblée, qui réclame ensuite une Constituante, vote un plan de lutte avec des piquets de vingt-quatre heures pour la première semaine, de quarante-huit heures pour la seconde, et de soixante-douze heures pour la troisième. Comme avec un pareil dispositif pour le figer dans une représentation nos néodirigeants ne sont pas encore sûrs de démobiliser et de parfaitement encadrer le mouvement, ils font appel à tous les autres « secteurs » en « lutte », comme les enseignants, les étudiants, les retraités, et diverses entreprises triées sur le volet. La première semaine, il y aurait eu trois cents piquets dans toute l’Argentine et cent mille personnes mobilisées ; la seconde semaine, le mouvement faiblit mais une manifestation de quarante mille personnes (selon Oviedo) place de Mai sauve les apparences ; sur la troisième semaine, l’auteur affirme, en une seule phrase laconique fort éloignée du triomphalisme que mériterait une telle victoire dans son jargon, que les piquets se maintiennent et s’accroissent et qu’il y a eu une nouvelle manifestation massive place de Mai. Il faut donc comprendre que les néobureaucrates sont parvenus à user le mouvement dont ils assument désormais la garde.

Enfin, rien n’est sûr pour ces apprentis policiers qui font de l’équilibrisme sur un fil à haute tension. Et c’est donc dès le 4 septembre 2001 qu’ils organisent la deuxième Assemblée nationale piquetera. Cette assemblée institutionnalise un discours économiste d’Etat, en disant non à la dette extérieure, en demandant des nationalisations. Que les piqueteros sortent des revendications au ras des pâquerettes, comme le nombre de plans machin et la quantité de kilos d’aliments secs, ou encore les chiffres après la virgule pour le salaire, était tout à fait nécessaire et évident à terme. Mais que cette sortie s’effectue dans des termes d’économistes d’Etat ne correspond nullement à la logique du piquet, mais plutôt à la logique au piquet de la laborieuse vision scolaire, du siècle précédent, dont les différentes variantes gogoches sont les représentantes impénitentes. Le plan de lutte de cette prolongation d’Assemblée nationale chez les chiants était une coupure de trente-six heures (au laboratoire de l’épuisement militant on calibre déjà mieux qu’en juillet) le 20 septembre, journée qui mérite un grand bof après le bâillement. Quant à la manifestation de clôture, comme dit le Comité olympique, sur la place de Mai, c’est un bide – seulement sept mille suivistes –, ce qu’Oviedo explique par les désaccords byzantins entre les différentes tendances carriéristes, dont la sienne : « Devant cet acte d’expropriation politique en faveur du “progressisme” antipiquetero, le Polo Obrero, le MTD-Aníbal Verón, le MTR de Martino et le MIJP de Castells ont décidé de ne pas participer à la manifestation du FNP place de Mai. » Qu’on soit là dans une manœuvre pour diviser, ou simplement dans les calculs chafouins de quelques récupérateurs qui font des fixettes sur leurs propres idéologies sorties tout droit de la brocante aux idées récentes ne change pas grand-chose au résultat : on est loin des assemblées qui décidaient de tout, et en particulier de bloquer des routes jusqu’à ce que l’ennemi cède ou vienne déloger. Parce qu’il est devenu massif, le phénomène piquetero est désormais sous contrôle ; et parce qu’il est désormais sous contrôle, le phénomène piquetero devient massif, ralliant de nombreux timorés et quelques carriéristes.

 

9. Le terme de piquetero est un de ceux qui sont soudain là, dans le vocabulaire, et dont on ignore comment ils sont venus. Piquetero désigne bien quelque chose qu’on peut voir, rencontrer, encadrer. Mais les limites du sens du mot, à qui précisément il s’applique ou pas, ont glissé progressivement dans l’implicite.

Pourtant, le terme désigne clairement une activité : ceux qui tiennent un piquet, qui d’ailleurs par extension est devenu le piquet de route à l’exclusion, semble-t-il, du piquet de grève. Cette activité s’est développée massivement en Argentine depuis l’insurrection de 1989, essentiellement, au départ (malgré la CGT de San Lorenzo en 1992), pour sortir de l’encadrement des vieilles organisations qui contrôlaient la classe ouvrière. C’est pourquoi on la trouve principalement chez les chômeurs, nombre croissant de pauvres modernes que le vieux mouvement syndical n’avait pas encore embrigadés.

A partir de 1996, le piquet prend son sens moderne : d’abord il est intimement lié et dépendant d’une assemblée populaire qui, à ses débuts tout au moins, est une assemblée où la base a le contrôle sur ses représentants ; que ce soit l’assemblée qui décide du piquet, ou que ce soit le piquet qui se transforme en assemblée, c’est cet échange de paroles entre des gueux révoltés qui est le vecteur indispensable du couple piquet-assemblée ; ensuite, cette méthode de lutte révèle son caractère offensif dans le fait que les assembléistes du piquet se battent physiquement avec les forces de l’ordre lorsque celles-ci contre-attaquent. On pourrait sans doute objecter que le piquet est un geste défensif, une barrière de protection, un bout de territoire qu’il s’agit de défendre ; mais il n’est, au fond, qu’une barricade sortie des rues sur les routes, et qui attaque la ville de l’extérieur, en la bloquant. Il y a là le paradoxe de la sortie de la ville, qui était devenue le lieu unique du conflit des hommes au cours des cinquante dernières années. Mais il faut aujourd’hui considérer que les routes qui relient les villes sont une extension des villes, tout comme les campagnes sont devenues les jardins et terrains vagues des villes, depuis l’urbanisation massive du monde.

Les victoires des piquets, lorsqu’ils sont parvenus à vaincre les forces de l’ordre, ont été déterminantes dans le développement de cette méthode. Ces victoires ont toujours été ridiculisées par le manque de hardiesse dans l’exploitation même de la victoire, ce qui se lit dans les revendications minuscules qui en sont issues. La satisfaction de ces revendications a fait que les occupants du piquet ont lâché l’assemblée et le piquet comme si leur possible était donc borné à ces revendications. Jusqu’en 1999, piquetero est donc un état à un moment donné, l’état de celui qui est sur un piquet, le plus souvent assembléiste, et qui peut être salarié ou chômeur, badaud ou militant, voyou ou rêveur, loup ou mouton, sexagénaire ou impubère et même homme ou femme, quoiqu’on n’ait jamais entendu parler de piquetera.

Comme la méthode a du succès, comme c’est une méthode associée aux chômeurs et que le chômage croît, les partis de gauche y viennent. Ils ont deux motivations dans ce détour périlleux, hors de leurs traditions. La première est leur inquiétude d’être débordés par les pauvres qu’ils prétendent représenter. On les voit donc suivre, observer et rattraper le mouvement, enfin tenter de le dominer. La seconde motivation des partis de gauche est leur vieille vocation policière et économiste qui consiste à former, organiser une classe sociale. Le couple assemblée-piquet, qui était la forme la plus aboutie de la lutte gueuse évadée du prolétariat, est rattrapé par les fétichistes du prolétariat, et y est à nouveau aggloméré. Il s’agit d’abord de créer une « direction » dans les assemblées et les piquets, ensuite d’installer des militants encartés à cette direction. A partir de 1999, sauf pendant les émeutes de Tartagal-Mosconi, qui semblent avoir été le dernier lieu de révolte non noyautée, on n’entend plus parler d’assemblées avec des délégués révocables. Cette économie de l’assemblée est une interdiction de la parole. A partir de 1999, donc, les partis de gauche ont réussi à priver de parole les gueux qui utilisaient des piquets.

Depuis fin 2000 (les piquets de La Matanza en sont des archétypes), les piquets sont convoqués par des organisations politiques qui les contrôlent, qui prédéterminent souvent leur durée et leurs revendications, et négocient ces revendications et la débandade avec l’Etat. Il y a désormais des organisations piqueteros. Ces organisations ont des chefs – Luis D’Elía est typiquement le caudillo à l’ancienne, autoritaire et rusé – et des permanents. Le fait qu’il y ait des piqueteros à plein-temps change le sens du terme : le piquetero est désormais un militant, une réplique remise à jour du militant de la classe ouvrière des deux siècles précédents. Le piquetero est un ex-gueux moderne, qui s’est laissé encadrer et embrigader, qui a accepté des chefs. Piquetero n’est plus un état intermittent, mais une identité fixe.

L’explosion du phénomène des coupures de route a permis aux partis de gauche de se reconstituer une base modernisée, et une forme de lutte visible. A partir de 2001, l’essentiel du mouvement, en forte progression, est sous tutelle. Et cette forte progression n’est plus véritablement une menace pour les partis de gauche, parce qu’on devient maintenant aussi piquetero par carriérisme ou par conformisme. A la fin de 2001, avec cette constitution d’« appareils » au sens lénino-stalinien, d’abord issus de la révolte avec assemblée et coupure de route, ensuite organisant des coupures de route sans assemblées, le mouvement des gueux d’Argentine est épuisé et encadré. Dans l’épaisse langue de bois dérivée du marxisme, les gueux d’Argentine ont perdu la parole. Les groupuscules qui en ont pris la charge n’en sont pas sûrs, et les révoltés qui étaient piqueteros par intermittence, cinq ans plus tôt, ne le savent pas encore. Et l’Etat, apparemment, n’ose pas non plus y croire. Mais tout un pan de la révolte moderne a été isolé de toutes les autres formes de révolte moderne par un cordon sanitaire d’idéologie périmée et d’encadrement militant.

(Extrait de 'Nouvelles de l'assemblée générale du genre humain', 2004)